Belting, Hans. 2003. Art History After Modernism. Londres/Chicago : The University of Chicago Press.
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Entre émancipation et antagonisme. Écrire une histoire politique de l’art
Si les liens et les affinités entre l’art et la politique s’affirment tout au long du XXe siècle, la manière dont les historiens de l’art s’emparent de la question suit des voies méthodologiques profondément divergentes. Cette disparité, en dehors du fait qu’elle repose sur un phénomène générationnel au sein même de la discipline, est déterminée par ses objets d’analyse. Ceux-ci, on le sait, connaissent une évolution notable sur un plan historique, avec notamment la genèse, dans la période de l’après-guerre, de ce que l’on qualifie d’«art contemporain». En effet, si l’histoire de l’art incorpore sans difficulté les œuvres à contenu politique dans sa machinerie herméneutique grâce au développement d’une histoire sociale de l’art dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’art contemporain, par l’élargissement des formes génériques traditionnelles dans le champ de l’histoire de l’art, oblige une partie de la discipline à remettre en cause ses outils méthodologiques ainsi que ses visées heuristiques (Leenhardt, 1997).
Cette remise en cause n’est évidemment pas propre à l’émergence de l’art contemporain. Comme le précise Hans Belting, une certaine réflexivité de l’histoire de l’art était déjà en marche dans les années 1970 en Europe et aux États-Unis (2003: 147). Une «histoire horizontale» (Belting, 2013) de la création s’établit en outre aujourd’hui. Dans ce cadre, l’histoire de l’art, qui était auparavant centrée sur «l’unicité de l’œuvre d’art à l’époque de Vasari»; sur la compréhension de l’œuvre «comme expression d’une culture noble chez Winckelmann» ou encore qui se définissait comme «la manifestation des forces spirituelles et sociales» (Fernie, 1995: 21) selon la vision hégélienne, se retrouve aujourd’hui à suivre des objectifs pluriels, dans le sens où les œuvres et les artistes deviennent la source et l’outil principaux d’une réflexion sur les «structures sociales, idéologiques et psychologiques de leurs propres époques» (Fernie, 1995: 21).
En ce sens, l’historiographie de l’art contemporain n’a pas hésité à se nourrir de l’apport des sciences humaines et sociales pour s’adapter à la transformation des pratiques artistiques tout au long du XXe et du début du XXIe siècles, des avant-gardes historiques jusqu’aux formes engagées les plus récentes. Son récit met en lumière le caractère discontinu des rapports entre art et politique, de même que la transformation définitionnelle de ces deux notions à travers le temps, une transformation qui modifie les frontières relativement mouvantes entre ces deux sphères d’activités.
Dans cet article, je voudrais ainsi analyser les conditions de l’écriture d’une histoire politique de l’art sous le prisme des rapports changeants entre art et politique. Il faut préciser qu’une telle écriture ne fait pas partie d’un programme préétabli ni d’un discours spécialisé et homogène d’une quelconque école de pensée; ceux qui la mentionnent ou qui y ont recours depuis maintenant plusieurs années parmi les historiens, critiques et théoriciens, n’ont pas de vocation explicite à établir un nouveau système historiographique au sens strict. Ils se rejoignent d’ailleurs en un certain sens, du moins en ce qui concerne ceux qui cherchent à se parer d’une posture critique afin d’explorer les possibilités offertes par le transfert d’idées et de concepts extérieurs au domaine strictement artistique et esthétique. En effet, nous pensons que plus qu’une sous-discipline, l’écriture politique de l’histoire de l’art représente une tentative, dans sa forme la plus radicale, d’instituer un nouvel espace discursif à travers l’application de la théorie politique à la sphère artistique. L’existence et la pertinence de ce discours antagonique sont déterminées par la circulation d’un certain nombre d’idées, une circulation qui me permettra de poser la question de la nature même du transfert conceptuel et théorique dans l’écriture historiographique de l’art.
