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Évolution des jardins du Québec: vecteurs sociaux et artistiques
Dans son livre Des jardins oubliés 1860-1960, Alexander Reford, historien et directeur des Jardins de Métis, déboulonne le mythe que l’horticulture au Québec aurait seulement véritablement pris forme à partir des Floralies internationales de Montréal en 1980 (Reford, 1999 : vii). Quoiqu’il s’agisse d’un événement marquant, en réalité le jardin se manifeste sur le territoire québécois depuis déjà nombre de siècles. De nos jours, plusieurs de ces jardins anciens ont cependant disparu.
Face à cette disparition de masse, que connaissons-nous de nos jardins perdus? Qu’en est-il de ceux qui ont survécu? Quelles formes ont-ils pris au fil de leur implantation dans la province et comment ont-ils évolué jusqu’à aujourd’hui? Sans prétendre à l’exhaustivité, cet écrit fera la démonstration des importants impacts sociaux que les jardins québécois ont pu avoir, au gré du temps, en plus d’explorer leur grande richesse historique et culturelle. De plus, parallèlement à leur évolution historique, il sera question d’étudier la présence d’œuvres d’art dans ces lieux, un phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur.
Définitions du jardin
Il importe, dans un premier temps, de définir ce qu’est un jardin. En tant que directrice artistique du Festival international de jardins de 2007, qui a eu lieu aux Jardins de Métis, Lesley Johnstone s’est penchée sur cette question. Elle affirme, notamment, qu’il existe un important éventail de types de jardin : botaniques, commémoratifs, d’hiver, potagers, d’agrément, communautaires, de fleurs, etc. (Johnstone, 2007 : 7). Par ailleurs, à partir d’une approche davantage artistique, Johnstone soulève que le jardin, phénomène intangible et indéfinissable, serait à la fois « une idée, une forme et un lieu » (7). Objet physique et lieu d’expérimentation, le jardin se métamorphoserait donc « en fonction de la culture, du temps et du lieu où il est créé, de son créateur et de son destinataire » (7). Elle poursuit en observant que différentes théories circulent au sujet du jardin : le jardin en tant que représentation de la nature réduite à l’échelle humaine dans un espace clos, en tant qu’illustration de la relation entre nature et humain ou encore comme représentation de constructions mentales. La notion de jardin épouse ainsi une pluralité de sens et d’interprétations, ne pouvant correspondre à une seule définition fixe.
XVIe siècle : peuples autochtones et premiers contacts
Selon Daniel Fortin, ethnobotaniste, les premiers écrits précis à propos des cultures végétales autochtones nous proviennent des récits de voyage de Jacques Cartier. Bien que la notion de jardin telle qu’on l’entend à partir d’une perspective européenne ne correspond pas aux traditions autochtones, les communautés sédentaires avaient bel et bien développé des techniques de travail de la terre afin de cultiver maïs, faséole, citrouille, tabac et bien d’autres espèces végétales (Fortin, 2012 : 43). Les récoltes pouvaient ensuite servir à l’alimentation, à la médecine, à la fabrication de vêtements et de pigments et plus encore (Tarraiz, 2001 : 14). Dans cette situation, l’usage fait des végétaux cultivés vient donc s’inscrire comme une forme de potager utilitaire.
Au XVIe siècle, des groupes iroquoiens occupent ce que certains appellent aujourd’hui la grande région de Montréal, le nord de l’État de New York et le sud de l’Ontario (Fortin : 39). Lors de son deuxième voyage (1535-1536), Cartier visite notamment le village iroquoien d’Hochelaga et porte une attention particulière aux champs cultivés : « Commençâmes à trouver les terres labourées et belles, grandes campagnes, pleines de blé de leur terre, qui est comme mil de Brezil, aussi groz, ou plus, que poix, duquel vivent, ainsi que nous faison de froument. » (23). Dans leur ouvrage Promenades dans les jardins anciens du Québec, Paul-Louis Martin, ethnologue et historien, et Pierre Morisset, biologiste, parlent d’un véritable choc des cultures qui caractérise cette période des premiers contacts : « l’une [la culture autochtone] qui avait appris à composer avec son milieu et son environnement naturel, l’autre [la culture européenne] qui tendait à refaire la nature à l’image de l’ordre et de la raison » (1996 : 18). Alors que les groupes autochtones de la région adoptent une « conception animiste du monde » et des « techniques légères » (Ibid.), les Européens envisagent plutôt la nature comme quelque chose qui doit être « soumise à l’homme, destinée à être travaillée, domptée, mise à main pour produire, en un mot domestiquée » (12).
