Entrée de carnet

Comparaison, avec raisons

Gabriel Tremblay-Gaudette
couverture
Article paru dans Lectures critiques VI, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)

Œuvre référencée: Hall, Steven. The Raw Shark Texts, Toronto, HarperCollins, 2007, 428 pages.

Eric Sanderson se réveille chez lui au beau milieu de la nuit. Il est en proie à une panique totale, puisqu’il a l’impression de se noyer en eaux profondes. Après quelques instants angoissants, il reprend ses esprits et constate qu’il n’est pas en mer mais bien sur la terre ferme, au pied de son lit. Mais il constate rapidement qu’il n’est pas hors de danger pour autant, puisqu’il prend soudainement conscience qu’il n’a aucune idée d’où il peut bien se trouver, ni, surtout, de qui il peut bien être.

Sans être une prémisse des plus originales, la scène d’ouverture du roman de Steven Hall, The Raw Shark Texts, a de quoi piquer la curiosité, et lance de belle manière un roman qui se dévore avec la même intensité qu’un bon polar. Sauf qu’il n’est pas ici question de meurtre, puisqu’Eric Sanderson apprend qu’il a perdu la mémoire après avoir été attaqué par un «Ludovician», énorme requin conceptuel qui nage dans un environnement abstrait, à savoir le flux invisible de transmission des pensées – un peu comme si le zeitgeist était une voie de circulation. Sanderson est la proie répétée de cette créature depuis un voyage dans les îles grecques effectué avec sa conjointe Clio, morte dans des circonstances troubles. Il apprend tout ceci d’abord au contact de sa psychologue, déjà au courant de la situation particulière de son patient, puis grâce à des lettres qu’il reçoit chaque jour, écrites par «The First Eric Sanderson» –c’est-à-dire lui-même, avant qu’il ne perde la mémoire. Il obtient également un étrange enregistrement vidéo, qui présente une ampoule nue clignotant à intervalle irrégulier, dont il extraira un message grâce à un code de déchiffrement fourni par The First Eric Sanderson. Ces informations le mettront sur la piste du Ludovician et d’un certain Dr. Fidorous, qui pourrait lui permettre de lutter contre la créature. Pour ce faire, il lui faudra explorer la dimension du «un-space» (des lieux désertés ou soustraits au regard du public) afin d’aboutir à une issue qui, espère-t-il, le mènera sur les traces de son passé…

Je crois que ce long résumé, volontairement formulé à grand renforts de clichés, indique clairement combien conventionnel peut être, par moments, le roman de Steven Hall; on pourrait en dresser un schéma actanciel en quelques secondes, on peut anticiper les revirements dramatiques pour autant que l’on prenne la peine d’y penser, et la forme que prend le principal antagoniste –un requin monstrueux– force la référence intertextuelle au film Jaws, que la finale du roman reconduit avec très peu de variations.

En dépit de ces aspects prévisibles, The Raw Shark Texts sait se montrer assez peu conventionnel par moments. Par exemple, les créatures conceptuelles qui peuplent le roman sont représentées à l’aide de dispositions étonnantes du texte sur la page, dans une approche qui n’est pas sans rappeler la poésie concrète (voir Figure 1); les instructions de décodage du vidéo de l’ampoule transmises par The First Eric Sanderson sont étalées sur quatre pages, reproduisant un clavier QWERTY afin d’en expliquer la logique; le texte est interrompu à quelques occasions par l’intrusion de documents photographiques ou schématiques (Figure 2), et une séquence importante, dans le dernier quart du roman, prend la forme d’un flipbook à même les pages du livre. De plus, le roman est doté d’un index de cinq pages listant des noms propres, des personnages ou des lieux visités par Eric Sanderson. Curieusement baptisée «Undex (incomplete), Negative 36/36», cette section annexe au livre est évidemment très inhabituelle pour une œuvre de fiction.

Hall, The Raw Shark Texts, p.217.(Figure 1)

Hall, The Raw Shark Texts, p.217.(Figure 1)

Hall, The Raw Shark Texts, p. 282.(Figure 2)

Hall, The Raw Shark Texts, p. 282.(Figure 2)

La comparaison inévitable

La description du roman n’aura peut-être pas suffi, mais la recension des aspects plus originaux du roman de Steven Hall n’aura pas manqué d’interpeller les lecteurs de House of Leaves, le roman vertigineux de Mark Z. Danielewski publié six années avant The Raw Shark Texts. En effet, on retrouve également dans House of Leaves des dispositions textuelles bigarrées, des voix narratives croisées, des documents visuels en annexe et un immense index apparemment superflu.