Pour ce faire, il convient d’abord d’expliciter les différents usages du vocable «histoire politique de l’art» afin de mieux comprendre la valeur heuristique d’une histoire politique de l’art. J’essayerai, par la suite, d’exposer les différentes stratégies argumentatives de l’incorporation d’une théorie politique à l’art et à l’esthétique, avant de conclure sur les limites et les apports d’un tel transfert d’idées dans l’historiographie de l’art.
Quelle histoire politique de l’art?
Compte tenu de l’évolution que l’on vient de décrire en ce qui concerne les rapports entre art et politique tout au long du XXe siècle, il est difficile de réfléchir d’une manière univoque sur ce qu’est et doit être une histoire politique de l’art selon les locuteurs concernés. Ceci est d’autant plus vrai quand on la compare à une histoire de l’art politique qui est, quant à elle, solidement institutionnalisée. En effet, cette dernière n’hésite nullement à intégrer dans son corpus les œuvres produites par les des différents régimes politiques, notamment dans la première moitié du XXe siècle. L’ambition d’une histoire politique de l’art est de se différencier d’une telle posture interprétative, jugée limitée dans son approche puisqu’elle ne s’intéresse, au final, qu’à l’art officiel et qu’elle laisse en marge d’autres pratiques. De même, il s’agit de dépasser une vision simpliste de la création qui ne se cantonnerait qu’aux lectures biographiques, esthétiques et artistiques, tout en prenant acte du processus évaluatif implicite et d’une vision normative de l’art qui y a cours. Or quand on évoque ou mentionne l’histoire politique de l’art, l’usage du «politique» fait référence à des approches se situant sur des plans épistémologiques fondamentalement différents, de même qu’à la valeur critique qu’on cherche à leur attribuer.
Un premier usage du qualificatif est défini par la manière dont il permet de prolonger une histoire de l’art dans son versant politique, tout en s’inscrivant dans le développement et dans le dépassement d’une historiographie et d’une réception strictement biographiques, esthétiques et artistiques des œuvres. Les œuvres y deviennent alors à la fois le moteur, mais aussi les outils d’une certaine vision politique du monde. Cet usage, couplé fréquemment avec l’histoire sociale, il s’agit principalement, mais pas exclusivement, de l’histoire des idéologies et des politiques culturelles dans le domaine artistique; des organisations, systèmes et institutions politiques dans leurs relations avec la sphère de la création, ainsi que de la «mise au point historique des concepts-clés politiques» (Werckmeister, 1995) comme la démocratie, le fascisme, le communisme, etc. Si l’on s’intéresse au cas de la France, nous trouverons des laboratoires de recherche académiques en «histoire sociale et politique de l’art», comme à l’université de la Sorbonne, ou encore des chercheurs qui, par leurs choix thématiques, élargissent leur cadre d’analyse des œuvres et des artistes. On observera également une approche qui prend en compte l’évolution et les pratiques artistiques au sein des régimes politiques de la première moitié du XXe siècle, mais aussi, en ce qui concerne l’art contemporain, l’histoire des différents mouvements contestataires (Lippard, 1980; Smith, 2010), lesquels naissent à la fin des années 1960 et influencent aujourd’hui les mouvements sociaux tel Occupy et la création artistique (Mesch, 2013). Dans ce cas de figure, l’écriture d’une histoire politique de l’art s’aligne sur celle des différents discours de revendications politiques et sociales, une posture herméneutique dont l’homogénéité et la continuité historique sont assurées par une vision présupposant la séparation entre la sphère artistique et politique. Sous cet angle, une histoire politique de l’art est principalement l’histoire des idées politiques au sein de l’art.