Ainsi seront conçus les premiers jardins d’inspiration européenne de la Nouvelle-France. Seulement une cinquantaine d’années après la fondation de Québec, des plantes ornementales françaises sont déjà introduites sur le territoire (Fortin : 74). Fortin affirme que cette vague de nouveaux arrivants est également équipée de livres de jardinage, de semences, d’outils et de boutures (70).
XVIIe et XVIIIe siècles : jardins de la Nouvelle-France
Selon Fortin, les jardins de cette époque « se sont développés au gré des besoins, des changements et des évolutions techniques et culturelles de ceux à qui ils appartenaient ou qui les utilisaient » (13). Bien entendu, les habitants néo-français· s’inspirent des créations de la mère patrie; stylistiquement, on retrouve donc des jardins « à la française » aux XVIIe et XVIIIe siècles (401). Les habitants doivent cependant faire avec la rudesse du climat : les grands écarts de température, les gel et dégel, la difficulté de prédire le temps, etc.
Contrairement à leurs inspirations européennes, les premiers jardins du Québec ont avant tout une vocation utilitaire (186). On y cultive donc des plantes potagères, des arbres fruitiers et des plantes médicinales pour subvenir aux besoins alimentaires et pour soigner les membres de la colonie qui, à cette époque, n’en est encore qu’à ses balbutiements (401).
Cependant, en phase avec le développement et l’expansion de la population, les jardins de la Nouvelle-France se transforment peu à peu en espaces à fonctions mixtes. Le palais de l’intendant, dont il nous reste un plan de 1739, est d’ailleurs un très bon exemple d’une organisation typique d’un jardin en Nouvelle-France. À la fois potager et verger, utilitaire et destiné au plaisir de la promenade, ce jardin agissait également comme conservatoire pour les plantes destinées à être envoyées au Jardin royal de Paris (20). Sorte de synthèse, il comprenait donc plusieurs éléments d’agrément – aqueduc, canal, fontaine, puits, etc. – ainsi que plusieurs espèces végétales – fleurs, légumes, arbres fruitiers, arbres d’ornement, etc.
Par ailleurs, les premiers hôpitaux et les ordres religieux jouent un rôle fondamental dans le développement des jardins au Québec. Les communautés religieuses venues s’installer – Jésuites, Sulpiciens, Récollets, Ursulines, Congrégation de Notre-Dame, Hospitalières de Saint-Joseph et de Dieppe – offrent un grand soutien aux colons (Fortin : 354), notamment à l’aide de leurs jardins. De fait, grâce à celui-ci, l’alimentation et le soin médical de la communauté religieuse et des plus démunis sont assurés. À Québec, ces groupes et leurs jardins «occupent plus de la moitié des terrains développés de la haute-ville à l’intérieur des murs de la citadelle. », explique Fortin (354). L’historien Jean-Pierre Hardy donne en exemple les jardins des Sulpiciens, qui servaient autant de lieu de retraite et de recueillement pour les religieux que de réserve florale pour la communauté et la chapelle (2016 : 46).
XIXe siècle : après la Conquête
Martin et Morisset affirment qu’à partir des années 1775, les jardins de cette colonie, nouvellement anglaise depuis la Conquête, connaissent de grands changements. Plutôt que des jardins géométriques et conçus de manière uniforme, les auteurs parlent d’une « “chambre” ouverte sur le paysage environnant » ou encore d’un « espace paysager utilisant ou reconstituant habilement les forces et les éléments de la nature » (22). Bien que le « jardin régulier » persiste encore quelques siècles, il devient, à partir de ce tournant paysager, de plus en plus marginalisé, cédant ainsi sa place à des jardins visant à « dramatiser le théâtre de la nature », à « évoquer des illusions de vie sauvage et de désordre »; en bref, à s’adresser davantage aux émotions (22). On observe alors l’influence du « jardin anglais », style que définit de la manière suivante le Domaine de Chaumont-sur-Loire, lieu patrimonial, artistique et jardinistique de la Loire : « Contrairement au jardin français, le jardin anglais a pour objectif d’imiter la nature, non la dominer, et il se plaît à donner une impression de désordre, laissant libre cours à l’imagination » (Domaine de Chaumont-sur-Loire, s.d.).
