Entrée de carnet

La femme qui hait les hommes qui n’aiment pas les femmes

Pierre-Paul Ferland
couverture
Article paru dans Les meilleurs vendeurs, sous la responsabilité de Pierre Luc Landry (2012)

Avis de l’auteur: Cette lecture dévoile de nombreuses informations relatives au dénouement de la trilogie.

Si on se fie aux données du site web officiel de la maison d’édition Nordstedts, 62 000 000 d’exemplaires de la trilogie de romans Millénium de Stieg Larsson auraient été vendus à travers le monde en date du 28 novembre 2011 (The World of Millenium, 2010: en ligne). Les adaptations cinématographiques de la série, produites en Suède par MBox Studios, ont généré 215 millions de dollars mondialement, selon Box Office Mojo (en ligne). Et ce n’est pas fini. Hollywood, par l’entremise des studios Sony, a lancé sa propre adaptation du premier roman de la série réalisée par David Fincher en 2011. Comment expliquer un tel engouement pour ces romans? La revue britannique The Economist énumère quelques aspects de Millénium qui expliqueraient son attrait: un langage épuré et direct, des héros mystérieux et éprouvés, une mise en scène des conflits entre le «monde ordinaire» et les «riches et puissants», l’atmosphère nordique froide et sombre (2011: en ligne). À ces éléments particuliers que la revue suggère s’ajoutent les caractéristiques essentielles du polar à succès qu’on trouve dans Millénium: poursuites endiablées, cadavres mutilés, violeurs, pédophiles, sociopathes et tueurs en série sadiques, le tout incorporé à une trame narrative enlevante où les milliardaires et PDG d’entreprises corrompus côtoient le trafic de drogues, d’armes et de femmes, alors qu’une vaste conspiration des services secrets suédois trahit la démocratie constitutionnelle du pays. Il serait toutefois faux d’admettre que cette série se contente de respecter une quelconque «recette» de polars à succès. Au contraire, à travers son intrigue abracadabrante, Millénium met en scène une réflexion approfondie sur des enjeux sociaux négligés.

Selon moi, Millénium tient d’un sous-genre particulier du polar, à savoir le «roman noir», qui privilégie l’observation des conséquences de la criminalité, plutôt que du roman policier traditionnel qui se concentre davantage sur la résolution d’une énigme. Norbert Spehner énumère, dans son ouvrage Scènes de crimes. Enquête sur le roman policier contemporain, des caractéristiques du roman noir, un produit d’origine américaine né dans la foulée des hard-boiled fictions des années 1920: ces romans montrent «la décrépitude morale des protagonistes, la noirceur du cœur humain et la violence qui ravage la société» (2007: 10). Parmi les auteurs de ces romans noir américains, nous pensons notamment à Dennis Lehane qui, dans Gone Baby, Gone (1998) ou Mystic River (2002), s’interroge sur les effets traumatisants de la pédophilie et sur le statut judiciaire des enfants négligés par leurs parents. Dans cette foulée, Millénium se distingue quant à lui du polar d’investigation par une réflexion morale singulière sur la violence faite aux femmes.

Je propose de lire la trilogie Millénium en fonction de cette réflexion sur la banalisation des sévices que les hommes adressent aux femmes que Larsson développe à partir du personnage de l’antihéroïne Lisbeth Salander. Selon la rumeur1Susan Donaldson James rapporte cette histoire en s’appuyant sur les témoignages des proches de Stieg Larsson (2010: en ligne)., Larsson aurait conçu le personnage de Lisbeth Salander en se souvenant d’un événement traumatisant de son adolescence. Il aurait été témoin d’un viol collectif et il ne serait pas intervenu pour aider la jeune victime nommée Lisbeth. Dans la trilogie Millénium, le personnage de Lisbeth Salander a été témoin des abus sexuels de son père sur sa mère depuis sa naissance, puis a été elle-même torturée dans un hôpital psychiatrique dans son adolescence et violée par son tuteur légal à l’âge adulte. Celle qu’on décrit comme antisociale et qu’on a diagnostiquée schizophrène paranoïaque renonce aux protections judiciaires (un témoin avec un tel passé psychiatrique n’a aucune crédibilité…) et choisit de se faire justice elle-même puis d’entamer une croisade –digne d’un vigilante des comic books américains– contre tous les hommes qui abusent des femmes. C’est ce portrait paradoxal du personnage de Lisbeth Salander qui donne un attrait supplémentaire à Millénium, au sens où ce protagoniste échappe aux classifications morales, éthiques et légales d’une société décrite comme patriarcale et brouille la frontière entre folie et lucidité. Salander apparaît alors comme un sujet insaisissable, d’une complexité remarquable. Dans cette lecture, j’examinerai ce personnage selon trois points de vue, qui m’ont été suggérés par le paratexte de chaque tome de la trilogie. Je traiterai d’abord de la conscience morale particulière de Lisbeth Salander –une sorte de manichéisme hors-la-loi combiné à l’exécution de la loi du Talion–, ensuite de son «éthique sélective» par rapport au contrôle de l’information et au droit à la vie privée, et enfin de son statut psychiatrique particulier qui se retrouve tributaire d’un ensemble de normes sociales fondamentalement arbitraires. Tous ces éléments mettent en évidence l’ambigüité de cet individu qui bouleverse l’ordre social, juridique et moral d’une société reposant sur des certitudes caduques.