Il arrive également que le qualificatif politique soit utilisé comme l’affirmation d’une dimension plus fondamentale et concrète de l’histoire. Quand l’historien de l’art Benjamin Buchloh, dans un entretien avec l’artiste Thomas Hirschorn, lui fait remarquer que «son travail transporte d’une manière inopinée le spectateur dans l’histoire ou plus précisément dans l’histoire politique de l’art» (2005: 83), celui-ci présuppose une absence significative de la dimension politique aussi bien dans la production artistique que dans le discours dont elle fait l’objet dans la période qui voit l’avènement de l’art contemporain, à savoir les années 1960-70.L’évocation d’une histoire politique de l’art peut ainsi fonctionner tant comme une critique des lectures réductrices de l’histoire de l’art que comme une manière d’affirmer la nécessité d’une approche plus substantielle de la création.
Ce recours à un usage critique du qualificatif chez les historiens est amplifié dans d’autres occurrences qui ne cherchent pas uniquement à expliciter la réalité politique, sociale, économique, etc. des œuvres, mais aussi à s’imprégner d’une parole revendicatrice pour remettre en cause les présupposés de la discipline et la refonder sur de nouvelles bases. La sacralisation des objets artistiques, au même titre que la dépolitisation de ses figures dominantes1Nous pouvons nous référer à l’exemple du 6e numéro hors-série de la revue Images Re-vues qu’abrite l’Institut national d’histoire de l’art, publié en ligne en 2018. Dirigé par les historiens Chloé Maillet et Thomas Golsenne, l’éditorial de ce numéro, qui s’intitule «Historien.ne.s émancipé.e.s», s’engage à proposer un contenu qui cherche à manifester «une force d’émancipation pour une histoire politique de l’art». font que la séparation des domaines artistique et politique apparaît comme une opposition qui devrait être abolie; cela passe notamment par une focalisation sur ce qui se trouve dans les marges de la connaissance officielle afin de mettre au jour «les lignes non écrites de l’histoire occidentale» (Maillet et Golsenne, 2018). L’enjeu n’est pas de décrire et d’analyser l’effet des idéologies politiques au sein des pratiques artistiques, ni de se restreindre uniquement à des formes de création engagées comme dans l’histoire de l’art politique, mais d’intervenir en amont et de modifier la posture initiale du chercheur. C’est là où l’apport des sciences humaines et sociales devient significatif, puisque la circulation des idées n’est pas seulement voulue par les tenants de la discipline historique, mais rendue nécessaire par l’élargissement de ses objets. Le qualificatif politique y devient synonyme d’émancipation, aussi bien pour les outils méthodologiques de l’historien que pour le discours savant produit par ce dernier.
En Europe, cet apport théorique se nourrit principalement de la pensée anglo-saxonne, et en particulier de celle des cultural studies (Claustres, 2013) et des visual studies (Maillet et Golsenne, 2018), dont le projet de déconstruction amorce une réflexion sur la manière dont les différentes disciplines, et notamment celles historiques, présupposent des orientations politiques très souvent occultées dans la recherche. En ce sens, une histoire politique de l’art est une histoire qui se veut consciente de ses présupposés ainsi que de ses limites. Le projet de repenser les outils et les méthodes de l’histoire de l’art à l’aune des différentes théories venant d’autres disciplines ne signifie pas l’écriture d’une nouvelle histoire de l’art, ce qui sous-entendrait, pour certains historiens du moins, qu’il s’agit simplement d’un récit supplémentaire qui s’ajouterait à celui préexistant (Fernie, 1995). Il est davantage question de refonder la discipline selon une nouvelle vision qui permettrait à la fois une approche renouvelée de la création en train de se faire; une relecture critique et rétrospective de la production artistique antérieure ainsi que du discours critique et historique dont elle fait l’objet. Le déploiement d’une histoire politique de l’art se fait ainsi à partir du présent vers le passé et le futur, en suivant le même mouvement réflexif.
