Entrée de carnet
La traversée du réel. Un entretien avec Olga Duhamel-Noyer
Rencontre avec une jeune auteure dont les deux romans, Highwater (Héliotrope, 2006) et Destin (Héliotrope, 2009), constituent déjà une œuvre singulière, la plaçant d’emblée parmi les plus belles plumes de la littérature québécoise contemporaine. Ses livres explorent des territoires peu arpentés. Highwater raconte une histoire d’amour passionnelle («quelques moments passés avec Venise») dans laquelle la narratrice tente de mettre de l’ordre. Jugeant que son monologue intérieur présente des similitudes avec les couloirs et galeries d’une mine, elle décide de l’organiser à l’aide du vocabulaire et des techniques de l’activité minière. Roman sexuel et crépusculaire, Highwater témoigne d’un travail d’orfèvre sur le style et campe déjà un univers fait de faux-semblants et de pistes qui ne mènent nulle part. Dans Destin, ce sont les coïncidences entre les dates, les chiffres, les âges, les noms et les lieux qui donnent une apparence de logique à la vie du personnage principal. À travers le désordre formé par la découverte de l’amour et de la sexualité, par le SIDA et par les enfants qui naissent, le récit amène le lecteur sur des chemins sinueux épousant la forme des montagnes russes ornant la page couverture du livre. Un matin de février dernier, Olga Duhamel-Noyer nous a parlé de littérature, la sienne et celle des autres.
Julien Lefort-Favreau [J.L.F.] — Avant de passer aux choses sérieuses, peux-tu nous dire comment tu en es arrivée à la littérature? À moins que ton «entrée en littérature» ne soit sérieuse…
Olga Duhamel-Noyer [O.D.N.] — La littérature, c’est pas juste l’endroit où on se fend la poire! Comme tant de gens, j’ai toujours écrit au moins un peu. J’ai fait une École des Beaux-Arts et pour passer mon diplôme, j’ai soumis des textes, ce qui ne se faisait pas du tout. Ça s’appelait «Les cahiers de Marguerite» et c’était un truc un peu poétique. En même temps, ça ressemblait à ce que je fais maintenant. J’ai tout perdu ou jeté, je me rappelle de trois phrases et c’est tout. Quand je suis partie de chez mère, j’écrivais beaucoup: j’avais commencé un cahier qui s’appelait «Les hivers des soleils bleus».
[J.L.F.] — Tu as donc écrit plusieurs textes avant d’écrire ton premier roman?
[O.D.N.] — Oui, et petite, je lisais comme une éperdue. Je lisais sans arrêt pendant les vacances. Je lisais beaucoup de choses qui étaient dans la bibliothèque de ma mère qui enseignait la philo. Je me rappelle que c’était très compliqué quand on partait en vacances en Europe, ma mère et moi, parce qu’il fallait amener le plus de livres possible. Il fallait absolument avoir un livre par jour chacune. J’avais deux shorts, trois t-shirts, un maillot de bain et vingt-cinq livres de poche. Une fois, durant un de ces voyages, j’ai eu l’impression de perdre complètement la tête. J’avais lu tellement de livres inquiétants! Toutes les filles lisaient des livres qui faisaient peur, mais moi ça me faisait vraiment peur. L’île aux trente cercueils, ça m’avait complètement perturbé. Quand je l’ai lu, pendant une semaine je n’ai plus dormi de la nuit. Ça a été le seul moment dans ma vie où j’ai approché de près la folie qu’on enferme! J’avais peur de tout, j’étais vraiment affolée!
[J.L.F.] — Tu avais des lectures «populaires», mais est-ce la découverte de la «vraie littérature» qui t’a vraiment formée?
[O.D.N.] — Arsène Lupin m’a beaucoup plu. Mais à un moment, il y a eu la grande littérature: Rimbaud, Lautréamont, je ne les lâchais plus. Il fallait que je les aie avec moi tout le temps, que je les apprenne par cœur. Je voulais relire toujours les mêmes choses. La vraie vie était là.
[J.L.F.] — En lisant tes livres, j’ai un peu de mal à dire par qui tu peux être influencée, sinon par Duras.
[O.D.N.] — C’est vrai que j’ai été très impressionnée par cette femme, par les entrevues, par ce qu’elle raconte, par sa manière de parler, d’habiter le monde, d’habiter l’écriture.