Résumer un roman complexe et ambitieux tel House of Leaves n’est pas une mince affaire, c’est pourquoi je citerai —paresseusement— celui fait par Anaïs Guilet:

[House of Leaves] débute par les confessions de Johnny Truant, un antihéros qui entre par hasard en possession du manuscrit d’un vieil original nommé Zampanò. Ce dernier a remisé dans une malle l’intégralité de son œuvre: un essai volumineux et prodigalement annoté portant sur un film qui n’existe pas, The Navidson Record (…) [film] tourné par Will Navidson, un photoreporter qui décide d’immortaliser son emménagement qui s’avère posséder des dimensions intérieures supérieures à ses dimensions extérieures, et où des couloirs apparaissent, incitant les protagonistes à y tenter des explorations1Guilet, Anaïs, «Folie marginale et marginaux fous: Le traitement des notes de bas de page dans House of Leaves de Mark Z. Danielewski», dans Postures (Marie-Pierre Bouchard, dir.), numéro 11, printemps 2009, pp.141-153, page 142..

Cette œuvre volumineuse –709 pages– contient une quantité énorme de notes de bas de page, souvent utilisées afin de fournir des sources fictives aux citations fournies dans le texte. De plus, le roman met en place trois instances auctoriales –Zampanò, Johnny Truant et Pelafina, la mère de Johnny,— et il s’avère impossible de déterminer de qui, parmi ces trois candidats possibles, origine le texte. Danielewski a réussi un tour de force consistant à amalgamer un récit passionnant –l’exploration de la maison aux proportions incongrues est relatée de manière aussi palpitante et haletante que peut l’être la lecture d’un des romans réussis de Stephen King– et une dissertation critique à propos de celui-ci. L’œuvre lance le lecteur sur de multiples pistes interprétatives, qui débouchent plus souvent qu’autrement sur des cul-de-sac.

De son propre aveu, Danielewski a mis dix années à écrire son Opus Magnum. L’auteur montre qu’il avait visiblement prévu l’accueil critique qui serait réservé à son texte lorsqu’il fait dire à l’un de ses personnages, à propos du film The Navidson Record, mais en référence implicite à son propre roman, «Navidson’s film seems destined to achieve at most cult statut. Good story telling alone will guarantee a healthy sliver of popularity in the years to come but its inherent strangeness will permanently bar it from any mainstream interest.» (p.7) Preuve qu’il ne s’est pas fourvoyé, les lecteurs obsessifs vouant un culte au roman de Danielewski s’épivardent en conjectures sur le forum Web www.houseofleaves.com depuis 2001, et ils demeurent actifs à ce jour…

 

Dans l’ombre d’un géant

À la suite de cet aperçu de House of Leaves, il est aisé de comprendre que la comparaison avec The Raw Shark Texts n’est pas injustifiée, et relève même de l’évidence. D’autant plus qu’au cœur du labyrinthe au centre de la maison dans l’œuvre de Danielewski se tapit un monstre fantastique, un peu comme le Ludovician que le Eric Sanderson du roman de Hall débusque dans son exploration du Un-Space

Mentionnons, à la décharge de Steven Hall, que suivant l’obtention du statut de livre-culte par House of Leaves et avant que ne paraisse The Raw Shark Texts, aucun écrivain, à ma connaissance, n’avait cherché à suivre les traces de Danielewski et à proposer une expérience de lecture aussi fourmillante, s’appuyant sur des jeux formels complexes constitués à partir des propriétés matérielles du texte. Hall devait être conscient des comparaisons qui ne manqueraient pas de suivre lors de la réception critique de son roman, mais il a décidé de relever ce colossal défi. L’œuvre de Danielewski avait, en quelque sorte, créé un géant à l’aune duquel les écrivains cherchant à s’inscrire dans son sillage devraient se mesurer. Or, après tout, un David confiant en sa précision pourrait croire qu’il serait en mesure de tenir tête à Goliath. Assumant jusqu’au bout sa source d’inspiration, et souhaitant sans doute voir naître une communauté de lecteurs enthousiastes, Hall, à l’instar de Danielewski, a mis en place sur son site Web un forum de discussion à propos de son roman, à l’adresse http://rawsharktexts.com/.

