Entrée de carnet
Des vertus de la rumination
Œuvre référencée: Bock, Raymond. Atavismes, Montréal, Le Quartanier, 2011, 231 pages.
Comment parler du Québec aujourd’hui? Comment parler d’histoire nationale, de projet politique, d’identité collective sans verser ni dans un pessimisme radical ni dans un enthousiasme chauvin? Question ô combien usée et en apparence encore irrésolue. En saturant l’espace public de débats stériles et sclérosants, le discours politicien a contribué à réduire la possibilité même de penser le Québec en dehors des ornières idéologiques. Alors qu’en 2006, Jacques Godbout prédisait la «disparition» du Québec pour 20761Godbout déplorait en fait la disparition du Québec tel qu’il l’avait connu et rêvé, un Québec dont «la tribu canadienne-française» constituait le coeur. Michel Vastel, «2076: la fin du Québec!», L’Actualité, 1er septembre 2006, http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0 (7 février 2012)., la revue Liberté répliquait quelques mois plus tard avec un numéro intitulé «La mort du Québec: pour qui sonne le glas?» où Alain Farah, dans un texte qui mettait tout en œuvre pour échapper au langage figé de la parole militante, nous enjoignait à «renouer avec l’invention2Alain Farah, «L’épisode des provinces», Liberté, no 275-276, mars 2007, p.102..» Dans un numéro subséquent de Liberté aussi consacré à l’avenir du Québec, Catherine Mavrikakis réfléchissait à son tour à l’identité québécoise en termes d’invention, affirmant que la tâche des intellectuels était «de trahir, de traduire en d’autres termes, souvent très peu fidèles, ce qui [leur] a été confié, afin d’arriver à quelque chose comme une pensée natale ou une terre natale. […] De détourner, de défaire, de traduire et même parfois de détruire ce dont ils sont les gardiens3Catherine Mavrikakis, «Trahir la race. Portrait de l’intellectuel québécois en Judas», Liberté, no 279, février 2008, p.36..»
Il me semble avoir reconnu un tel projet dans Atavismes4Raymond Bock, Atavismes, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 2011, 230 p. Toutes les références à ce recueil seront désormais intégrées entre parenthèses au corps du texte. de Raymond Bock, publié il y a tout juste un an au Quartanier. Les treize nouvelles qui composent ce recueil pourraient être considérées comme de multiples variations sur «l’art de la défaite», selon l’expression d’Aquin, treize récits mêlant petite et grande histoire du Québec, entrecroisant époques et décors, de la rude terre de l’Abitibi s’ouvrant à la colonisation vers 1900 aux ruelles du Montréal contemporain. Le principal fil conducteur constitue, pour reprendre les mots de Christian Desmeules du Devoir, «cette défaite-génome inscrite au cœur même de l’homme et du peuple québécois5Christian Desmeules, «Littérature québécoise – L’art ancien de la défaite», Le Devoir, 16 avril 2011, p. F4..» L’écriture de la défaite offrira ici l’occasion de trahir l’histoire, de la tordre pour mieux la penser.
La révolution n’était pas dans le texte
J’ai voulu m’attarder sur un texte en particulier, celui qui m’intriguait le plus et me semblait pourtant fournir une «clé» pour lire ce recueil étrange, d’une rare cohérence malgré la diversité des voix et des styles empruntés. Dans la nouvelle «Effacer le tableau», nous nous retrouvons au sein d’un groupe de révolutionnaires québécois-français, dans un Québec du 23e siècle où, selon le texte, «la minorisation des francophones du Québec [est] achevée depuis longtemps» (153). Le jour de la révolution venu, la cellule Blaireau aura pour mission de protéger le pavillon québécois du Musée des arts canadiens, situé à Montréal, avant d’organiser le déménagement des œuvres à Québec, future capitale. Mais la prise du Musée tourne mal. Après avoir perdu deux hommes au combat, les cinq survivants de la cellule, réussissant à emporter avec eux quelques tableaux, tenteront de se cacher dans un tunnel sans issue, rattaché aux voies du métro. C’est un cri de désespoir qui permettra à leurs opposants de les repérer, cri poussé par Lalonde, chef de la cellule, alors qu’elle découvre que le seul tableau ayant échappé au feu des mitraillettes est une œuvre d’Edwin Holgate, peintre canadien ayant vécu la majeure partie de sa vie à Montréal. Cette mission courageuse se termine donc sur un échec retentissant, presque comique.