«Je suis un porc sadique, un salaud et un violeur»: Lisbeth Salander et la morale

Stieg Larsson place en exergue de chacun des chapitres de Les hommes qui n’aimaient pas les femmes une statistique sur la violence que subissent les femmes en Suède et sur l’absence de conséquences judiciaires que les gestes engendrent. De telles statistiques véhiculent bien sûr un message dénonciateur, à savoir que les agressions passent généralement sous silence et que lorsqu’une femme se plaint, personne ne la croit. Ces statistiques sont accompagnées dans le texte de descriptions crues des violences physiques et sexuelles que subissent les femmes, dont Lisbeth Salander que son tuteur viole à deux reprises. Cette écriture naturaliste de l’horreur provoque un malaise qui permet au lecteur d’adhérer à la vision du monde controversée de Lisbeth Salander. Par exemple, après avoir été violée pour la première fois par son tuteur Nils Bjurman, Salander se résigne: «Dans le monde de Lisbeth Salander, ceci était l’état naturel des choses. En tant que fille, elle était une proie autorisée, surtout à partir du moment […] où elle avait des piercings aux sourcils, des tatouages et un statut social inexistant» (Femmes, p.235). Pour contester cet «état naturel», Lisbeth Salander choisit d’endosser le rôle d’une justicière qui œuvre selon son propre code moral manichéen où il y a, d’un côté, les femmes et, de l’autre, les «porcs», «fumiers», «salauds» et «violeurs». Mikael Blomkvist résume: «On ne peut rien lui faire faire contre sa volonté. Dans son monde, les choses sont soit « bonnes », soit « mauvaises », pour ainsi dire» (Allumette, p.286). C’est pourquoi elle choisit de combattre le feu par le feu: lors de la troisième tentative de viol de Bjurman, elle le fait chanter en lui montrant l’enregistrement de son deuxième viol puis elle lui tatoue la phrase «Je suis un porc sadique, un salaud et un violeur» sur l’abdomen. Elle l’avertit que s’il revoit une femme ou la retouche, elle le tue. Ces actions indiquent que Lisbeth Salander ignore les lois sociales –les policiers et les tribunaux ne l’ayant jamais écoutée de toute façon– et se façonne une conscience morale absolue. Il s’agit d’une sorte de retour par la négative aux héros de polar plus traditionnels. À l’intégrité d’un Hercule Poirot ou d’un Sherlock Holmes se substitue la morale tout aussi intègre mais complètement antisociale et hors-la-loi de Lisbeth Salander. Contrairement à Salander, un antihéros tel Sam Spade, le détective privé de Dashiell Hammett dans The Maltese Falcon (1930), conserve une certaine conscience judiciaire et écarte le meurtre de ses possibilités. Quant à Salander, si l’agression le justifie, Mikael Blomkvist est convaincu que son amie serait capable de tuer: «Il lui faut une raison pour tuer –elle doit être menacée à l’extrême et provoquée» (Allumette, p.322). La violence, dans Millénium, semble la seule réponse possible à la violence. La police n’est pas incompétente; elle est absente, voire complice d’une conspiration qui minimise la violence faite aux femmes.