Or, Hall n’a pas su reproduire le résultat du récit biblique. L’échec relatif de The Raw Shark Texts s’explique sans doute par le choix d’une forme linéaire, qui trouve son accomplissement au terme du récit, même si certains détails, notamment une mention dans l’«Undex» de l’existence de «chapitres négatifs», indiquent clairement au lecteur qu’il y aurait davantage à trouver par un travail de décryptage. Ce processus de lecture exégétique seyait mieux à House of Leaves, principalement parce que cette œuvre se déployait dans une forme réticulaire qui obligeait le lecteur à composer avec plusieurs niveaux narratifs et des instances auctoriales multiples, des systèmes de codification élaborés2À titre d’exemple, certains des symboles utilisés pour les renvois en bas de page prenaient la forme de signes utilisés comme code de communication sol-air en aviation militaire, et la révélation, dans une des lettres de Pelafina, d’une formule de décryptage fonctionnant sur le principe de l’anagramme a amené des lecteurs très patients à débusquer des messages cachés dans certains passages de House of Leaves. et des renvois incessants vers des portions éloignées du texte: l’investissement immersif du lecteur est pratiquement indispensable à une expérience satisfaisante de House of Leaves.

Le roman de Danielewski, avec sa thématique et sa structure labyrinthique, devenait une métaphore du processus herméneutique; que l’on s’y perde en cherchant la sortie était autant l’objectif de l’auteur que le plaisir du lecteur. On n’atteint jamais véritablement le terme de House of Leaves, puisque les dédales de ses significations démultipliées font penser au paradoxe de Zénon tant le lecteur, découvrant sans cesse de nouvelles avenues d’exploration qui relancent ses réflexions, se sent comme la flèche qui n’atteindra jamais sa cible puisqu’elle est condamnée à n’effectuer éternellement que la moitié de sa trajectoire. En contrepartie, après une première lecture, on sent avoir atteint le terme de The Raw Shark Texts malgré sa finale ouverte: l’indication, dans l’étrange «Undex», de la possible existence de chapitres négatifs n’est pas assez émoustillante pour inciter à replonger dans un roman dont on sent déjà avoir découvert les tenants et aboutissants. À titre indicatif du peu d’enthousiasme soulevé par le projet d’exégèse de The Raw Shark Texts, le forum mis en place par Hall a été considérablement moins fréquenté que celui de Danielewski.

 

Créer un monstre?

J’ai voulu lire The Raw Shark Texts pour ce qu’il était mais je n’ai pu m’empêcher d’y déceler constamment des comparaisons avec House of Leaves. J’ai ensuite voulu écrire sur The Raw Shark Texts mais je constate qu’il m’a été impossible de le faire sans me référer abondamment à une autre lecture, qui s’est inscrite autant en filigrane qu’en filtre entre le roman de Hall et moi.

D’une certaine manière, ce constat pourrait être inquiétant. Est-ce que Mark Z. Danielewski a réussi dans son projet de créer un roman contemporain qui, au plan formel, accomplit ce que Katherine Hayles décrit de la manière suivante: «As if learning about omnivorous appetite from the computer, House of Leaves, in a frenzy of remediation, attempts to eat all the other media3Hayles, Katherine, «Saving the Subject: Remediation in House of Leaves», dans American Literature, numéro 74 (2002), p.781.», et au plan du contenu, a parfaitement internalisé les approches déconstructivistes et poststructuralistes, à un point tel qu’il intimide les écrivains aspirant à s’en inspirer? Est-ce qu’en écrivant House of Leaves, l’auteur a créé un monstre qui terrorise les futurs écrivains, attirés par une approche similaire mais démoralisés d’avance?

Bien sûr que non. Le roman de Danielewski n’est pas parfait, sa plume sombre parfois dans des élans lyriques alambiqués et une seconde lecture de son roman fait prendre conscience d’aspects forts agaçants, notamment sa propension à vouloir contrôler les interprétations possibles de son texte tout en prêchant une liberté complète du lecteur face à son propre investissement herméneutique.

Il y aura toujours place au renouveau en littérature. À preuve, