Entrée de carnet

L’allégorie fantastique d’une femme-truie

Zishad Lak
couverture
Article paru dans Les meilleurs vendeurs, sous la responsabilité de Pierre Luc Landry (2012)

Truismes de Marie Darrieussecq (1996) relate la transformation graduelle d’une femme en truie. La jeune protagoniste, chassée de la maison familiale, trouve un emploi dans une «parfumerie» où elle est chargée de combler les demandes sexuelles de ses clients. La narratrice intradiégétique dévoile et rejette, au fil du roman, les hypothèses rationnelles qui pourraient expliquer ses changements corporels. Les transformations physiques de la protagoniste coïncident avec des changements politiques drastiques que vit la société du récit, visant à normaliser et à épurer les divers groupes de citoyens. Après la mort de son amant, Yvan, mort dont est partiellement responsable la mère de la protagoniste, la jeune femme tâche de trouver sa mère, la propriétaire d’un abattoir, et de se venger. Sa vengeance aboutit à la mort de sa mère et à la libération des autres cochons dans l’abattoir. Désormais, la protagoniste passe la plupart de son temps en état de truie, mais quand l’occasion se présente elle retrouve une forme humaine et essaie d’écrire son histoire.

La particularité du roman réside dans son succès simultanément commercial et critique. En effet, ce premier roman de Marie Darrieussecq accepté par plusieurs éditeurs prestigieuses tels que POL, Grasset et le Seuil, s’est vendu à un million d’exemplaire dans le monde et a été traduit en trente langues. En même temps, ce récit a fait l’objet d’études écrites pas plusieurs critiques littéraires dont Colette Sarrey-Strack (2002), Shirley Jordan (2002), Andrew Asibong (2003) et Christina Horvath (2002). Ce double consensus découle sans aucun doute du vaste faisceau d’interprétations possibles que met en place ce roman en présentant un récit à plusieurs couches, chacune ciblant un lectorat particulier. Cette stratégie se montre d’abord par un titre badin: Truismes. Pris au sens littéral, le mot truisme signifie un propos trop évident. Or, la couverture met de l’avant une illustration qui est, faute d’un meilleur terme, hors de l’ordinaire: une femme nue placée à côté d’un miroir, la tête tournée vers son reflet. Son postérieur avec une queue dessinée en rose est visible. Grâce à ce miroir, on voit le reflet de ce qui serait normalement caché au spectateur, donc le visage de la femme, mais ce reflet est plutôt flou de sorte que la queue n’est pas immédiatement reconnaissable dans le reflet. Dans le contexte de cette illustration qui constitue, avec le titre, la première impression du lecteur du roman, le mot truisme peut signaler une allusion à la truie. Truisme se présente ainsi comme un mot-valise. Une première lecture du roman démontre que chacune de ses significations se révèle légitime selon le type de lecture que l’on entreprend. Les critiques littéraires semblent plus attentives aux truismes rhétoriques et aux allégories sociales que le roman met de l’avant. La présence manifeste des figures du marginal dans la société de la fiction renforce leur choix d’une lecture allégorique.

Les marginaux dans l’univers du roman sont parmi les rares personnages avec qui la protagoniste, elle-même rejetée dans les marges de la société, parvient à communiquer. Dans la parfumerie, où elle s’adonne à diverses corvées sexuelles, elle est la seule employée à accepter comme cliente, sans un sentiment de dégout, une vieille lesbienne. Réciproquement, quand les symptômes des transformations de la protagoniste la rendent peu désirable, cette cliente lui montre une rare tendresse. Quand la protagoniste apprend de la mort de cette dernière, pendue mystérieusement en plein centre d’un parc, sa naïveté l’empêche de se poser des questions. Elle observe toutefois une relation mystérieuse entre l’amante en deuil de cette ancienne cliente et un marabout africain à la recherche d’un produit pour se blanchir la peau. Celui-ci, également client de la parfumerie, est la première personne qui diagnostique la transformation en truie de la protagoniste et lui propose des traitements; diagnostic que la protagoniste rejette d’emblée au profit d’explications plus scientifiques telles une grossesse inattendue, des allergies médicales, etc. Tout comme la protagoniste, le marabout semble survivre les changements sociaux qui s’effectuent pendant le mandat d’un nouveau président dont l’objectif principal est l’éradication des classes marginales Les autres personnages marginaux sont moins chanceux; l’homme de ménage arabe à l’hôtel où la protagoniste se refugie pendant une période extrême de transformation corporelle en est un exemple. Celui-ci accommode la jeune femme à l’hôtel plus longtemps que son argent ne lui aurait permis. Les deux entament une relation à laquelle la déportation médiatisée de l’homme de ménage met fin. Cette déportation s’effectue dans le cadre du programme du nouveau gouvernement élu dont le chef, Edgar, évoque sur un mode caricatural  Jean-Marie Le Pen. Ce programme, avec son slogan «Pour un monde plus sain», vise à normaliser la société par l’éradication, entre autres, des sans abris, des animaux et des gens atteints d’une déficience mentale. L’image derrière ce slogan est une photo mi-femme, mi-truie de la protagoniste/narratrice, qui représente les anormalités qu’Edgar souhaite bannir. Cette figure d’oppression encadre l’image allégorique que le roman semble vouloir transmettre au lecteur.