Pour tout dire, la violence chez Larsson est une part essentielle des individus. On ne devient pas violeur; on l’est. Lisbeth Salander refuse toute relativisation du comportement des hommes. Dans Les hommes qui n’aimaient pas les femmes, lorsqu’elle capture le tueur en série Martin Vanger en compagnie de Mikael Blomkvist, elle rejette toute circonstance atténuante pouvant expliquer son comportement (que les avocats de la défense évoqueraient sans doute lors du procès), c’est-à-dire le lavage de cerveau et l’inceste que son père Gottfried Vanger lui a fait subir: «Je crois que tu te trompes, [dit-elle]. Ce n’est pas un tueur en série malade qui a trop lu la Bible. C’est simplement un fumier ordinaire qui hait les femmes» (Femmes, p.382). Salander refuse l’étiquette de victime, même pour désigner Harriett Vanger qui a pourtant été violée par son frère et son père. Lisbeth Salander lui reproche plutôt d’avoir fui et de ne pas avoir adopté un comportement similaire au sien: «Harriett Salope Vanger. Si elle avait fait quelque chose en 1966, Martin Vanger n’aurait pas pu continuer à tuer et à violer pendant 37 ans» (Femmes, p.492). Son souhait s’exaucera lors du dénouement de l’action. Martin Vanger découvre que Blomkvist veut le livrer aux autorités et décide de l’éliminer. Or, Lisbeth Salander sauve la vie in extremis de Mikael Blomkvist et entraîne le tueur dans une poursuite sur les routes de la Suède, dont il ne sortira pas vivant. Le résultat la satisfait: Martin Vanger ne torturera plus de femmes dans son sous-sol. Ces actions illustrent le devoir que Lisbeth Salander s’est donné d’empêcher les hommes de violenter les femmes. Elle-même, après avoir été violée, ne demande pas d’aide: «Ces centres [pour femmes en détresse] à ses yeux étaient pour les victimes, et elle ne s’était jamais considérée comme telle» (Femmes, p.244). Elle décide par conséquent de prendre le contrôle de la situation, devenant à son tour un bourreau. Pour Lisbeth Salander, bien qu’il existe une opposition claire entre les «bons» et les «méchants», elle n’est pas doublée de la dichotomie «victime»/«tortionnaire»; au contraire, les pures victimes apparaissent plutôt comme des lâches. Sa conscience, bref, se situe au-delà des mécanismes sociaux complexes qui mettent en contexte les comportements criminels, leur donnant des causes et des explications. Elle privilégie une approche qu’un de ses amis associe à une mission divine:

Quoi qu’elle fasse, c’était peut-être Juridiquement Douteux mais pas un crime contre les Lois de Dieu. Car contrairement à la plupart des gens, Holger Palmgren était certain que Lisbeth Salander était quelqu’un d’authentiquement moral. Son problème était que sa morale ne correspondait pas toujours avec ce que préconisait la loi (Allumette, p.164).

 Cette interprétation du comportement de Lisbeth Salander indique que son absolutisme moral correspond davantage aux lois divines, c’est-à-dire qu’à défaut de suivre les lois des hommes, Salander serait dotée d’une morale exemplaire qui départagerait clairement le Bien et le Mal. Certes, un tel pouvoir paraît excessif. Pourtant, à travers l’appareil rhétorique de Larsson, où les manifestations de violence masculines écrasent toutes les femmes –le réseau de prostitution juvénile dirigé par le père de Salander, Alexandre Zalachenko, en étant l’exemple parfait–, où l’appareil judiciaire cautionne ou ignore ces abus –la Säpo garde l’existence de cet espion surnommé Zala secrète, des juges et policiers font partie des clients qui violent les adolescentes–, la violence des hommes apparaît tout autant absolue dans cette civilisation corrompue. Seule une attitude extrême comme celle Lisbeth Salander peut équilibrer les forces.

Informatique et informations

«Tout le monde a des secrets, répondit-elle imperturbable. Il s’agit seulement de découvrir lesquels» (Femmes, p.55).