Dans cette fiction spéculative hautement pathétique, la culture avec un grand C occupe une place centrale, à la fois comme moteur de la révolution et objet de sa dévotion, une culture élevée au statut de fétiche. Ce qu’on tente de sauver est symbolisé par cette toile qu’on arrache du mur en désespoir de cause, dont on ne connaît ni l’auteur ni ce qu’elle représente, pourvu qu’on arrive à préserver une preuve tangible de cette Culture qui semble tenir entièrement dans quelques morceaux choisis.
Tout ce qui constitue la culture québécoise se résume à cette chose précieuse, fragile, extérieure au corps et à l’esprit humain, tendue sur un cadre, pouvant être réduite en miettes à la moindre offensive. Si le but de cette opération révolutionnaire se réduit à la protection d’œuvres d’art, la mission en tant que telle peut être considérée comme un simple projet artistique. Le texte s’ouvre sur une phrase qui souligne la beauté de l’action vue de haut, comme depuis le balcon d’un théâtre: «Si cette échappée avait été mise en scène, on aurait salué le génie esthétique de Bernatchez et Lalonde, leur habileté à diriger les figurants dans les espaces que le hasard offre à l’interprétation, leur incomparable audace dans l’usage des accessoires.» (151) Ainsi dès le début de la nouvelle, le cadrage de la fiction est souligné, la qualité esthétique du drame mise de l’avant. La révolution, l’effort de survivance, le désir de liberté qui y sont racontés sont immédiatement mis en abyme; on nous signifie que nous sommes encore et toujours dans le cadre d’un récit. En se posant d’abord et avant tout comme représentation, le texte évoque bien davantage qu’un fantasme de passage à l’acte radical, bien davantage qu’une politique-fiction à demi-sérieuse. Il enferme plutôt ce fantasme de révolution dans un texte qui se sait texte, réduit l’énergie que porte cette violence à la force d’une représentation. Ainsi il porte un diagnostic plus dur qu’il n’y paraît, et réécrit à sa manière un constat formulé par René Lapierre, en 1995, dans Écrire l’Amérique.
René Lapierre y proposait une série de textes à travers lesquels il tentait entre autres de faire l’autopsie de l’échec référendaire de 1980. Le poète déplorait que le projet d’indépendance ait été piégé dans l’ordre du texte, du symbolique, élevé au statut d’œuvre d’art jusqu’à être définitivement figé, coupé du réel: «Le discours de l’indépendance à partir de 1976 […] a évolué à l’intérieur d’une logique abstraite et close de représentation, il a voulu se résoudre d’abord dans le langage. […] tout devint en même temps de plus en plus rigide, et de plus en plus sommaire6René Lapierre, Écrire l’Amérique, Montréal, Les Herbes rouges, 1995, p.33..» Comme si la parole, se voulant toute-puissante, avait remplacé le passage à l’acte, et en avait ainsi annulé la pertinence.
Dans la nouvelle de Bock, cette tension entre discours et action est constamment reconduite. Lalonde profite de toutes les occasions possibles pour prononcer une allocution, sorte de liturgie de la parole qui ponctue les étapes de leur action, dans l’espoir peut-être que le Verbe s’incarne, que le langage fonde à lui seul le pays à naître et les libère de leurs lourdes responsabilités. Mais cette prise de parole n’est pas dénuée de cynisme, de complaisance. Tandis qu’elle parle pour fouetter ses troupes, Lalonde a bien conscience qu’il s’agit «du sursaut de conscience du mourant» (157) plutôt que d’une véritable révolution. Une fois dans le musée, elle choisit de s’adresser à ses combattants devant L’étoile noire de Borduas, puisque, selon ses mots, «un épilogue concédant leur défaite aurait gagné en gravité devant le grand tableau» (164). Dans la toile de Borduas, les formes «convergent vers une impossibilité, une antimatière, un néant à l’attraction incoercible» (164). Comme dans L’étoile noire, le discours de Lalonde et le projet qu’il porte convergent eux-mêmes vers cette impossibilité, ce néant. Toute cette mise en scène de l’acte révolutionnaire semble équivaloir à une savante programmation de la défaite, en la réduisant à un jeu toujours à recommencer, sans aboutissement. Dans le texte «L’art de la défaite», publié en 1965, l’analyse que propose Aquin de la débandade des patriotes se situe dans le même registre: dans la pièce tragique que serait la révolte de 1837, la victoire de Saint-Denis-sur-Richelieu constitue «un événement qui n’était pas dans le texte7Hubert Aquin, Blocs erratiques, Montréal, Typo, 1998 [1977], p.133..» Les patriotes n’auraient pas su quoi en faire, au point de fomenter leur échec. La révolution n’a pu avoir lieu, selon Aquin, parce qu’elle ne faisait pas partie des possibles.
Dans la nouvelle de Bock, la chef Lalonde formule devant ses complices un objectif bien clair: ancrer l’horizon de leur combat dans le réel: «[…] notre mission héroïque aura rendu les discours inutiles, les envolées lyriques retourneront à la littérature, les obus seront fondus pour qu’on en fasse des maisons et nous pourrons enfin nous consacrer à l’essentiel […].» (156) Mais le discours ne fait pas ce qu’il dit. Il retourne plutôt la violence contre le sujet qui la profère, le passage à l’acte est saboté de l’intérieur, puisque le discours semble griser le sujet, l’avaler, le mener vers sa propre disparition plutôt que vers l’avènement d’un ordre nouveau.
Dans ce cheminement conscient vers l’échec, Lalonde, qui tient autant de l’écrivaine que de la révolutionnaire, adopte une position douloureuse, sacrificielle. Puisque la victoire n’est écrite nulle part, puisque «de toute manière l’histoire fera d’eux des traîtres et des terroristes» (151), autant faire de la défaite un art, une pratique qui comporte ses exigences, sa rigueur. Même si on lit dans ce projet la jouissance de l’insoumis qui restera aux yeux de l’histoire l’élément inassimilable, non réhabilitable, on perçoit surtout la détresse du perdant qui n’a pas su s’inventer d’autres rôles, qui n’a pas su sortir du cadre étroit d’un scénario inlassablement répété.
La critique féroce que formule ce texte peut sembler reconduire un constat défaitiste de l’avenir du Québec, lequel s’inscrit dans un certain discours dominant8Dans un billet, l’éditorialiste Mario Roy reprochait lui aussi à la mouvance souverainiste d’être «convaincue que la victoire de l’option ne dépend que de quelques… mots de plus.» «La liturgie de la parole», Cyberpresse (Le blogue de l’édito), 17 août 2011, http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/ (7 février 2012).. En effet, les personnages représentés ici, tout en tentant courageusement de s’extraire d’un cul-de-sac, sont eux-mêmes porteurs d’un projet sans issue. Leur révolution vise à reproduire un idéal figé, dans lequel l’œuvre de Holgate, par exemple, ne cadre pas, puisqu’elle ne représente pas le «bon» Québec. Leur vision du pays, bien que le récit se situe au 23e siècle, ne semble pas avoir évolué depuis Refus global et se résume à ce pavillon d’art québécois, où sont exposés les restes d’une culture pratiquement déjà morte. Leur aveuglement les empêche de voir qu’ils sacrifient leur vie pour protéger un héritage déjà folklorisé.
Mais il faut resituer la nouvelle dans le contexte de son recueil. Il y a une vitalité dans la fiction de Bock qui s’écarte d’un discours de rejet, de répudiation du «destin» québécois. Même si on suit tout au long d’Atavismes «l’homme typique, errant, exorbité» d’Aquin, «fatigué de son identité atavique et condamné à elle9La citation exacte, tirée de «La fatigue culturelle du Canada français», se lit comme suit: «Je suis moi-même cet homme “typique”, errant, exorbité, fatigué de mon identité atavique et condamné à elle.» Hubert Aquin, op. cit., p. 110.», il y a chez ce sujet la soif de traquer partout les traces de son histoire, une histoire ancrée dans la mémoire du corps. Les photographies, les meubles, les amulettes anciennes trouvées au fond des boîtes servent à raconter le Québec, à en épouser complètement les formes pour mieux les repousser, les malmener. Il s’y dessine exactement le contraire d’une Culture réduite à ses effigies et à «ses envolées lyriques», telle qu’elle est critiquée dans la nouvelle «Effacer le tableau», on y perçoit plutôt toute la force d’évocation d’une culture matérielle, dont les objets les moins sacrés sont les sources infinies de fictions individuelles et collectives.