De surcroît, la nature sexuelle de la relation qu’entretient la narratrice/protagoniste avec ces personnages marginalisés met en relief un autre aspect de l’oppression sociale, un sujet qui a nourri les analyses féministes du roman. Cette critique du statut de la femme dans la société contemporaine est renforcée par la figure de la truie; une truie symbolise la dérision des critères de beauté et de féminité dans la société: on retrouve parmi les symptômes de ce «truisme» une allergie aux produits cosmétiques et la pousse de poils, symptômes qui défient les stéréotypes de beauté féminine. Au cours de sa transformation, la protagoniste semble développer aussi un regard plus conscient et moins naïf sur le monde; sa narration et son langage se raffinent au fil du roman. La métamorphose se présente ainsi comme une affirmation triomphale et créatrice de soi.

L’ensemble de ces exemples de figures de la marginalité, avec cette jeune femme en particulier, ainsi que l’oppression à laquelle les marginaux sont assujettis, présentent le récit comme une critique sociale et suggèrent une lecture allégorique plutôt que littérale du récit. L’interprétation allégorique soulagera le lecteur de l’inconfort et de l’angoisse qu’il peut éprouver vis-à-vis la transformation corporelle. Une telle interprétation écarte aussi la possibilité du surnaturel qui risque de remettre en question la vraisemblance empirique du roman. La métamorphose sera dans ce cas métaphorique et moins grotesque, fournissant une matière pertinente aux analyses sociocritiques. Toutefois, l’insistance que montre la narratrice à relever ces critiques sociales  tend à les présenter plutôt comme les truismes dans le roman et signale, ironiquement, une autre possibilité d’interprétation.

L’attention méticuleuse de la narratrice aux détails de sa transformation signale la possibilité d’une lecture littérale du récit. La métamorphose physique n’entre pas d’emblée dans l’imaginaire du récit. La narratrice nous raconte d’abord ses changements corporels comme les symptômes d’une grossesse: «Mes règles ne revenaient toujours pas. J’avais de plus en plus faim, et pour varier mes repas j’apportais des œufs durs, du chocolat» (p.22). Ce n’est qu’après plusieurs avortements inutiles que la protagoniste décide d’abandonner cette hypothèse et d’opter pour une autre, toujours soutenue par l’autorité médicale. Ces changements corporels, stipule-t-elle, sont peut-être les symptômes d’une maladie ou d’une allergie aux produits cosmétiques. Sa profession périlleuse ne contredit pas de telles suppositions. Ces hypothèses mises de l’avant par la protagoniste et par son entourage, et leur impuissance à expliquer les transformations de cette dernière, laissent graduellement se cristalliser l’hypothèse de la métamorphose dans l’imaginaire du lecteur, jusqu’à ce que son évocation directe dans le roman perde son caractère invraisemblable: «Je me suis mise à grogner d’un air féroce et j’ai vu le marabout regarder dans ma direction. “Mais Edgar, il a dit en riant, où avez-vous bien pu trouver un cochon par les temps qui courent?” […] “[C]’est un cas assez intéressant, peut-être un effet de Goliath, ou alors un cocktail de saloperies diverses, je devrais faire étudier ça par mes scientifiques“» (p.110). Dans son essai Introduction à la littérature fantastique, Todorov définit le fantastique comme le moment d’hésitation entre le rationnel et le surnaturel. Le récit, d’après Todorov, opte à un certain point pour l’une des deux options: soit le surnaturel est rejeté au bénéfice du rationnel, dans quel cas le récit plonge dans l’étrange, ou bien le surnaturel est accepté comme la seule explication et le récit devient un récit merveilleux. L’allégorie, selon celui-ci, dissipe tout effet de fantastique en éliminant le doute produit par la possibilité du surnaturel. Or, dans le récit de Marie Darrieussecq, le doute fantastique demeure omniprésent jusqu’à la fin. Le surnaturel se manifeste par la description détaillée d’une métamorphose physique. Le rationnel ne se manifeste toutefois pas selon la même rigueur. L’humour, manifesté par la fausse naïveté de la protagoniste, sape la nature sérieuse du rationnel. La narratrice montre ses capacités narratives au tout début du récit et crée le suspense en provoquant le lecteur par une apologie:

Je sais à quel point cette histoire pourra semer de trouble et d’angoisse, à quel point elle perturbera de gens. Je me doute que l’éditeur qui acceptera de prendre en charge ce manuscrit s’exposera à d’infinis ennuis. La prison ne lui sera sans doute pas épargnée, et je tiens à lui demander tout de suite pardon pour le dérangement. Mais il faut que j’écrive ce livre sans plus tarder, parce que si on me retrouve dans l’état où je suis maintenant, personne ne voudra ni m’écouter ni me croire (p.11).

Darrieussecq essaie ensuite d’égarer le lecteur en présentant sa situation comme celle d’un sans abri:

Il faut avouer que la nouvelle vie que je mène, les repas frugaux dont je me contente, ce logement rustique qui me convient tout à fait, et cette étonnante aptitude à supporter le froid que je découvre à mesure que l’hiver arrive, tout ceci ne me fait pas regretter les aspects les plus pénibles de ma vie d’avant (p.12).

 Cependant, dès que le récit principal s’amorce, la narratrice, qui se distingue de la protagoniste par une distance temporelle, prend la posture de la protagoniste et le ton et le langage changent. Par son habilité narrative et linguistique, dès l’incipit du roman, la narratrice souligne la naïveté et l’innocence de la protagoniste. Ses propos prennent dès lors une forme ironique, qui fonctionne comme un clin d’œil au lecteur. Le rationnel que la protagoniste présente sous la prétention de cette naïveté perd son caractère sérieux sans pour autant dissiper le doute fantastique. En effet la dualité qui constitue ce fantastique dans le roman de Darrieussecq se place plutôt au niveau herméneutique. Le lecteur oscille, jusqu’à la fin du roman, entre deux interprétations, allégorique et littérale. La première se justifiant par l’annulation du surnaturel au bénéfice d’une métaphore et la seconde utilisant une explication graduelle de la métamorphose afin d’habituer le lecteur au surnaturel et intégrant l’humour pour la rendre légère et supportable.

Ainsi, le roman raconte une fable politique en même temps qu’il comble le désir du lecteur du roman en lui proposant une intrigue bien développée. Les métaphores sociopolitiques se manifestent de façon plutôt flagrante pour remettre en question l’aspect littéral de la métamorphose, tandis que les explications et les justifications détaillées proposent que la métamorphose soit davantage qu’une simple métaphore. L’allégorie dans ce récit, contrairement aux propos de Todorov, n’efface pas le doute fantastique; elle le maintient au niveau herméneutique par son opposition à l’interprétation littérale de la métamorphose. Cette multiplicité de choix de lecture rend le roman accessible à une large variété de lectorat, ce qui justifierait donc à la fois son succès commercial et son succès critique.

Bibliographie

ASIBONG, Andrew (2003), «Mulier sacra: Marie Chauvet, Marie Darrieussecq and the Sexual Metamorphoses of ‘Bare Life’», dans French Cultural Studies, vol. 14, no 2 [41], juin, p.169-177.

DARRIEUSECQ, Marie (1996), Truismes, Paris, POL.

HORVATH, Christina (2002), «Le Fantastique contemporain: Un Fantastique au féminin», dans Iris: Les Cahiers du GERF, vol. 24, hiver, p.171-180

JORDAN, Shirley (2002), «Saying the unsayable: identities and crisis in the early novels of Marie Darrieussecq», dans Gill Rye and Michael Worton [dir.], Women’s Writing in Contemporary France: New Writers, New Literatures in 1990s, Manchester University Press, New York, p.142-153.

SARREY-STRACK, Colette (2002), Fictions Contemporaines au féminin, Paris, L’Harmattan.

TODOROV, Tzvetan (1970), Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil.

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