Cette période est également caractérisée par l’apparition de plusieurs innovations scientifiques et d’institutions d’enseignement ayant une orientation agricole. Quelques années avant la division du territoire qui prend place en 1791 et engendre la création du Haut et du Bas-Canada, les autorités coloniales cherchent des manières de stimuler l’innovation et la modernisation des pratiques agricoles afin de répondre à la montée du capitalisme agraire et aux crises de subsistance (Martin et Morisset : 24-25). Parmi ces innovations, on compte la serre – apparue pour la première fois en Europe dans les années 1820 et ayant migré par la suite vers l’Ouest dans les années 1950 – ainsi que l’émergence des « fermes expérimentales » (Reford : 169) – créées par les gouvernements afin de faire valoir l’agriculture scientifique. Cette idée du progrès de l’agriculture s’inscrit également dans l’ouverture de plusieurs institutions d’enseignement offrant des formations en agriculture. Selon Gaétan Deschênes, journaliste horticole, la plus ancienne institution spécialisée en agriculture encore en fonction aujourd’hui est celle de La Pocatière, inaugurée en 1859 (130) et maintenant nommée l’Institut de technologie agroalimentaire.
1900 à 1950 : vocation sociale
« [L]e jardin de la première moitié du XXe siècle n’obéit pas à des règles aussi strictes qu’auparavant, il est souvent un jardin de synthèse, de plus en plus éclectique, de plus en plus éclaté, sans doute, lui aussi, à l’image de la société » (Martin et Morisset : 28). Voilà un propos de Martin et Morisset qui résume bien en quoi consistent les jardins de cette époque. Cette période en particulier connait, effectivement, toute une gamme d’événements phares en ce qui concerne les jardins du Québec, en commençant par la fondation du Jardin botanique de Montréal.
Comme l’indique Deschênes, « [a]u Québec, parler d’horticulture et de sa petite histoire, c’est aussi parler du Jardin botanique de Montréal où, pour la première fois, des milliers de Québécois ont été mis en contact avec différents styles de jardins et d’aménagement floraux et paysagers. » (95). De manière surprenante, le Jardin que nous connaissons aujourd’hui n’a pas toujours eu autant de succès. De fait, cet espace nait à la suite de deux premiers essais ratés : l’un au Petit Séminaire de Québec, proposé en 1861, et l’autre, près du Mont-Royal, proposé en 1885 (96, 101). La troisième et dernière tentative est lancée en 1929 lors de la première année de la grande Dépression qui affecte le Québec tout au long des années 1930. Malgré cette période ardue et quelques difficultés encourues, le Jardin est officiellement fondé en 1931. Le projet aboutit principalement grâce à la collaboration de deux intervenants : le frère Marie-Victorin, auteur de l’ouvrage fondamental La Flore laurentienne (1935) et Henry Teuscher, architecte paysagiste et horticulteur d’origine allemande.
Dès 1926, un autre lieu d’une grande importance fait son apparition : les Jardins de Métis. Ces derniers sont le projet d’Elsie Reford, philanthrope et passionnée de plein air, reconnue, à l’époque, pour son engagement civique et politique (Reford, 2001 : 13). Pendant une trentaine d’années, elle dirige le chantier de ces jardins de taille ambitieuse, faisant fi de sa posture d’amatrice et des conditions bien difficiles qu’elle rencontre en cours de route. Notons, entre autres, la distance qui sépare le site de la pépinière la plus proche (se situant à des centaines de kilomètres) (9-10), l’absence de modèle puisqu’il s’agissait des premiers jardins aménagés dans la région du Bas-Saint-Laurent, ainsi que la rudesse des conditions météorologiques, particulièrement au cours de la période hivernale (24). Après plusieurs années de travail acharné, les jardins sont pris en charge par le Gouvernement du Québec, puis ouverts au public à partir de 1962. Privatisés par l’État en 1994 et frôlant la fermeture, ils sont acquis l’année suivante par les Amis des Jardins de Métis, société à but non-lucratif en partie composée de membres de la famille Reford (27).