Le choix de l’héritier
La thématique de l’héritage dans Atavismes est placée sous le signe du legs concret, physique. Dans deux autres nouvelles à caractère fantastique, il est question d’un personnage héritant de la demeure familiale. Dans «Le ver», la maison se trouve envahie par les plantes et les animaux, et finit par s’enfoncer dans la terre en emportant avec elle le narrateur, enfin apaisé, son titre de propriété implanté sous la peau. Dans «Le voyageur immobile», qui clôt le recueil, un archiviste, en cherchant à se débarrasser des souvenirs de ses ancêtres accumulés au sous-sol, découvrira un œil de métal qui le mettra sur les traces d’un Québec encore plus ancien que celui des premiers colons français, celui des Basques, des Inuit et des Viking. Le narrateur en viendra à recomposer une «histoire nationale» débordant les limites du territoire québécois, faisant voler en éclats la linéarité de nos récits d’origine. Dans les deux cas, les personnages choisissent d’habiter un lieu qui leur échoit, mais le premier est avalé par ce lieu, tandis que l’autre se l’approprie en ne conservant parmi ses souvenirs poussiéreux que l’artéfact mystérieux, voire dangereux, qui le forcera à affronter l’inconnu.
Si le mot «atavisme» désigne une forme de transmission inconsciente, passive, ces textes situent plutôt le processus de transmission au cœur de la conscience du sujet, à travers ses sensations, sa vision du monde, sa lecture du paysage. Contrairement à ce que le titre de la nouvelle analysée plus tôt laisse supposer, il n’y est jamais question «d’effacer le tableau» pour repartir à zéro, mais plutôt de s’immiscer dans ce «tableau en perpétuelle réécriture» (139), de «remettre le passé au travail10Robert Richard, «Scouiner la littérature nationale pour lire Aquin…», Liberté, no 278, novembre 2007, p.78.», pour reprendre une expression de Robert Richard.
Par son énergie à réécrire l’histoire, à en jouer, à en détisser et en retisser les fils, Atavismes nous invite à nous écarter d’un ressassement stérile pour instaurer ce qu’on pourrait appeler une poétique de la rumination, rumination ludique, productive, qui réussit à explorer certains aspects de «notre identité atavique» qui ressortent de l’impensé, de l’indéterminé, qui réussit à y dégager quelque chose comme un espace de liberté. Chez Bock, l’imaginaire de la défaite devient le principe opérant d’une réappropriation quasi sensorielle de l’Histoire, d’une relecture intime du «texte national», un texte national traversé d’étrangetés et de scories, joyeusement souillé par la trahison, la lâcheté, la perversion.
À la question «Comment parler du Québec aujourd’hui?», Atavismes ne fournit pas une réponse facile mais propose un projet ambitieux: nous enfoncer dans le lieu que nous occupons pour y déterrer des objets hétéroclites, abîmés, non identifiables et recomposer à partir d’eux d’autres fictions que celles qui gisent inertes à la surface. Accepter ce bordel en héritage à condition de pouvoir sauter dedans à pieds joints et d’écraser au passage quelques pièces précieuses.
Ce texte est une version remaniée d’une communication présentée dans le cadre de la table ronde «Le Québec malgré tout» tenue le 13 janvier 2012 à l’Université de Montréal et organisée par le CRIST (Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes).
- 1Godbout déplorait en fait la disparition du Québec tel qu’il l’avait connu et rêvé, un Québec dont «la tribu canadienne-française» constituait le coeur. Michel Vastel, «2076: la fin du Québec!», L’Actualité, 1er septembre 2006, http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0 (7 février 2012).
- 2Alain Farah, «L’épisode des provinces», Liberté, no 275-276, mars 2007, p.102.
- 3Catherine Mavrikakis, «Trahir la race. Portrait de l’intellectuel québécois en Judas», Liberté, no 279, février 2008, p.36.
- 4Raymond Bock, Atavismes, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 2011, 230 p. Toutes les références à ce recueil seront désormais intégrées entre parenthèses au corps du texte.
- 5Christian Desmeules, «Littérature québécoise – L’art ancien de la défaite», Le Devoir, 16 avril 2011, p. F4.
- 6René Lapierre, Écrire l’Amérique, Montréal, Les Herbes rouges, 1995, p.33.
- 7Hubert Aquin, Blocs erratiques, Montréal, Typo, 1998 [1977], p.133.
- 8Dans un billet, l’éditorialiste Mario Roy reprochait lui aussi à la mouvance souverainiste d’être «convaincue que la victoire de l’option ne dépend que de quelques… mots de plus.» «La liturgie de la parole», Cyberpresse (Le blogue de l’édito), 17 août 2011, http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/ (7 février 2012).
- 9La citation exacte, tirée de «La fatigue culturelle du Canada français», se lit comme suit: «Je suis moi-même cet homme “typique”, errant, exorbité, fatigué de mon identité atavique et condamné à elle.» Hubert Aquin, op. cit., p. 110.
- 10Robert Richard, «Scouiner la littérature nationale pour lire Aquin…», Liberté, no 278, novembre 2007, p.78.