Le paratexte de La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette met en évidence des équations que Lisbeth Salander tente de résoudre dans ses temps libres, notamment le dernier théorème de Fermat. Salander jouit d’une mémoire photographique et d’un quotient intellectuel extrêmement élevé. Ses maladresses sociales combinées à son intelligence portent Mikael Blomkvist à croire qu’elle a le syndrome d’Asperger, une forme d’autisme (Femmes, p.498). Quoiqu’il en soit, la passion de Salander pour les mathématiques et pour l’informatique indique son besoin d’échapper au monde actuel et de se réfugier dans des constructions tantôt abstraites, tantôt virtuelles. Les mathématiques sont aussi une métaphore du tempérament particulier de Lisbeth Salander. Elle affectionne sa «logique pure» qu’elle perçoit comme «un puzzle logique avec des variations à l’infini –des énigmes qu’on pouvait résoudre» (Allumette, p.31). Ces manipulations fondamentalement abstraites «plais[ent] au sens de l’absolu de Lisbeth Salander (Allumette, p.32). La passion de Salander peut s’expliquer aisément par cette abstraction: les chiffres sont à la fois objectifs et absolus, tout comme sa conscience morale. Ceci dit, le jeu mathématique lui sert également dans le monde «réel», car elle utilise les mêmes manipulations logiques pour son métier de hacker. La démarche du hacker d’ailleurs n’est-elle pas le simple prolongement de l’activité du mathématicien? Il n’existe pratiquement pas de différence entre la résolution d’une équation et la création d’un code informatique permettant de décrypter le mot de passe d’un pare-feu pour pénétrer sur un réseau. D’ailleurs, que cette violation de la vie privée constitue un acte illégal ne semble pas inquiéter Lisbeth outre-mesure.

En fait, la morale absolue de Lisbeth Salander anéantit toutes ses réflexions éthiques. Sa prise de pouvoir absolue dans le monde virtuel pallie à son impuissance absolue dans le monde réel. À ce moment, les droits et libertés perdent leur sens. Par conséquent, elle utilise impunément les informations qu’elle dérobe sur les ordinateurs de ses rivaux pour parvenir à ses fins de vengeance, de contrôle ou de manipulation. Avec ses talents de hacker, elle observe la vie privée de ses cibles sans même se soucier de leurs droits légaux. «La vérité était […] qu’elle aimait fouiner dans la vie d’autrui et révéler des secrets que les gens essayaient de dissimuler» (Femmes, p.334). Par contre, Mikael Blomkvist s’oppose aux activités de son amie. Larsson décrit Blomkvist comme un journaliste fondamentalement intègre –à la question à savoir pourquoi il est journaliste, il répond: «Je crois en une démocratie constitutionnelle, et de temps en temps il faut la défendre» (Reine, p.419)– qui s’affaire à démasquer la corruption des grands de ce monde.2Stieg Larsson s’est inspiré de sa propre expérience de journaliste pour créer cet alter-ego. Il a lui-même fondé le magazine Expo qui, à l’instar de Millénium, traque entre autres les regroupements d’extrême-droite. Ainsi, lorsqu’il découvre le talent de Salander, il tente de la raisonner. Il entame une discussion sur l’éthique et la vie privée: «Quand j’écris un texte sur un fumier dans le monde bancaire, je laisse de côté par exemple sa vie sexuelle. […] Même les fumiers ont droit à une vie privée» (Femmes, p.346). Lisbeth réplique avec «le principe de Salander»: «Un fumier est toujours un fumier et si je peux lui nuire en déterrant des saloperies sur lui, c’est qu’il l’a mérité» (Femmes, p.346). Bref, selon ce principe, la protection de la vie privée est une responsabilité individuelle et non un droit garanti par la démocratie constitutionnelle.

Ainsi, à défaut de jouir d’un quelconque pouvoir social, juridique ou économique, celle-ci possède un pouvoir virtuellement illimité dès qu’elle se connecte à un ordinateur. Jean-François Lyotard, dans La condition postmoderne (1979), fait d’ailleurs de l’accès à l’information le moyen fondamental d’obtenir du pouvoir dans le contexte des sociétés industrialisées.3Lyotard postule que l’informatique transforme le savoir en «marchandise informationnelle» qui «est déjà et sera un enjeu majeur, peut-être le plus important, dans la compétition mondiale pour le pouvoir» (1979: p.15). C’est pourquoi, malgré ses réticences éthiques, Blomkvist finit par utiliser les informations que lui fournit Salander, sachant qu’il peut se cacher derrière le principe d’anonymat des sources pour masquer leur provenance illégale. D’ailleurs, Blomkvist utilise régulièrement la menace  de «jeter en pâture aux médias» (Reine, p.25) des individus pour obtenir leur coopération. Gunnar Björck, un agent de la Säpo qui a profité des prostituées mineures de Zala, lorsque Blomkvist le confronte, craint d’ailleurs plus le scandale médiatique que les conséquences juridiques que ses actes engendreront. Tout se passe comme si, dans Millénium, seul le pouvoir de l’information (décuplé par la tribune médiatique) et la connaissance des vices cachés des individus puissants (et violents et oppresseurs) parviendrait à restaurer la dignité de ceux qui ne cautionnent pas cet environnement où l’économique et le juridique obéissent au même ordre patriarcal.

