Entrée de carnet
La lecture coupable
Œuvre référencée: Jelinek, Elfriede. Lust. Paris, Le Seuil, coll. «Points», 1996, 281 pages.
Volupté, envie, plaisir, luxure, désir. Autant de mots qui auraient pu traduire en français le titre allemand de ce roman de Jelinek que l’on a finalement laissé intact, par souci d’en préserver la polysémie. Lust se voulait initialement un contre-projet à L’Histoire de l’œil de Georges Bataille1L’Histoire de l’œil fait partie des récits pornographiques de Bataille, dans lesquels l’acte sexuel est considéré par bon nombre de critiques comme l’expérience de la transgression. Il s’agirait en fait d’une métaphore de l’écriture littéraire, vue comme pratique transgressive du langage. Par contre, d’autres critiques, provenant majoritairement des études féministes, voient plutôt les textes de Bataille comme une manifestation de la domination patriarcale (cf. Susan Suleiman, «La pornographie de Bataille: Lecture textuelle, lecture thématique», Poétique, vol. 16, n° 64 (nov. 1985), pp.483-493)., mais Jelinek s’est révélée incapable de construire une esthétique pornographique selon une perspective féminine. Ainsi explique-t-elle son «échec»: «il ne PEUT y avoir de langue spécifiquement féminine du plaisir et de l’obscénité, parce que l’objet de la pornographie ne peut développer de langue qui lui soit propre2Entretien avec Elfriede Jelinek, propos recueilli par Yasmin Hoffmann, dans Elfriede Jelinek, Lust, o p.cit., p.280.». Selon l’auteure, la seule option qui s’offre aux femmes est de dénoncer le langage pornographique en le ridiculisant. C’est d’ailleurs un ton ironique qui domine toute la narration de ce roman. Lust met en scène, dans une villa bourgeoise, les ébats d’un couple auxquels assiste parfois leur jeune fils. L’homme, directeur d’une usine de papier, n’attend de sa femme qu’une seule chose: qu’elle soit toujours prête à satisfaire ses moindres pulsions sexuelles. De nombreuses scènes de violence et d’obscénité, comme celle-ci, se succèdent:
Il la retient par les cheveux comme s’il tenait encore le volant. Approchant du dénouement, frémissante, sa queue s’abat dans les broussailles. Au dernier moment il dérape, parce qu’elle se crispe. L’homme lui assène un coup de poing dans la nuque, oriente puissamment la voix dans sa direction (p.162).
Dans une tentative d’échapper au contrôle de son époux, Gerti, complètement ivre, s’enfuit du domicile conjugal et rencontre Michael, un jeune étudiant en droit, qui devient son amant. Ce dernier se révèle cependant tout aussi violent que le mari qui l’a faite fuir et il la viole en compagnie de ses amis lors de leur deuxième rencontre. De retour à la maison, Gerti s’accroche tout de même à ce nouvel espoir et, quelques jours plus tard, trompant la vigilance de son mari, elle s’enfuit à nouveau et se dirige chez son amant, qui refuse de lui ouvrir. Hermann rattrape alors sa femme et la viole dans la voiture, sous les yeux de Michael qui se masturbe derrière la fenêtre. Finalement, Gerti tue son fils en lui recouvrant la tête d’un sac de plastique et abandonne son corps dans une rivière à proximité.
L’envers du roman psychologique
Sur le plan formel, l’une des particularités les plus visibles de Lust est certainement le fait que la voix narrative envahisse tout le roman. En effet, la narratrice fait sentir sa présence à tout moment à travers les nombreux commentaires, jugements et digressions dont le texte regorge. Ainsi, l’instance narrative s’affirme dans sa posture de médiatrice en assujettissant le récit à sa vision subjective. L’histoire racontée semble alors n’être plus qu’un prétexte à l’instauration de cette voix qui deviendrait, en quelque sorte, l’essence même de ce roman.
De plus, le lecteur remarquera aisément que, dans Lust, les personnages perdent toute consistance psychologique. En effet, l’individualité des protagonistes semble être compromise en raison de leurs lacunes identitaires: bien qu’ils aient des prénoms, ceux-ci ne sont révélés qu’après un certain moment —à la page dix-neuf pour l’homme et à la page cinquante-neuf pour la femme— et sont, par la suite, rarement utilisés. On leur préfère les simples dénominations «l’homme» et «la femme», ce qui a pour effet de contribuer à établir Hermann et Gerti comme modèles universels de la masculinité et de la féminité. Les personnages ne sont donc plus que des représentants de leur genre et de leur classe sociale. Leurs motivations psychologiques sont évincées au profit d’une description de leurs comportements, qui joue volontairement sur l’ambiguïté entre le cas particulier et le général. En ce sens, l’écriture de Jelinek relève davantage de la sociologie que de la psychologie: plutôt que de montrer l’évolution d’un personnage tout au long d’un parcours linéaire, elle tente de mettre au jour les structures sociales qui expliquent et déterminent les comportements décrits.