Jardins scolaires et collectifs
Dès l’aube du XXe siècle et jusque dans les années 1940, l’éducation va souvent de pair avec le jardinage. En effet, cette période correspond, notamment, à la fondation de jardins scolaires, soit un programme d’aide aux établissements éducatifs en milieu rural qui consiste à intégrer des jardins à même les cours d’école. Ainsi, en 1915, on compte 759 écoles comprenant un jardin, où pas moins de 19 208 étudiants sont initiés au jardinage et à l’horticulture (Martin et Morisset : 27). Ce programme s’inspire, entre autres, des idées de Joseph-François Perrault, député à la Chambre du Bas-Canada, passionné d’éducation et d’agriculture. Ce dernier avait proposé, au courant du premier tiers du XIXe siècle, un projet de collège d’agriculture ainsi qu’une école de réforme pour jeunes délinquants par l’entremise du jardinage et de l’horticulture (25). Dans les mêmes années et peu de temps après l’ouverture du Jardin botanique de Montréal, les frères des Écoles chrétiennes, ordre auquel appartenait le frère Marie-Victorin, ouvrent également une école d’horticulture visant particulièrement les jeunes hommes (Reford, 1999 : 63).
Conçue également autour de cette idée de bien-être de la société, les jardins collectifs naissent en Europe, à la suite de la Révolution industrielle, en réponse à la croissance d’immeubles pour ouvriers et la décroissance d’espaces verts dans les villes. Les citoyens démunis, en grande partie arrivés en ville en suivant le mouvement d’exode de la campagne, se voient ainsi attribuer un lot dans un jardin partagé avec autrui pour les aider à se nourrir. Importé en Amérique, ce phénomène prend de l’ampleur au Québec à partir des années 1920, pendant la même période que les jardins scolaires (149).
La Cité-jardin
Martin et Morisset affirment qu’au courant du dernier tiers du XIXe siècle, l’urbanisation et la progression de l’industrialisation vont au-delà de la capacité des villes occidentales, causant l’insuffisance des infrastructures, l’insalubrité, la pollution de l’eau et de l’air, le développement de certaines maladies, l’exploitation des travailleuses et travailleurs et plus encore (27-28). Dans l’objectif de contrer ces maux qui affectent les villes et d’améliorer leurs conditions de vie, le mouvement de la cité-jardin, aussi appelé City Beautiful, apparait et culmine au tournant du XXe siècle (28). Le végétal se trouve placé au cœur de ces mesures d’amélioration des conditions de vie des citadins. Elles comprennent, par exemple, l’élargissement « des voies de circulation que l’on vient orner de plantations », la création « des places et des espaces verts d’usage public » ou encore l’ajout aux espaces intérieurs « des puits de ventilation, des lieux d’aisance et divers dispositifs qui rendent l’occupation humaine plus salubre et plus sécuritaire » (28). Les espaces extérieurs sont également embellis par, notamment, de la pelouse, des plates-bandes de fleurs et des jardins potagers. Dès les années 1950, ces caractéristiques, qui se révèlent particulièrement efficaces pour améliorer les conditions de vie urbaines, sont directement intégrées aux normes urbanistiques (28).
L’application de ces nouvelles normes donne lieu, en 1942, à l’inauguration du projet de la Cité-jardin du tricentenaire de Montréal, dans le quartier Rosemont, projet qui vise non seulement à « la construction de logements dans un ensemble de verdure », mais aussi à «l’édification de la cité modèle, voir à l’émergence de l’homme nouveau » (Choko, 1988 : 13). L’objectif est de développer des habitats ouvriers sains, tout en permettant « le renforcement de l’identité canadienne-française et de ses valeurs » (13). Réalisé également à Hull, Trois-Rivières et Québec, le projet avait pour but d’être répandu à travers la province.