Décrits de la sorte, nous apercevons sans ambiguïté la différence entre les deux usages du qualificatif «politique» au sein de l’histoire de l’art. Cette observation révèle aussi leur complémentarité: les idéologies politiques dans la création, prolongeant le projet herméneutique de la dimension sociale des pratiques artistiques vers les idées et organisations politiques, ne sont pas éloignées de la perspective qui est celle de l’histoire de l’art politique. Cette dernière laisse relativement en périphérie d’autres pratiques qui ne sont pas directement identifiables comme engagées ou qui ne se revendiquent pas de ce mouvement. L’histoire politique émancipatrice répond quant à elle à cette problématique en voulant abolir les hiérarchies et les critères qui mènent à juger les contenus, tout en incorporant et en dissolvant la dimension politique dans la discipline elle-même. Celle-ci ne se manifeste toutefois que par la pratique du travail interprétatif, où la politisation ne passe pas tant par un contenu spécifique que par une démarche théorique inclusive qui s’oppose à la voie herméneutique exclusive traditionnelle. Une histoire politique de l’art peut donc signifier deux choses à la fois et consiste à se placer, en tant qu’historien, en amont ou en aval de l’objet artistique. Le qualificatif politique, s’il se porte sur l’histoire, renvoie dès lors tout aussi bien au domaine des idées au sein même de la sphère de la création qu’à ce qui conditionne son propre espace discursif.
Théorie politique et histoire de l’art
Les différentes occurrences que l’on vient de décrire se rejoignent sur la manière dont ils maintiennent une distinction entre art et politique. Si une volonté de dé-hiérarchisation des pratiques et des objets artistiques est bien établie, le politique renvoie à la fois à une forme engagée de la pratique de l’histoire et à celles organisationnelles, institutionnelles et idéologiques qui sont identifiées comme telles. L’approche déconstructionniste de l’art, bien qu’elle cherche à abolir l’opposition entre art et politique, maintient leur nette séparation puisque son projet d’émancipation y trouve sa source, sans «atteindre la structure profonde de l’histoire de l’art de l’époque contemporaine» (Danto, 2000: 218), qui est désormais irréductiblement plurielle.
Or il existe un certain nombre de pratiques artistiques contemporaines engagées dont l’activité ne s’inscrit plus dans un tel cadre duel. C’est la thèse défendue par plusieurs théoriciens, pour qui la volonté de verser directement dans l’action politique est un trait significatif du dépassement des rapports traditionnels entre art et politique. Cette indifférenciation est notamment soutenue par le fait que les nouvelles pratiques d’activisme artistique suivent et prolongent le «tournant social» de l’art contemporain (Bishop, 2005), qui renvoie à l’apparition de formes artistiques socialement engagées. En ce sens, une histoire politique de l’art, telle qu’elle doit être établie, doit rendre compte de ces nouvelles formes qui permettent de relire l’histoire de l’art à travers le prisme de la théorie politique et qui ne se réduisent pas à l’histoire des idées politiques dans la sphère artistique ou encore à un projet réflexif sur la discipline elle-même.
Ce qui différencie une telle écriture de l’histoire politique de la création des approches précédentes, c’est, d’une part, le statut singulier de ses défenseurs: alors que l’écriture d’une histoire politique de l’art, aussi bien dans sa forme émancipatrice que par celle élargie de la réalité artistique qu’elle vise, est un projet mené à l’intérieur de la discipline par les historiens de l’art qui veulent décloisonner leurs pratiques en y intégrant les théories sociales et déconstructionnistes, cette nouvelle vision est défendue par des théoriciens politiques. Cette distance est significative et explique la place faite à la théorie politique au sens strict dans le discours de l’histoire de l’art. Son évolution récente est notamment liée à la présence déjà forte d’autres théories, comme celles venant des cultural studies mais aussi des visual studies que nous venons d’évoquer, mais aussi à la motivation relative des théoriciens qui sont peu portés sur les problématiques spécifiques de l’histoire de l’art en tant que discipline académique. Leur ambition étant plus «conceptuelle», le principal enjeu ici est de fournir d’éventuelles clés d’analyse et des outils méthodologiques, qui serviraient avant tout à raffermir et à consolider leurs propres théories à l’aune de la création artistique contemporaine.