[J.L.F.] — Tu en es devenue amoureuse, pas que de l’œuvre, mais de la femme, de son aura, de son charisme, de sa vie…
[O.D.N.] — Amoureuse de la femme, c’est trop dire. C’est tout de même quelqu’un de peu recommandable! Mais sa manière d’être à la fois dans l’écriture et dans la parole m’a fascinée. Je suis aussi fascinée par la difficulté de son œuvre mêlée à son succès populaire. Elle est l’auteure de L’Amant et elle est aussi l’auteure de Abahn Sabana David, dont elle dit quelque part: «Je l’ai relu et je ne comprends rien !» Ça me plaît, j’adore ça !
[J.L.F.] — Tu écris dans Highwater que la «[…] sexualité n’est pas un facteur d’épanouissement.» Qu’est-ce alors?
[O.D.N.] — Je vais répondre à cela en revenant sur les auteurs qui m’ont marquée. J’ai commencé à lire Duras vers dix-sept ans à peu près, mais aussi Proust qui m’a vraiment habitée. J’ai toujours eu l’impression que dans la littérature française du vingtième siècle, il y avait eu Proust dans la première moitié du siècle, et Duras dans la seconde. Et puis, il y a aussi Pierre Guyotat, Éden Éden Éden. Je l’avais vu à la télé, il disait comment le plaisir physique, ce n’est rien du tout. J’ai mûri cette phrase durant beaucoup d’années. Pour moi, Guyotat, c’était tellement le fleuve puissant qui se jette dans l’océan sexuel du réel! Je voulais qu’il nous dise: «La sexualité c’est formidable, c’est libérateur, on va être satisfait.» Mais ce n’était pas du tout ça, et ça me troublait. J’ai compris beaucoup plus tard ce qu’il voulait dire, mais j’étais encore tellement pétrie de ce discours sexualiste qui n’a aucun intérêt. Je n’ai peut-être pas pensé directement à Guyotat pendant Highwater, mais je voulais dire la même chose. Tous ces discours sur le bien-être de la sexualité, sur l’orgasme érigé en pilule du bonheur, n’ont aucun intérêt. La sexualité, située sur un plan d’immanence, comme dirait l’autre, est vraiment quelque chose d’immense, mais qui ne s’organise certainement pas autour de l’orgasme ou du bien-être. C’est beaucoup plus trouble, beaucoup plus grand que ça aussi. Il y a quelque chose d’infini avec la sexualité, on ne sait pas où ça nous conduit. Dans Highwater, il y a l’obsession de cela: tout est sexuel, tout est obscène. Il y a une espèce de passion de l’obscène. Mais il n’y a jamais de satisfaction du corps.
[J.L.F.] — Il y a quelque chose dans Highwater de l’ordre du leurre. La narratrice croit voir quelque chose, mais elle voit autre chose. Or, c’est toujours sexuel.
[O.D.N.] — D’une certaine manière, avec le leurre, c’est plus sexuel encore! Je pense juste à une scène dans la campagne où la narratrice, tapie dans le noir, est témoin d’un accouplement. Elle croit voir une verge s’enfoncer dans un sexe. Et puis, en s’avançant pour voir mieux, elle se rend compte que c’est un godemiché. Ce qui surgit de ce leurre est, à mon sens, encore plus sexuel, plus impur. Comme si toute la scène basculait subitement dans un autre stade de l’obscénité. Tu crois voir quelque chose, mais c’est autre chose encore qui surgit. Ça fonctionne exactement comme le personnage du travesti. Le fait qu’il soit habillé en femme et qu’il ait un sexe masculin, est excessif, sur-sexuel.
[J.L.F.] — Le roman épouse la forme de la mine, du gisement abandonné d’Highwater.
[O.D.N.] — La structure formelle m’intéresse, m’obsède. Mais ce n’est certainement pas un élément qui structure véritablement le texte. C’est un peu une fausse structure. Il n’y a pas de clé. S’il y en a une, elle est à jamais perdue! On pourrait aussi bien se mettre en mode psychédélique et dire qu’il faut lire ce livre à l’envers treize fois et qu’alors, quelque chose d’incroyable apparaît.
Le véritable Highwater est un endroit assez fascinant pour moi, où j’ai tourné pas mal en voiture. Au temps de la prohibition, il y avait un hôtel. Il y avait aussi une mine. L’alcool a coulé à flot là-bas et l’argent aussi. Les maisons sont encore là, mais elles se sont effondrées et les arbres ont repris possession des sols et de l’espace. En écrivant Highwater1Highwater est un village dans les Cantons de l’Est, à la frontière des États-Unis., je pensais sans arrêt à comment le temps passé disparaît dans le noir —je ne sais pas comment le dire autrement. La minute où je vais parler va immédiatement disparaître dans le noir, dans le passé. L’idée, c’était de creuser des espèces de galeries pour retrouver cet espace noir. L’activité minière est quelque chose d’étonnant et d’inquiétant. Le noir du temps révolu me semblait pouvoir être couplé sur cette activité, vraiment mystérieuse pour moi, qui consiste à forer les sols pour en extraire des gisements.