1950 à 2000 : démocratisation et multiplication du jardin
Selon Alexander Reford, l’horticulture atteint une popularité sans précédent après la Seconde guerre mondiale (Reford : 170). Contrairement à leurs prédécesseurs, qui nécessitaient souvent l’intervention de jardiniers professionnels en raison de leur ampleur, les jardins de cette période sont de taille plus modeste afin de correspondre à un budget lui aussi réduit. Ainsi, l’industrie horticole connait un rapide essor. Alors que la mode du jardinage atteint un sommet auprès des populations à revenus moyens et élevés dès le premier tiers du XXe siècle, c’est à partir des années 1950 que les citoyens moins fortunés parviennent, eux aussi, à y avoir réellement accès (Martin et Morisset : 28). Reford poursuit en affirmant que « la pelouse est l’une des plus grandes contributions du XXe siècle au jardinage » (68). Ainsi, la tondeuse à gazon, allant de pair avec la pelouse, devient populaire dans les années 1950 et permet à tout propriétaire de terrain de devenir son propre jardinier.
Les Floralies internationales de Montréal
En 1980, un événement phare marque le domaine de l’horticulture et les jardins québécois : les Floralies internationales de Montréal, présentées pour une première fois en Amérique du Nord. Pris en charge par l’équipe du Jardin botanique de Montréal, le festival se déroule en deux volets : un premier nommé « les Floralies intérieures » au Biodôme du 17 au 29 mai et un second intitulé « les Floralies extérieures », sur l’île Notre-Dame, du mois de juin au mois de septembre (Deschênes : 163-164). L’édition montréalaise aurait, selon les statistiques, engendré de nouveaux records de fréquentation : il a été rapporté que pas moins de 40 000 visiteurs ont visité le volet intérieur de l’exposition au cours de la première fin de semaine d’ouverture du festival (164).
22 pays différents étaient représentés lors de l’événement, révélant ainsi l’ambition du projet : un maximum de 13 participants avaient été présentés lors des occurrences précédentes (163). On pouvait y découvrir une grande variété d’espèces florales, les Floralies intérieures présentant, à elles seules, plus de deux millions de fleurs (164). À l’époque, le premier ministre du Québec, René Lévesque, en plus d’inaugurer cet événement de grande envergure, a exprimé, à sa clôture que « les Floralies ont été l’occasion privilégiée d’une prise de conscience plus forte que jamais de l’importance qu’occupent la recherche et le travail horticoles dans nos vies et notre espace » (164). Or, de par son ampleur et sa volonté d’engendrer une ouverture du Québec sur le monde, ce festival n’est pas sans faire écho à d’autres grands événements du même type, notamment Expo 67 et les Jeux olympiques de 1976.
XXIe siècle : et aujourd’hui?
L’histoire végétale des 20 dernières années est plus difficile à documenter puisque très peu d’ouvrages sont consacrés à cette période, en ce qui concerne les jardins. Effectivement, les publications traitant de l’histoire des jardins au Québec ont, en grande partie, été rédigées à la fin des années 1990. Les plus récentes, plutôt que de se consacrer à l’époque contemporaine, préfèrent plutôt aborder la question des jardins de la Nouvelle-France1 À ce sujet, voir Jardins et jardiniers laurentiens 1660-1800, Creuse la terre, creuse le temps (2016) ainsi que Une histoire des jardins du Québec. De la découverte d’un nouveau territoire à la Conquête (2012). . Cependant, là où les jardins d’aujourd’hui semblent réellement se démarquer de l’histoire, c’est par l’abondance d’œuvres d’art et d’événements artistiques qu’ils accueillent.
Il s’agit d’un défi considérable de retracer la présence d’arts visuels dans les jardins québécois avant le XXe siècle. De fait, les auteurs relatant l’histoire des jardins du Québec restent généralement silencieux à ce sujet, à l’exception de Alexander Reford qui présente dans son ouvrage, Des jardins oubliés 1860-1960, ce qu’il appelle des « jardins d’artistes ». Ces derniers, observe l’auteur, occupent plusieurs fonctions, dont celle d’agir en tant que source d’inspiration, d’espace de création et de lieu de repos pour les créateurs québécois d’antan. C’était le cas, par exemple, de L’Enclos, jardin situé sur l’île Bélair, dans les Laurentides, qui a appartenu à la famille Hébert, dont sont issus Louis-Philippe Hébert, sculpteur de renommée, et ses fils tout aussi connus, Adrien (peintre) et Henri (sculpteur) (Reford : 174). C’est toutefois dans le jardin montréalais de l’architecte, artiste et ingénieur Ernest Cormier que l’on retrouve « l’un des rares – voire le seul – jardin moderniste du Québec » (180). Inspiré du mouvement Art déco, ce jardin exposait librement plusieurs œuvres d’art moderne.
