Cahiers ReMix, numéro 08, 2018

La chair aperçue. Imaginaire du corps par fragments (1800-1918)

Véronique Cnockaert
Marie-Ange Fougère
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L’imaginaire du corps par fragments…

C’est un imaginaire qui travaille autant avec les plis du vêtement que ceux du texte. C’est un imaginaire qui s’exprime dans l’oblique, car il force le regard à envisager ce qui est peu visible. De ce point de vue, les textes présentés ici en seraient de voyeurs.

Néanmoins, il n’est pas rare qu’une description de corps par fragments s’élabore à l’intérieur d’une rhétorique de l’excès, d’un excès du visible, par la multiplication des morceaux révélés. Dans ces énumérations de morceaux choisis, le corps se fait collection et devient, à force de détails, indéchiffrable. Que ce soit en littérature, en peinture ou en sculpture, différentes sortes de fragments de corps sont visibles et lisibles.

Engoncé dans ses codes et sa pudibonderie, le XIXe siècle peine à laisser le corps exister. Littérature et arts de l’époque rendent compte de cette restriction en ne laissant apercevoir des corps que des fragments. Mais en retour ces morceaux choisis se chargent de sens, se voient investis d’un potentiel dont la charge diffère d’un artiste à l’autre.

Le potentiel érogène est sans doute le plus évident: comme le faisait remarquer R. Barthes dans Le Plaisir du texte, «l’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille» et les artistes ont beau jeu de «reconstrui[re] les corps, brûlé[s] de belles fièvres», tel le Rimbaud d’À la musique. La femme devient cette fugitive dont l’artiste cherche à deviner le corps —et l’âme— dans les interstices de son échafaudage vestimentaire. Passante, il semble qu’elle abandonne sur la page ou sur la toile des éclats incarnés d’elle-même qui rythment la prose ou accentuent le trait.

Dans ce déploiement du corps fragmenté que donne à lire nombre de descriptions romanesques, le corps se fait collection et devient paradoxalement, à force de détails, souvent indéchiffrable; visible, mais éclaté, il en devient étrangement énigmatique. Ainsi, morceaux et fragments invitent à la recomposition d’un ensemble rarement homogène, sorte d’échafaudage esthétiquement subjectif où la partie peut devenir autant l’ombre du tout que sa mise en lumière, c’est selon. Au sein de ces architectures, si les corps se ressemblent, force est d’admettre que chaque partie d’eux-mêmes les individualise fortement. Le fragment de corps est un territoire en soi qui exprime moins la norme que l’exception. Aussi, le motif partiel prend une dimension fortement signifiante: inquiétant et indiciel dans la littérature fantastique, il devient désignation métonymique du caractère dans la littérature réaliste, du tempérament dans la littérature naturaliste. Une sémiologie du corps par fragments s’instaure, dont les douze études qui suivent cherchent à rendre compte.

Le comité scientifique remercie le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), Émilie Bauduin et Sarah Grenier-Millette.

Crédits de ce numéro

Comité scientifique: Véronique Cnockaert et Marie-Ange Fougère

Révision du contenu: Émilie Bauduin

Intégration du contenu: Émilie Bauduin

Édition PDF: Sarah Grenier-Millette

ISBN: 978-2-923907-72-7

La version PDF du Cahier est disponible en téléchargement au bas de cette page.

Crédits de l’image: Degas, Edgar. 1899. «Les danseuses» [Huile sur toile]

Articles de la publication

Joëlle Bonnin-Ponnier

Le Corps du mangeur dans «Les Rougon-Macquart»

Dans les vingt romans qui composent les Rougon-Macquart, Émile Zola n’a de cesse de présenter des personnages tiraillés entre le besoin vital de la faim et le maintien prescrit en société et ce, en prenant le corps de ces mangeurs comme témoin et pilier de la description. Or, les parties spécifiques de l’anatomie du mangeur qui sont soulignées au fil de la série témoignent, chacune à leur manière, d’une soumission du corps (humain et social) au manque ou à l’excès, de même qu’au désir, tout en offrant à voir les influences physiologiques des milieux sur les corps socialisés des mangeurs dans l’esprit naturaliste du XIXe siècle.

Émilie Sermadiras

La poétique du fragment dans «Sainte Lydwine de Schiedam» de J.-K Huysmans, ou comment donner forme à «un amas répugnant de bribes»

Dans son récit hagiographique Sainte Lydwine de Schiedam, Huysmans expose le corps déchiqueté et décomposé de la sainte selon un imaginaire aux croisements de l’analyse scientifique et de la spiritualité catholique doloriste. Or si la chair présentée est mise en pièces, il en va de même pour le texte qui la présente: fond et forme s’unissent ainsi autour d’une poétique du fragment qui met le corps au centre de ses préoccupations.

Bertrand Marquer

Le regard de l’anatomiste: de l’analyse au fétichisme

L’anatomiste, de par sa fonction, soumet le corps à la fragmentation. À l’aune de l’imaginaire de l’analyse, telle que définie par Michel Foucault dans Naissance de la clinique, il est ainsi possible d’observer comment le «regard de l’anatomiste», porté sur le détail des morceaux épars du corps, permet l’accès à un savoir autrement insondé dans les récits du XIXe siècle mobilisant une optique clinique, allant d’une analyse synthétique au début du siècle vers un fétichisme fin-de-siècle provoquant un renversement complet des finalités de l’herméneutique du corps fragmentaire.

Cyril Barde

La chair aperçue: piège et fétiche. Une lecture de «L’homme au bracelet» de Jean Lorrain

Dans sa nouvelle «L’homme au bracelet», Jean Lorrain met en scène une pratique de prostitution bien connue du XIXe siècle: la prostitution à la fenêtre. Celle-ci met à profit le pouvoir érotique de la fragmentation du corps grâce au cadrage de la fenêtre, au sein de laquelle les membres, têtes ou bras, émergent, afin de tenter les passants. Toutefois, cet appel fantasmatique et troublant n’est pas sans danger pour le passant de la nouvelle. Il prend par ailleurs plusieurs sens au sein du récit de Lorrain: entre fantastique moderne et mise en abyme de la fiction et de la poétique de l’auteur, le corps et ses fragments font aussi signe au lecteur.

Véronique Cnockaert

En morceaux ou pas. Poétique de L’Un et du nombre dans «Le plus bel amour de Don Juan» de Barbey d’Aurevilly

Constamment mis en tension dans l’imaginaire du corps, le fragment et l’entier évoquent bon nombre de questionnements. Dans «Le plus bel amour de Don Juan», Barbey d’Aurevilly explore ces avenues de l’Un et du nombre par la mise en scène des rapports entre l’élue que devient la «petite masque» et la lignée de conquises qui se réunissent pour honorer leur amant commun dans le récit.

Marie-Ange Fougère

La bosse amative: Nuque et désir au XIXe siècle

Que ce soit en littérature ou en peinture, la nuque revêt un potentiel fantasmatique exacerbé au XIXe siècle. Lieu de transition entre la tête et le corps, partie du corps où siège l’énergie vitale, et plus encore lieu de désir échappant au contrôle de son ou sa propriétaire, ce fragment corporel donne à lire tout un imaginaire érotique qui transparaît dans bon nombre d’œuvres littéraires et picturales.

Marc Décimo

Du sourire aux poils faciaux de la Joconde

Éminemment célèbres et énigmatiques, la Joconde et ses traits singuliers ont largement occupé les discours depuis l’époque de Léonard de Vinci. Ainsi, dès le XIXe siècle, ce portrait féminin a été soumis à des reconfigurations qui témoignent des transformations animant les représentations de la sexualité féminine, de même que des imaginaires entourant cette figure insondable et adulée par bon nombre de spectateurs.

Andrea Oberhuber

De la tête aux pieds: poses et postures photographiques du sujet moderne chez la Castiglione et Robert de Montesquiou

Sous le Second Empire et la Troisième République, le portrait photographique permet à la comtesse de Castiglione et au comte de Montesquiou d’engager un vaste projet de configuration de soi par la représentation de leur corps dans diverses poses et mises en scènes, véritable legs mélancolique assurant la postérité de l’individu photographié, tout en révélant la fugacité du sujet capté par l’objectif.

Émilie Piton-Foucault

Fragmentation et détachement du corps dans l’art de Zola et de Rodenbach

L’impossible représentation d’un corps véritablement incarné dans les arts est à la source d’une force créatrice particulièrement puissante dans la seconde moitié du XIXe siècle. Que ce soit chez Émile Zola ou chez Georges Rodenbach, l’impossible équivalence entre l’œuvre et la vie anime un rapport à la représentation du corps qui permet une observation en parallèle des pratiques artistiques de ces deux écrivains.

Jacques Poirier

Le Voyeur interdit

En ce qui a trait à la représentation du corps féminin dans les arts, l’Occident et l’Orient ont fait valoir des postures fort divergentes au XIXe siècle. Entre le nu académique des artistes occidentaux et les corps voilés et dissimulés des peintres orientaux, une opposition s’impose entre le rêve et le tabou. Voir ou ne pas voir, là se trouverait ainsi l’enjeu, tout aussi fantasmatique que dangereux, de la représentation du corps.

Hélène Heyraud

Du voile à la mise à nu: représentations d’un corps féminin symboliste

Pour les peintres symbolistes de la fin du XIXe siècle, la représentation du corps féminin devient l’enjeu de l’expression de multiples craintes et désirs. Or, ce corps se pare d’attributs vestimentaires variés qui permettent, plus encore que la monstration d’un corps nu, l’expression du fantasme par le caractère insaisissable des membres parés et voilés. De fait, le voile occupe une place de choix dans les représentations, notamment avec l’intérêt renouvelé accordé au mythe de Salomé, cette énigmatique et sensuelle «danseuse aux sept voiles». Au travers des dessins préparatoires de Gustave Moreau, nous pouvons ainsi retracer le jeu fantasmatique et profondément inquiétant de dissimulation qu’offre le voile dans l’imaginaire symboliste de la fin du siècle.

Betty Zeghdani

Le corps fragmenté de la danseuse orientale

Pour les écrivains-voyageurs de la première moitié du XIXe siècle tels que Théophile Gautier et Gustave Flaubert, seul le spectacle de la danse permet la rencontre avec ce corps fantasmé qu’est le corps féminin oriental, autrement dissimulé par les tabous moraux et religieux. Toutefois, mis en valeur à la fois par des ornements particuliers, mais aussi et surtout par la pratique de la danse elle-même, le corps de la danseuse est une apparition morcelée qui donne naissance à une poétique elle aussi soumise à la fragmentation. Dans cette aventure du corps fragmenté, l’ambition d’une connaissance anthropologique authentique doit sans cesse lutter contre la tentation d’une mythification et d’une littérarisation du corps de cette almée dont rêve une civilisation entière.

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