La structure linéaire de l’intrigue est aussi abandonnée dans Lust. Jelinek a plutôt opté pour une série de tableaux qui s’inscrivent dans la discontinuité. Hormis quelques passages un peu plus continus, les scènes qui nous sont présentées, et en particulier les scènes de sexualité, sont rarement ancrées dans une temporalité précise et ne relèvent pas d’une logique causale. On a affaire ici davantage à une logique de l’accumulation, où les scènes reprennent sans cesse des actions semblables, comme pour cristalliser les comportements décrits dans la généralité.
La marchandisation de la femme
Au-delà de la structure, qui en favorisant l’inscription de l’histoire dans une visée universelle contribue à instaurer une véritable critique sociale, ce sont les thèmes du pouvoir et de l’autorité qui soutiennent la charge critique du roman. En accordant tous les pouvoirs à Hermann, le texte joue à établir des parallèles entre l’épouse et les prolétaires qui, tous, subissent les abus d’autorité du directeur: «L’homme neutralise la femme de tout son poids. Pour neutraliser les ouvriers qui alternent dans la joie travail et repos, sa signature suffit, nul besoin de peser sur eux de tout son corps» (p.20). Ainsi, en un seul homme se condensent deux crimes: l’exploitation capitaliste et l’exploitation sexuelle de la femme. Le rapprochement entre ces deux crimes est de plus en plus clair à mesure que l’on comprend que la relation maritale représente en fait une forme de prostitution et que la femme reçoit des compensations matérielles pour son travail sexuel. Gerti se voit d’ailleurs décrite comme une employée: «Via catalogues [Hermann] procure à sa femme force lingerie affriolante, afin que chaque jour son corps puisse se présenter décemment à son travail3Précisons ici que la femme n’a aucun emploi, son «travail» consistant à satisfaire, à tout moment, les désirs sexuels de son mari.» (p.36). De même, à l’image de l’État qui légitime l’exploitation capitaliste, la violence au sein du mariage est cautionnée par l’Église: «La société chrét. qui jadis les maria, leur a accordé ce divertissement. Le père peut savourer la mère à l’infini, la froisser, ainsi que ses vêtements, jusqu’à ce qu’elle n’ait plus peur pour ses secrets4Le mot «chrét.» est écrit ainsi dans le texte. Jelinek utilise fréquemment de telles abréviations avec des mots qui ne portent pas à confusion. Dans le texte original, elle a opté pour «christl.» au lieu de «christlichen».» (p.135).
Ces parallèles entre la femme et les travailleurs insistent sur le fait que, dans la vision du monde du directeur, Gerti n’échappe pas aux règles de la société marchande. La narratrice ironise d’ailleurs sur l’attitude de Hermann qui, constatant la disparition de son épouse, se tournerait davantage vers son assureur que vers la police: «Le directeur a-t-il déjà contacté son assurance, pour éviter que sa femme ne le remplace tout simplement par un citoyen plus jeune?» (p.133). Contestée par la narratrice, la conduite du directeur suscite également la dérision lorsque celui-ci pousse jusqu’à l’absurde l’appropriation de sa femme: «Depuis quelque temps il a aussi interdit à sa petite Gerti de se laver, car même ses odeurs lui appartiennent» ( p.59). Le pouvoir exercé par Hermann, excessif et arbitraire, est donc constamment l’objet de l’ironie de la narratrice.
L’exploitation et l’abus de pouvoir qui semblent tant critiqués par le roman débouchent cependant sur un étonnant paradoxe: tout en critiquant l’autorité, la voix narrative se montre elle-même très autoritaire. En effet, la narratrice met en évidence son pouvoir sur la fiction qu’elle raconte: «Oui, aujourd’hui il y a du soleil, ainsi en ai-je décidé» (p.174). Elle se présente alors comme une créatrice qui tire toutes les ficelles de l’histoire qu’elle met en scène. Sa présence autoritaire dans l’œuvre se confirme également par ses manifestations idéologiques, qui passent par de nombreux jugements sur les personnages. Elle qualifie par exemple Michael de «trou du cul» (p.204) et dit de Hermann qu’il «n’a pas de cœur» (p.145). Ces interventions contribuent à instaurer un rapport de force entre le texte et le lecteur, au détriment de ce dernier qui voit son pouvoir d’interprétation réduit au maximum à la suite de telles indications. Ainsi la narratrice reconduit-elle avec le narrataire les mêmes gestes autoritaires qu’elle s’évertue à dénoncer chez Hermann et chez Michael.