Toutefois, il est clair que, depuis les dernières décennies, les jardins regorgent d’œuvres d’art, particulièrement en ce qui a trait aux jardins ouverts au public. Deux jardins du Québec se démarquent considérablement à cet égard : le Jardin botanique de Montréal et les Jardins de Métis, chacun étant le lieu désigné d’une collection d’œuvres d’art sculpturales. Le Jardin botanique de Montréal est l’hôte d’une dizaine de sculptures produites entre 1831 et 2010 et appartenant à la Ville de Montréal (Art public Montréal, s.d.). On y retrouve des œuvres, par exemple, de Michel Goulet, Jocelyne Alloucherie ou encore d’Armand Vaillancourt. Les Jardins de Métis accueillent également une collection de sculptures contemporaines figurant dans un parcours d’œuvres d’art (Jardins de Métis, s.d.). Ainsi, des œuvres de Dominique Blain, Bill Vazan ou encore Michel Saulnier côtoient les collections vivantes des Jardins. Bien que ces deux jardins ressortent du lot par la quantité impressionnante des œuvres qu’ils abritent, les jardins du Québec, de manière générale, semblent agir comme lieux d’accueil par excellence d’œuvres d’art. À Montréal seulement, on compte, pour ne nommer que ceux-ci, les Jardins des Floralies sur l’Île-Notre-Dame, le jardin du Centre Canadien d’Architecture réalisé par l’artiste-architecte Melvin Charney ainsi que Parc René-Lévesque qui abrite un arboretum en plus du Musée de plein air de Lachine, l’un des plus grands jardins de sculptures au pays.
Événements d’art contemporain
Cette coexistence entre art et jardin s’observe également au sein de plusieurs événements récurrents destinés à la promotion de l’art contemporain. À cet égard, le Festival international de jardins des Jardins de Métis est un incontournable. Co-fondé en 2000 par Alexander Reford, ce « first contemporary garden festival in North America » (Charbonneau, 2001 : 168) s’est inspiré du Festival International des Jardins à Chaumont-sur-Loire. Ouvert aux artistes, architectes, designers, botanistes, scientifiques et spécialistes de toute autre discipline, le projet annuel invite les participants à présenter des réinterprétations contemporaines du jardin. Depuis sa première édition, plus de 200 jardins ont été conçus par des créateurs provenant d’une quinzaine de pays (Jardins de Métis, s.d.).
Par ailleurs, en Montérégie, la triennale ORANGE, événement d’art actuel de Saint-Hyacinthe, existe depuis 2003. Organisme à but non lucratif, ORANGE cherche à « promouvoir les arts visuels au Québec, au Canada, et d’une façon plus particulière dans la région hôtesse de l’événement » (ORANGE, L’événement d’art actuel de Saint-Hyacinthe, 2018 : 2) et, ce, en exposant des œuvres abordant des thèmes agroalimentaires (par exemple : l’agriculture, l’écologie, la nourriture, etc.). Notons que le Jardin Daniel A. Séguin a participé à deux éditions de la triennale, en 2003 et en 2018. Cette dernière édition est particulièrement intéressante puisque le Jardin a agi en tant qu’un des quatre lieux d’exposition principaux de l’événement, accueillant le travail de quatre artistes (ORANGE, L’événement d’art actuel de Saint-Hyacinthe, 2018 : 11). Ainsi, les créations de Kevin Michael Murphy, Paul Chartrand, Andréanne Godin et Mériol Lehmann se mêlaient à la végétation et à l’espace environnant de ce jardin fondé en 1995.