En plus du pouvoir de l’information, Salander jouit d’un statut social enviable lorsqu’elle rejoint un cénacle de hackers dans un forum illicite nommé ironiquement Hacker Republic, statut qui diffère diamétralement de son état officiel (on la considère comme une schizophrène incapable de gérer ses biens). Salander s’ouvre à ce cercle restreint et anonyme tout en préservant méticuleusement les détails de sa vie privée au monde extérieur. C’est pourquoi elle ne parle pas aux autorités –elle résout des équations mentalement pendant ses interrogatoires–, aux médecins, et ne fréquente que quelques personnes de manière irrégulière. Cette situation comporte sa part d’ironie, à une époque où les médias font leurs choux gras des histoires d’hameçonnage chez les internautes naïfs. À l’inverse, les prédateurs sexuels dans Millénium appartiennent au monde réel, tandis que le virtuel favorise la solidarité. Salander résume son attrait pour le monde virtuel:

Elle se demande pourquoi elle, qui avait tant de mal à parler d’elle-même aux personnes qu’elle rencontrait face à face, révélait sans le moindre problème ses secrets les plus intimes à une bande de farfelus totalement inconnus sur Internet. Mais le fait était que si Lisbeth Salander avait une famille et un groupe d’appartenance, c’était justement ces fêlés complets (Reine, p.319).

La socialité informatique des hackers se fonde sur un principe sélectif d’aristocratie d’esprit. Il faut suivre un rituel de mots de passes avant de pouvoir se connecter à leur forum secret, on ne peut entrer dans ce groupe sélect que si un des membres nous réfère. Une fois admis dans ce cercle, on partage gratuitement des connaissances et des programmes, on organise des opérations collectives et on se manifeste une solidarité sans bornes: lorsque Salander leur confie ses déboires, certains utilisateurs proposent de pirater le réseau bancaire de la Suède au complet. Hacker Republic valorise des rapports sociaux égalitaires, fondés sur l’amitié et la complicité. De plus, dans cet univers où règne une hiérarchie «horizontale», on ignore la fidélité à un État et on refuse de vendre son savoir à des corporations (comme en fait foi leur attentat contre une compagnie de Californie ayant plagié l’un d’eux). Tous les membres de cette république, d’ailleurs, semblent être des individus ostracisés dans le monde «réel»: son ami le plus proche, Plague (de l’anglais pour «la Peste»), bénéficie d’une pension d’invalidité. Trinity, un des fondateurs de la république, répare des lignes téléphoniques à temps partiel. Salander, quant à elle, a choisi le pseudonyme polysémique de «Wasp» («guêpe» en anglais, un surnom relatif à son style de boxeuse) qui peut aussi être une référence ironique à l’acronyme de White Anglo-Saxon Protestant, qu’on utilise en général pour désigner un groupe homogène d’individus d’origines anglaises, choyés, qui détient une quantité démesurée du capital social et économique et qui, par conséquent, impose ses coutumes, sa langue et sa culture au reste du monde. Le hacking représente pour Lisbeth une façon d’exercer ses facultés mentales dans un cadre abstrait (donc sécuritaire) et de prendre le pouvoir sur le réel à partir du virtuel. Ceci dit, ce désir maniaque de fréquenter le Web donne également des munitions à ses adversaires, qui remettent en question sa santé mentale en soulignant qu’elle refuse d’habiter la réalité. C’est d’ailleurs sur toute cette question de l’état mental de Lisbeth Salander que repose l’intrigue de La reine dans le palais des courants d’air, où Lisbeth doit légalement se réinsérer dans la société qu’elle rejette pourtant (et qui l’a rejetée).

Construction sociale de la folie: une prophétie autoréalisatrice

 «Les innocents, ça n’existe pas. Par contre, il existe différents degrés de responsabilité» (Allumette, p.421).