[J.L.F.] — Comment as-tu pensé à Destin, que je trouve beaucoup plus lumineux qu’Highwater?
[O.D.N.] — Je voulais faire un roman moins difficile. J’avais envie d’écrire un texte plus fluide, moins oppressant, moins souterrain, un roman justement plus lumineux. Au début du livre, la narratrice a 13 ans: c’est les vacances, elle va au bord de l’eau, le long de la promenade avec les terrasses toutes aménagées pour le plaisir de l’été, elle marche comme ça. Elle va rencontrer une très jeune fille. Ces séquences ont été écrites dans la nostalgie absolue de ces étés où le soleil éclabousse le réel. Tous les étés, ce bonheur fou du bord de mer revient… Dans Destin, on n’arrive pas tellement à se fixer. Il y avait une structure formelle au départ, plus apparente, avec des en-têtes de chapitres, j’ai presque tout enlevé. Il reste de cette fausse structure formelle des nombres et des mots qui se reflètent les uns dans les autres, des anagrammes qui donnent une cohésion étrange à tous ces endroits un peu éclatés.
[J.L.F.] — À quel point es-tu préoccupée par le style quand tu écris?
[O.D.N.] — Disons que je suis davantage aux prises avec l’histoire qu’avec le style. Le style, c’est une obsession très ancienne pour moi, alors que l’histoire, c’est assez récent… J’ai beaucoup réécrit pour Destin. Je couple, je replace, je déplace pour être au plus près de l’histoire. Il faut dire que je ne suis pas une passionnée des romans intensément narratifs. Les romans dans lesquels l’histoire prime largement sur la découpe particulière du réel que le texte présente m’ennuient bien souvent. Je ne retiens pas souvent la fin et je dois faire un effort soutenu pour mémoriser le nom des personnages. Ça ne m’empêche pas d’aimer le polar par exemple, peut-être parce qu’il y a là une esthétique qui est dans le deuxième degré, très codée. Mais les péripéties et rebondissements multiples d’un certain type de livre, ce n’est vraiment pas ce qui me passionne. Proust, Duras ou même Rimbaud, ils inventent un pan du monde, ils donnent à voir un pan du monde que je ne pouvais pas voir, c’est ce que j’aime chez eux. On arrive dans un monde dans lequel on ne pensait pas pouvoir aller. Je lis aussi Wittgenstein depuis très longtemps: des fois, j’ai l’impression de le comprendre et d’autres fois cette impression s’éloigne de moi. Il a une manière très singulière de mener son questionnement philosophique. Je trouve son esthétique extraordinaire.
[J.L.F.] — Tu dis que tu ne comprends pas toujours… Tu aimes plutôt ne pas comprendre, non?
[O.D.N.] — Oui, c’est vrai, je dois le reconnaître. Je ne comprends pas grand-chose dans le monde et ça me va.
[J.L.F.] — Aimerais-tu que tes lecteurs aient cette impression?
[O.D.N.] — Je veux faire des choses qui soient claires… Wittgenstein, d’une certaine façon, c’est très clair, une clarté limpide. C’est incompréhensible, mais pas parce que c’est opaque. Je voudrais m’éloigner encore de l’opacité. C’est peut-être fantasmatique, mais je voudrais écrire pour des gens qui ne sont pas super littéraires. C’est ce que je voulais faire avec Destin. Non pas que j’aie honte d’Highwater. J’aimerais d’ailleurs encore faire des livres incompréhensibles et obscènes, mais d’autres aussi plus clairs, en continuant d’avancer, d’errer dans ce même réel. L’exaltation de l’imagination, ce n’est pas mon truc. Il me semble que la littérature n’est pas et n’a jamais été une affaire d’imagination —fétichiser l’imagination comme si l’écriture était en dehors du réel, comme si elle était un songe, ça ne me plaît pas. La littérature se fait dans le réel, et ça n’a rien à voir avec l’autobiographie ou l’autofiction. Qu’elle parle de ma vie, de celle des autres, de celle d’inconnus ou encore de la vie de personne du tout, la littérature, même la littérature fantastique, est une traversée du réel. Elle ne se fait pas dans un petit coin de la tête complètement coupé de l’épaisseur du réel.
- 1Highwater est un village dans les Cantons de l’Est, à la frontière des États-Unis.