Toutefois, il va sans dire que l’alliance entre nature et art dépasse largement le seul espace du jardin. C’est ainsi que, parfois, les œuvres quittent ce lieu balisé pour s’implanter dans des espaces plus sauvages, notamment en forêt. Par exemple, dans les Laurentides, on retrouve Les Jardins du précambrien de Val-David. Cet organisme à but non lucratif, créé en 1995, a pour mandat d’organiser annuellement le Symposium international d’art-nature – activité aujourd’hui suspendue – en collaboration avec la Fondation René Derouin. Le long de quatre kilomètres de sentiers, les Jardins présentaient des œuvres in situ produites par un éventail d’artistes (dont Joséphine Bacon, Terrance Houle, José Luis Torres et le collectif BGL) dans le but de faire converger art, environnement, science et éducation (René Derouin, s.d.). En ce qui concerne le Symposium, celui-ci « [privilégiait] la démocratisation de l’art et la relation entre les trois Amériques » (Les Jardins du Précambrien, s.d.). Pour chaque édition, créateurs en arts visuels, poésie et musique mais aussi penseurs en histoire de l’art et en géographie étaient invités à prendre part aux activités (tables rondes, conférences, entretiens publics, etc.).
Enfin, le Parc régional Bois de Belle-Rivière, situé à Mirabel, accueille le Sentier Art3 depuis 2007. Ce parcours artistique en pleine forêt, initié par l’artiste Suzanne Ferland en collaboration avec le Parc et le Musée d’art contemporain des Laurentides de Saint-Jérôme, « offre aux spectateurs-promeneurs des œuvres intégrées à l’environnement qui permettent d’interroger et d’analyser les interactions nature-culture » (Musée d’art contemporain des Laurentides, 2016). Chaque année, plusieurs artistes sont invités à réaliser une résidence en vue de créer un œuvre in situ, à même le parcours. Le Sentier a, jusqu’à présent, accueilli 25 projets d’artistes locaux et internationaux comme Jim Holyoak et Matt Shane, Jean-Robert Drouillard et Hélène Chouinard, Sara A. Tremblay, Ed Pien, Nadia Myre, etc.
Résultat d’un large éventail d’influences culturelles, les jardins du Québec ont une histoire riche et complexe, épousant et évoluant de pair avec les bouleversements sociaux propres à chaque époque. Moins d’attention est, cependant, accordée aux jardins d’aujourd’hui, contrairement à ceux d’antan, et ce malgré un foisonnement artistique apparent. Ce dernier phénomène, qui n’est que très peu documenté, représente, à mon avis, un réel tournant dans l’histoire des jardins québécois. Il mériterait ainsi d’être amplement étudié, vu la quantité imposante de jardins qui se font hôtes de nombreuses initiatives liées aux arts, une tendance qui ne semble pas vouloir ralentir de sitôt.
La grande variété de types de jardin est également à noter : à travers ce rapide survol, des jardins d’agrément, potagers, médicaux, scolaires, collectifs, botaniques, événementiels, artistiques et à vocations multiples, parmi tant d’autres, ont été évoqués. À première vue, bon nombre de ces espaces ne semblent pas correspondre à ce qu’on entend par « jardin ». Toutefois, il a été mentionné, en début de texte, à quel point la définition de cet espace est élastique et polymorphe. À cet égard, Lesley Johnstone fait le constat suivant :
Ainsi, le jardin est-il perçu comme une incarnation de la complexité d’un lieu précis : signification du site, vision du monde du concepteur, lieu qui sera activé par les visiteurs et où sa propre conception et construction seront rendues manifestes. (8)
Dans cette idée, la forêt peut aussi bien agir comme « jardin » que d’autres exemples étudiés dans le présent travail. Bien entendu, les espaces boisés et les jardins divergent de plusieurs façons, en commençant par le degré d’intervention humaine. Ainsi, il serait intéressant de poursuivre ultérieurement cette réflexion et de se poser les questions suivantes : Qu’est-ce qui distingue la forêt du jardin en tant que lieu d’exposition d’art contemporain? Comment ces distinctions affectent-t-elles la façon dont les visiteurs interprètent et font l’expérience des œuvres qui habitent ces espaces?
Bibliographie
- 1À ce sujet, voir Jardins et jardiniers laurentiens 1660-1800, Creuse la terre, creuse le temps (2016) ainsi que Une histoire des jardins du Québec. De la découverte d’un nouveau territoire à la Conquête (2012).