Consciente du pouvoir de l’information et de la connaissance des secrets des individus, sachant que d’une part son statut de folle discrédite tous ses dires et que d’autre part on interprètera toutes ses assertions comme des marques de sa folie, Lisbeth Salander protège sa vie privée avec acharnement. Seul Blomkvist parvient à déceler ses secrets –sa mémoire photographique, ses talents de hacker et plus tard, le viol de Bjurman. Malgré tout, son attitude et son apparence physique suffisent à ses adversaires pour alimenter l’illusion de sa schizophrénie. Salander devra se battre pour qu’on la reconnaisse comme lucide. Les citations en exergue des chapitres de La reine dans le palais des courants d’air réfléchissent en l’occurrence sur la place des femmes guerrières, qu’on peut associer à Salander, dans l’Histoire. Remettant en question l’existence des Amazones –des chimères inventées de toutes pièces par les historiens–, le narrateur réhabilite l’armée des Fons qu’on néglige car ces femmes de couleur se battaient contre les colonisateurs blancs.4Selon l’ouvrage historique Amazons of Black Sparta de Stanley B. Halpern, l’armée de femmes de Dahomey, en Afrique de l’Ouest (aujourd’hui le Bénin), serait la seule armée féminine dont on peut prouver l’existence. Formé au XVIIe siècle, cet effectif militaire de 6 000 soldates a affronté d’abord les Yoroubas, puis les colonisateurs français. Elles ont été battues par des troupes françaises en 1892 lors de la Deuxième guerre du Dahomey. Ce paratexte indique que la guerre est désormais lancée et que Salander représente une sorte d’archétype de la femme abusée qui entre en guerre contre l’ordre établi. Cependant, cette guerre se situe en territoire ennemi: la Cour.

Lors de l’ultime confrontation entre Salander et Alexander Zalachenko, son père abusif, à l’issue de La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette, Zala fusille Salander et l’enterre vivante, mais elle survit et parvient à le mutiler à coups de pelle. Mikael Blomkvist arrive en premier sur les lieux et escorte Salander à l’hôpital. Bien que Salander soit innocentée du double meurtre survenu dans La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette (pour lequel on recherche désormais Ronald Niedermann, le bras droit de Zalachenko), on l’inculpe pour tentative d’homicide sur son père, avec le but de l’interner de nouveau et la réduire au silence. Lors du procès, le plaidoyer du procureur repose sur l’évaluation d’un psychiatre corrompu et pédophile, Peter Teleborian, qui interprète tous les agissements de Salander comme exemplaires de sa folie. Larsson, par le biais de ce personnage malveillant, indique que la psychiatrie, bien qu’elle soit une science, demeure inexacte et tributaire de l’interprétation d’un individu. La schizophrénie de Salander devient ainsi une sorte de «prophétie autoréalisatrice». Selon Jean-François Staszak, «une prophétie autoréalisatrice est une assertion qui induit des comportements de nature à les valider» (1999: p.44). Teleborian, en ce sens, fait figure de l’autorité de l’oracle. Cette prophétie de Teleborian stipulant la folie de Salander, les individus modifient leur perception pour admettre cette possibilité comme une réalité.5Un des cas les plus reconnus de prophétie autoréalisatrice est «l’Effet Pygmalion» démontré en sciences de l’éducation par Robert Rosenthal et Lenore Jacobson (1971), effet selon lequel un professionnel de l’éducation peut influencer l’évolution d’un élève en émettant une hypothèse sur son devenir scolaire. L’état de Salander est d’autant plus une construction subjective qu’il se fonde non pas sur des observations réelles –Salander refuse de parler à Teleborian et aux policiers– mais sur une herméneutique complètement boiteuse de son attitude et de son accoutrement. La narration décrit Salander comme «une fille pâle, d’une maigreur anorexique, avec les cheveux coupés archicourt et des piercings dans le nez et les sourcils» (Femmes, p.43). Elle arbore plusieurs tatouages, dont un immense dragon qui orne tout son dos. Il n’en faudra pas plus pour que Teleborian insinue que ses tatouages tiennent de l’automutilation, que les piercings relèvent du fétichisme et que sa maigreur indique des tendances anorexiques, voire la toxicomanie ou un mode de vie qui baigne dans la prostitution. À l’inverse, Mikael Blomkvist voit ce costume punk-gothique qu’elle porte en public comme une sorte de carapace:

Il se rendit compte que Lisbeth Salander était déguisée. En temps normal, elle s’habillait n’importe comment et manifestement sans le moindre goût. Mikael avait toujours pensé qu’elle ne s’attifait pas ainsi pour suivre la mode, mais pour indiquer une identité. Lisbeth Salander marquait son territoire privé comme étant un territoire hostile (Reine, p.590).