Détruire le plaisir de la lecture
Dans son essai L’effet-personnage dans le roman5Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, 271 p., Vincent Jouve divise l’instance lectorale en trois parties, dont l’une d’elles, le «lu», est surtout liée aux plaisirs inconscients de la lecture et à une certaine forme de voyeurisme. C’est sur cette composante que semble jouer Lust lorsque la narratrice s’adresse au narrataire. En effet, les diverses interventions qui mettent en scène le lecteur contribuent à associer le plaisir de la lecture avec le désir sexuel des personnages masculins du roman, assimilant du coup la lecture à une sorte de perversion. C’est ce qui se produit ici par exemple: «De son bijou [celui de Gerti] ne part plus qu’une étroite sente où lui, l’étudiant, homme instruit et d’humeur clémente, se tient et attend, ainsi que tous mes lecteurs, le moment de pouvoir enfin y retourner6La connotation sexuelle est beaucoup plus explicite dans le texte original: «Von ihrer Muschi führt nur noch ein schmales Wegerl weg, wo er, der Student, mit all meinen Lesern steht und wartet, daß er, gebildet, mild in seiner Witterung, wieder herein darf», Elfriede Jelinek, Lust, Hambourg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1989, p.145.» (p.154). Dans cet extrait, «bijou» est la traduction de «Muschi», un terme populaire qui désigne les parties génitales de la femme. La curiosité des lecteurs est ainsi comparée au désir de Michael, ce qui tend à mettre en évidence la perversité inhérente à l’acte de lecture.
Jouve associe le plaisir voyeuriste de la lecture à la figure de l’enfant qui surprend ses parents pendant l’acte: «Le lecteur, seul comme l’enfant de la scène primitive, observe des personnages qui, à l’instar du couple parental, ignorent qu’ils sont observés7Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, op.cit., p.91.». Or, dans Lust, cette figure est fictionnalisée à travers le fils qui espionne constamment ses parents. Cet enfant pourrait ainsi être une représentation du lecteur ou, du moins, d’un certain type de lecteur. Mais il faut alors se rendre jusqu’au bout d’un tel raisonnement: la finale du roman, dans laquelle Gerti assassine son fils, représenterait donc aussi la condamnation de ce regard pornographique qui participe à l’objectivation de la femme. Cette critique devient de plus en plus évidente à mesure que le rapport au lecteur se fait plus condescendant. En présentant une structure atypique et une suite d’événements qui tend à repousser le lecteur, Lust décourage l’œil lubrique et la narratrice se moque d’une telle posture de lecture: «Avez-vous toujours plaisir à lire et à vivre? Non? Vous voyez bien» (p.181).
En somme, la structure de Lust attribue à l’histoire une valeur exemplaire qui la fait apparaître comme une critique acerbe des rapports d’appropriation dont la femme est victime. En ce sens, l’œuvre de Jelinek peut paraître se détacher de la production contemporaine: alors qu’un certain mouvement de retour au récit est observé, les textes de Jelinek, et Lust en particulier, semblent dénaturer le récit afin de l’assujettir à la critique sociale. Ainsi, non seulement le plaisir du lecteur n’est-il pas convoqué dans l’œuvre; il est ce que Lust cherche à détruire. On peut dès lors rappeler la célèbre distinction de Roland Barthes:
Texte de plaisir: celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance: celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage8Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil (Points – Essais), 1973, p p.22-23..
Lust, qui présente une logique déceptive, s’inscrit de toute évidence dans la seconde catégorie. En condamnant l’acte même de lecture, la narratrice confine le lecteur à une zone d’inconfort et le prend au piège. Ainsi, Jelinek marque son opposition à toute une tradition occidentale de récits pornographiques écrits par des hommes, pour des hommes, en s’attaquant à la lecture complaisante de ces œuvres qu’elle désigne, au final, comme un acte coupable.
- 1L’Histoire de l’œil fait partie des récits pornographiques de Bataille, dans lesquels l’acte sexuel est considéré par bon nombre de critiques comme l’expérience de la transgression. Il s’agirait en fait d’une métaphore de l’écriture littéraire, vue comme pratique transgressive du langage. Par contre, d’autres critiques, provenant majoritairement des études féministes, voient plutôt les textes de Bataille comme une manifestation de la domination patriarcale (cf. Susan Suleiman, «La pornographie de Bataille: Lecture textuelle, lecture thématique», Poétique, vol. 16, n° 64 (nov. 1985), pp.483-493).
- 2Entretien avec Elfriede Jelinek, propos recueilli par Yasmin Hoffmann, dans Elfriede Jelinek, Lust, o p.cit., p.280.
- 3Précisons ici que la femme n’a aucun emploi, son «travail» consistant à satisfaire, à tout moment, les désirs sexuels de son mari.
- 4Le mot «chrét.» est écrit ainsi dans le texte. Jelinek utilise fréquemment de telles abréviations avec des mots qui ne portent pas à confusion. Dans le texte original, elle a opté pour «christl.» au lieu de «christlichen».
- 5Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, 271 p.
- 6La connotation sexuelle est beaucoup plus explicite dans le texte original: «Von ihrer Muschi führt nur noch ein schmales Wegerl weg, wo er, der Student, mit all meinen Lesern steht und wartet, daß er, gebildet, mild in seiner Witterung, wieder herein darf», Elfriede Jelinek, Lust, Hambourg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1989, p.145.
- 7Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, op.cit., p.91.
- 8Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil (Points – Essais), 1973, p p.22-23.