En dehors de ces considérations internes à son champ d’application, la théorie politique apparaît comme un outil conceptuel pertinent pour les chercheurs contemporains. Elle permet d’interroger la persistance, mais aussi la cohérence de l’idée qui consiste à comprendre le rôle et la fonction critique de l’art après la fin des avant-gardes historiques et celles des années 1960-70. Elle s’avère également utile pour interpréter les nouvelles pratiques artistiques engagées, dont les formes inédites sont produites sur une période historique fortement marquée par des mouvements contestataires de grande ampleur, comme Occupy. Sa spécificité, si l’on peut dire, tient à son approche dialectique, puisque l’histoire politique qui en découle s’inscrit dans une dynamique historique de rupture vis-à-vis des rapports entre art et politiqueet de continuité de l’activisme artistique.
Se nourrissant de plusieurs théories politiques qui prennent principalement pour objet la logique démocratique2Voir Ungan, 2020, l’idée d’une écriture de l’histoire politique de l’art en ces termes, notamment chez un auteur comme Oliver Marchart, se fait par plusieurs déplacements définitionnels qui permettent de transposer la théorie politique à celle artistique. Il est important de passer en revue ces déplacements pour comprendre les conditions d’une telle migration conceptuelle dans la création d’un nouvel espace discursif sur l’art et sur son histoire. Il s’agit notamment d’une redéfinition de ce que l’on entend par «politique» ainsi que par le vocable «art politique».
Définir «le» politique
La dissolution des frontières entre les sphères de l’art et du politique dans un seul et unique objet d’interprétation n’est pas une ambition méthodologique, mais la conséquence d’une situation où le politique est considéré dans sa dimension esthétique et inversement. Cette indifférenciation est due au fait que les pratiques artistiques «ont un rôle dans la constitution et le maintien d’un ordre symbolique donné ou dans sa contestation, d’où leur nécessité d’avoir une dimension politique» (Mouffe, 2007: 4). Sous cet angle, il n’y a pas d’obstacle épistémologique au sens strict à les considérer comme des pratiques politiques qui soit nourrissent le consensus régnant, soit créent des «espaces agonistiques» pour remettre en cause «l’hégémonie existante» (Mouffe, 2007: 4). Une telle vision s’inscrit elle-même dans une approche des pratiques artistiques émancipatrices au sein d’une certaine définition de la logique démocratique et de l’espace public3Voir Ungan, 2021. Mais elle est surtout le fruit d’une redéfinition de la notion de politique, ce qui déplace grandement la portée heuristique de l’écriture d’une histoire politique de l’art. La distinction opérée entre «le» politique et «la» politique est ici essentielle, puisque le premier fait référence à la «dimension de l’antagonisme qui est inhérente aux rapports humains», alors que le deuxième «désigne l’ensemble de pratiques, de discours et d’institutions qui tentent d’établir un certain ordre et d’organiser la coexistence humaine dans des conditions toujours potentiellement conflictuelles, puisqu’elles sont affectées par la dimension « du politique »» (Mouffe, 2016: 99-100).
Cette priorité du politique permet de considérer sous une nouvelle lumière les rapports entre art et politique dans l’historiographie, dans le sens où, quand les théoriciens évoquent la notion d’art politique, il n’est pas uniquement question de celui qui l’est explicitement et qui agit dans un cadre identifiable, mais aussi de tous ceux qui participent de la manifestation de la dimension antagonique constitutive des rapports humains. Ce déplacement autorise une ouverture de l’histoire officielle de l’art politique à «l’histoire longue de l’activisme artistique» (Marchart, 2018: 17), qui est beaucoup plus fondamentale et élémentaire. Une histoire politique de l’art est ainsi une manière de repenser l’art politique, mais aussi la politique de l’art, en élargissant non seulement les objets d’analyse, à savoir les pratiques artistiques consacrées, mais aussi les processus en cours entre ces points nodaux. Ceux-ci y deviennent en effet les signes d’une évolution et d’une temporalité plus souterraines, mais néanmoins effectives puisqu’elles permettent, justement, la constitution même de ces éléments identifiables. L’activisme artistique est ainsi considéré comme un mouvement continu qui ne s’arrête pas à ses moments de gloire; ces moments ne sont, par conséquent, que la partie la plus organisée et la plus institutionnalisée d’une dimension antagonique fondamentale et permanente de tout ordre symbolique et dont fait inévitablement partie le domaine artistique.