Cette opinion de Blomkvist met en évidence que le diagnostique psychiatrique dépend avant tout d’une interprétation. Du point de vue social, Salander a une liaison avec Miriam Wu, une militante lesbienne notoire qui détient une boutique d’accessoires sexuels et fréquente les Evil Fingers, un groupe de musique metal composé de femmes elles aussi lesbiennes et dont les paroles parlent vaguement du satanisme. Non seulement Teleborian utilise-t-il ces fréquentations pour indiquer que Lisbeth Salander souffre d’une quelconque déviance, mais le procureur fait couler ces informations dans certains journaux à potins pour qu’on fasse de Salander une «lesbienne sataniste» avec un passé psychiatrique, donc une sociopathe dangereuse selon la logique sensationnaliste de ces tabloïds. L’avocate de Lisbeth Salander rejette bien sûr toutes ces interprétations montées de toutes pièces en mentionnant qu’elle-même, «citoyenne respectable», a un tatouage et un réseau social qui comporte des lesbiennes, sans pour autant qu’elle soit une meurtrière. On voit bien comment Teleborian détourne à son avantage le discours psychiatrique en insistant sur l’idée selon laquelle le comportement marginal de Salander correspond à la folie. La lucidité dans Millénium s’associe donc dangereusement au simple respect de la doxa d’ordre patriarcal.

L’ironie de ce dispositif tient à ce qu’on donne l’autorité symbolique de trancher entre le «lucide» et le «malade» à un individu lui-même désaxé. On apprend que Teleborian aime séquestrer ses patientes avec l’approbation muette de la société: «Peter Teleborian, lui, était à l’abri derrière un rideau de papiers, d’estimations, de mérites universitaires et de charabia psychiatrique. Aucun, absolument aucun de ses actes ne pouvait jamais être dénoncé ou critiqué. L’État lui avait donné pour mission d’attacher des petites filles désobéissantes avec des sangles» (Allumette, p.412). L’utilisation de l’énumération (des distinctions administratives de Teleborian), de la répétition («aucun, absolument aucun»), de vocabulaire connoté («charabia»), d’une métaphore («un rideau de papiers») et des italiques dans ce passage accentue son effet dénonciateur. Le scandale que Larsson met en évidence remet alors en question la légitimité de la psychiatrie: «Une science qui n’a pas trouvé sa légitimité n’est pas une science véritable, explique Lyotard, elle tombe au rang le plus bas, celui d’idéologie ou d’instrument de puissance» (1979: p.64). Seule la possibilité de pénétrer dans son ordinateur pour discréditer Teleborian (et révéler au monde qu’il possède une collection de clichés érotiques d’enfants) pourra permettre à Lisbeth Salander de remporter ce procès contre Teleborian et les institutions sociales qui légitiment son savoir scientifique en se basant sur son intégrité personnelle et professionnelle.

C’est toutefois le récit scabreux d’un viol dont Salander aurait été victime sur lequel Teleborian s’appuie le plus pour prouver sa schizophrénie. Ce récit tiendrait d’un fantasme paranoïaque, selon le psychiatre. Or, la diffusion devant la Cour de l’enregistrement du viol en question anéantit son plaidoyer. Encore une fois, c’est en diffusant ouvertement une information privée que Salander triomphe. Chez les «méchants» dans la trilogie Millénium (le psychiatre Peter Teleborian, l’espion Alexander Zalachenko, l’avocat Nils Bjurman, le dirigeant des services secrets Gunnar Björck, le PDG d’entreprise Martin Vanger, etc.), il existe donc une nette dialectique entre l’espace public qu’ils dominent en vertu de leur capital symbolique, économique ou juridique, et l’espace privé où ils abusent de leur statut aux dépens de femmes parce qu’elles sont, justement, des femmes. Tout se passe comme si l’autorité sociale se transposait dans le privé où le pouvoir se déchaînerait. Lisbeth Salander en contrepartie incarne cet individu exclu des instances sociales officielles (de tous les points de vue) qui parvient à violer l’espace privé de ces hommes en pénétrant sur leur ordinateur et c’est seulement en renversant cet état, c’est-à-dire en les menaçant de rendre publiques ces informations par le truchement des médias, qu’elle peut accéder à la légitimité officielle.

Conclusion: Millénium comme roman féministe?

La réflexion morale de Larsson semble proposer que l’ordre mondial est désormais dépourvu de morale, et que seuls des justiciers bénéficiant du pouvoir de l’informatique et de l’information tels que Mikael Blomkvist et Lisbeth Salander peuvent renverser cet ordre social. Ces deux individus incarnent en quelque sorte les deux côtés d’une même médaille: Blomkvist évoque un être d’éthique et de morale intègre (qui utilise son pouvoir immense à bon escient) tandis que Lisbeth Salander habite en dehors de l’éthique et obéit à sa propre morale fondée sur un Absolu: il faut empêcher les hommes d’attaquer les femmes. C’est dans cette dynamique idéologique particulière que les héros de Millénium se démarquent des autres personnages de romans policiers qui, plus souvent qu’autrement, appartiennent à l’appareil judiciaire ou coopèrent avec celui-ci. Certes, le personnage du «policier corrompu» est devenu un cliché redondant du polar étasunien. Or, dans le cas de Millénium, les policiers en tant qu’individus ne sont pas corrompus: c’est tout l’ordre social qu’ils défendent avec intégrité qui est corrompu.

Cette nette prise de position de Larsson sur la violence faite aux femmes nous incite à réfléchir sur la portée idéologique de ce roman. Autrement dit, peut-on considérer Millénium comme une série de polars féministes? Une lecture du seul passage autoréflexif de la trilogie6Ce passage est d’autant plus singulier qu’il s’agit du seul procédé romanesque dans toute la trilogie qu’on pourrait associer aux esthétiques postmodernes ou contemporaines. semble indiquer que le texte de Larsson se réclamerait d’une telle étiquette. Le passage en question se consacre à critiquer avec ironie la récupération de l’étiquette «féministe» par certaines maisons d’édition. À un certain moment, Mikael Blomkvist lit un roman que la quatrième de couverture vend comme «féministe»: «Le roman racontait les tentatives de l’auteur pour mettre de l’ordre dans sa vie sexuelle pendant un voyage à Paris et Mikael se demanda si on l’appellerait féministe si lui-même écrivait un roman avec un vocabulaire de lycéen sur sa propre vie sexuelle» (Femmes, p.149). On comprend alors que le roman Les hommes qui n’aimaient pas les femmes, qui comporte des scènes de viol décrites avec minutie et un personnage féminin qui se rebelle contre l’ordre patriarcal, pour Larsson, aurait une plus grande authenticité en tant que «roman féministe», d’où sa suggestion implicite de lire ce roman comme un «polar féministe».

 

Bibliographie

Box Office Mojo, «Millenium Series», [en ligne]. http://www.boxofficemojo.com/franchises/chart/?id=millennium.htm (Page consultée le 8 janvier 2011).

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STASZAK, Jean-François (1999), «Les prophéties autoréalisatrices», Sciences Humaines, 94, mai, p.42-44.

  • 1
    Susan Donaldson James rapporte cette histoire en s’appuyant sur les témoignages des proches de Stieg Larsson (2010: en ligne).
  • 2
    Stieg Larsson s’est inspiré de sa propre expérience de journaliste pour créer cet alter-ego. Il a lui-même fondé le magazine Expo qui, à l’instar de Millénium, traque entre autres les regroupements d’extrême-droite.
  • 3
    Lyotard postule que l’informatique transforme le savoir en «marchandise informationnelle» qui «est déjà et sera un enjeu majeur, peut-être le plus important, dans la compétition mondiale pour le pouvoir» (1979: p.15).
  • 4
    Selon l’ouvrage historique Amazons of Black Sparta de Stanley B. Halpern, l’armée de femmes de Dahomey, en Afrique de l’Ouest (aujourd’hui le Bénin), serait la seule armée féminine dont on peut prouver l’existence. Formé au XVIIe siècle, cet effectif militaire de 6 000 soldates a affronté d’abord les Yoroubas, puis les colonisateurs français. Elles ont été battues par des troupes françaises en 1892 lors de la Deuxième guerre du Dahomey.
  • 5
    Un des cas les plus reconnus de prophétie autoréalisatrice est «l’Effet Pygmalion» démontré en sciences de l’éducation par Robert Rosenthal et Lenore Jacobson (1971), effet selon lequel un professionnel de l’éducation peut influencer l’évolution d’un élève en émettant une hypothèse sur son devenir scolaire.
  • 6
    Ce passage est d’autant plus singulier qu’il s’agit du seul procédé romanesque dans toute la trilogie qu’on pourrait associer aux esthétiques postmodernes ou contemporaines.
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