On observe ainsi que, quand il est question d’une histoire politique de l’art en ces termes, le qualificatif «politique» renvoie à un tout autre usage de la notion chez les théoriciens politiques, lequel va au-delà d’une vision émancipatrice et engagée des historiens et de leurs discours. Cette redéfinition initiale d’un ensemble de notions permet à l’espace discursif historiographique de s’ouvrir et de devenir malléable afin d’intégrer d’une manière cohérente des concepts tirés d’épistémologies différentes comme c’est le cas ici avec la théorie politique. Ces concepts nouveaux ne sont évidemment pas en totale opposition dans le domaine où ils vont s’appliquer. Cependant, ils exigent une certaine capacité d’accommodation que permet notamment la stratégie redéfinitionnelle.
Un nouveau vocabulaire pour l’art engagé
Dans le cas de la théorie politique, si cette dernière est jugée pertinente pour analyser les nouvelles pratiques artistiques engagées, l’activisme artistique peut quant à lui être observé selon le point de vue d’une théorie générale de l’activisme. Les différentes stratégies d’agitation, de propagande et d’organisation dans l’activisme politique peuvent ainsi être appliquées à ces nouvelles formes artistiques, qui sont indifférentes à une distinction nette entre art et politique (Marchart, 2018).
Comme le précise Oliver Marchart, l’agitation en activisme politique renvoie à la déconnexion avec le consensus, le sens commun. Elle correspond donc à ce que les grecs appelaient protrepsis dans la rhétorique, à savoir des méthodes et des stratégies pour déjouer l’idéologie dominante par le choc, la surprise ou encore la dissuasion dans le but d’amener en avant le factuel, le concret, l’information, la critique et l’analyse. La propagande, quant à elle, n’acquiert un sens péjoratif que tardivement par rapport à l’histoire de son usage. Selon Marchart, une telle notion renvoie notamment à la diffusion d’un projet opposé à celui mené par le pouvoir dominant. Toute situation conflictuelle appelle ainsi à une confrontation des différents canaux de diffusion du point de vue «correct» sur la réalité, à la «propagation» de cette dernière. Enfin, l’organisation —ou l’institutionnalisation— est une étape et un élément clé pour canaliser et orienter efficacement l’agitation et la diffusion des positions adoptées. En ce sens, tout activisme requiert la mise en place d’un réseau de collaborateurs, lequel se cristallise au sein de pratiques concrètes comme la création d’une revue, d’une institution, d’un journal, de débats, etc. Il est important de noter l’interdépendance stratégique de ces trois éléments structurants: sans l’agitation au préalable de l’opinion publique, la propagande ne peut réussir; si la propagande ne se met pas en place, l’agitation ne peut se prolonger; sans l’organisation, la diffusion des points de vue peut difficilement survivre dans la durée.
D’une telle théorie générale de l’activisme, on peut facilement basculer à celle d’un activisme artistique qui intègrerait également ces différentes stratégies dans ses multiples actions. On observe ici la valeur heuristique de cette approche politique de l’art engagé: plus qu’une simple analyse des pratiques artistiques contemporaines, elle permet de réaliser des lectures rétrospectives sur les différentes pratiques historiographiques qui ne sont pas identifiées comme étant directement politiques, tout en possédant certaines des caractéristiques du politique. Marchart analyse ainsi, selon un point de vue politique, les célèbres happenings de l’artiste Allan Kaprow –ce dernier étant par ailleurs contre une identification politique de ses performances à la fin des années 1950 (Marchart, 2018)–, et voit une reprise artistique d’un happening politique dans ses œuvres, ce qui le mène à souligner le caractère continu dans la durée de l’activisme artistique.
Une telle approche politique de la création fonctionne comme un outil méthodologique qui permet, par ailleurs, de mesurer les «échecs» et les «réussites» de certaines actions artistiques militantes constituant une sorte de condition minimum dans la mise en place des activités engagées qui cherchent une certaine efficacité de leurs démarches. La description des stratégies peut également servir de programme pédagogique dans l’apprentissage et dans la diffusion de l’art politique et de l’art socialement engagé (Thomson et Sholette, 2004; Sholette et Bass, 2018). Or il ne s’agit pas d’un projet prescriptif ni évaluatif, dans le sens où la théorie politique n’efface nullement le caractère indéterminé de l’issue des actions au sein des pratiques artistiques activistes. De la même manière, comme le souligne Marchart, la définition du politique, telle qu’elle est élaborée en se différenciant de la politique, refuse l’idée d’une stratégie consciente et délibérée: «[L]e politique ne peut être construit par un acte de volonté.» (Marchart: 38) Il est donc une «force a-subjective» (Marchart: 39).
On comprend aisément l’apport heuristique d’une telle posture théorique en ce qui concerne l’ébauche d’une histoire politique de l’art et, d’une manière plus fondamentale, ce qui la différencie des autres approches «politiques» de l’histoire. L’activisme (en général) et celui artistique en particulier, n’est pas uniquement l’apanage des intentions et des stratégies individuelles et conscientes. Ces dernières trouvent leur place dans une situation antagonique qu’elles ne peuvent ni maîtriser ni contrôler, mais uniquement subir; une situation d’où découlent leurs actions et engagements politiques, qui doivent leur existence à un état antérieur, celui d’«être agité». Cela signifie, «dans le domaine politique, la condition pour transformer un individu en un sujet politique» (Marchart: 40). C’est bien cette dialectique du subjectif et de l’objectif, du passif et de l’actif qui permet, à partir d’une telle vision du sujet et de la notion de politique, à l’histoire de l’art engagé de s’ouvrir à une perspective élargie de l’activisme, laquelle comprend aussi bien les moments les plus visibles et concrets d’actions individuelles et collectives que des périodes de latence, marquées par l’agitation.
Ce bref parcours dans l’hypothèse d’une écriture politique de l’art souligne bien les différentes approches dont elle peut faire l’objet, notamment dans la manière dont elle conçoit les rapports entre art et politique. Ces différentes écritures coexistent, bien que l’on observe différents investissements théoriques de la notion de «politique», qui va de ses usages idéologiques, institutionnels et organisationnels à celui qui le place, dans son versant antagonique, comme l’élément constitutif des rapports humains.
Une telle disparité est à l’image de la multiplicité des programmes épistémologiques auxquels renvoient les différentes écritures d’une histoire politique de l’art, qui dépendent également de la position et du statut de ceux et celles qui l’initient. La circulation des idées devient constitutive dans le cas du projet d’une histoire émancipatrice de l’art et de celle travaillée par la théorie politique; mais la manière dont cette dernière se détache à la fois d’un projet à proprement parler disciplinaire dans le cas des historiens engagés ainsi que dans le cas de la refondation de l’historiographie de l’art politique démontre que les rapports entre art et politique y sont analysés au-delà des distinctions traditionnelles. Ceci place une telle posture comme un discours proprement antagoniste et non plus uniquement comme émancipateur.
Or un tel discours est, si l’on peut dire, coûteux au sens cognitif; d’où le recours, pour l’application d’une théorie politique à celle artistique et esthétique, à un ensemble d’opérations pour la rendre disponible, comme la redéfinition de la notion de politique quand on évoque la possibilité d’une histoire politique de l’art. En élargissant le cadre d’analyse de l’activisme artistique, la théorie politique ne devient pas pertinente uniquement pour la vision rétrospective d’un programme herméneutique pour l’histoire de l’art. Elle est aussi opérationnelle, sur un plan théorique, sur l’interprétation des formes inédites et contemporaines de l’art engagé, que ce dernier relève de ses occurrences officielles, reconnues institutionnellement que celles plus modestes, présentes lors des protestations et activités militantes. En ce sens, le discours antagoniste se nourrit de la volonté de dé-hiérarchisation des pratiques artistiques de l’histoire émancipatrice tout en ayant recours aux outils théoriques de l’activisme.
Les limites d’un tel programme heuristique sont celles qui sont déterminées par ses présupposés, tel que l’indifférenciation des sphères artistiques et politiques. En effet, on peut défendre l’idée d’une irréductibilité de l’art au politique et inversement (Kleinmichel, 2019). De même, si tout art est politique par définition, l’existence d’un art politique devient superflue, voire inutile. Pour éviter d’arriver à une telle conclusion, l’écriture d’une histoire de l’art informée par la théorie politique dépend de la prise en compte du caractère antagonique de toute création engagée, autrement dit de la concentration de son approche politique de l’activisme artistique sous ses formes multiples, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du système institutionnel. Par ailleurs, ce qui semble à première vue être occulté par cette forme «radicale» de l’histoire de l’art est la nuance entre activisme artistique et art socialement engagé, où ce dernier apparaît davantage comme une «forme d’activité au sein de la société» et n’engage plus un «discours artistique qui est autoréférentiel et auteur-centré» (Van den Berg: 4).
Une telle distinction perd de sa pertinence une fois que ces pratiques, qu’elles soient définies comme socialement engagées ou politiques, sont intégrées dans la longue histoire de l’activisme artistique telle qu’elle est élaboré par une histoire politique de l’art où le politique, identifié comme ce qui constitue la base «antagoniste» des rapports humains, apparaît comme la condition même de toutes les pratiques dites engagées. En ce sens, on retrouve la même posture que celle de l’histoire politique émancipatrice, qui se nourrit notamment de l’apport des visual studies et où l’histoire de l’art s’ouvre à la théorie et à l’histoire longue des images.
Nous pouvons faire une dernière remarque sur l’appréhension des limites du transfert d’idées dans ces nouvelles écritures. L’histoire de l’art politique est, aussi bien dans sa forme émancipatrice qu’antagonique, une histoire à venir; mais ce différé dans le temps s’explique différemment selon la posture adoptée. L’effet recherché par l’historien engagé et émancipé est toujours différé, dans le sens où il s’agit d’un effort individuel, mais qui se défend d’un but collectif4En ce sens, Maillet et Golsenne regrettent la «difficulté» qu’ils ont eue à «rencontrer des historien.ne.s de l’art spécialistes de certaines périodes qui partageaient leurs préoccupations». (2018), tiraillé par le présent de son discours et ce que ce dernier projette dans l’avenir comme promesse. Or l’histoire de l’art politique nourrie par le discours antagoniste, c’est un futur qui advient: il est produit par la contingence tant qu’elle s’écrit d’une manière intentionnelle et contrôlée. Si transfert d’idées il y a, une écriture radicale de l’histoire politique de l’art ne peut que concevoir ses conditions d’existence comme échappant à son emprise totale; une manière d’alléger la circulation conceptuelle de ses impératifs intentionnels et réfléchis; une migration notionnelle et théorique tout autant émergente que préméditée.
Bibliographie
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- 1Nous pouvons nous référer à l’exemple du 6e numéro hors-série de la revue Images Re-vues qu’abrite l’Institut national d’histoire de l’art, publié en ligne en 2018. Dirigé par les historiens Chloé Maillet et Thomas Golsenne, l’éditorial de ce numéro, qui s’intitule «Historien.ne.s émancipé.e.s», s’engage à proposer un contenu qui cherche à manifester «une force d’émancipation pour une histoire politique de l’art».
- 2Voir Ungan, 2020
- 3Voir Ungan, 2021
- 4En ce sens, Maillet et Golsenne regrettent la «difficulté» qu’ils ont eue à «rencontrer des historien.ne.s de l’art spécialistes de certaines périodes qui partageaient leurs préoccupations». (2018)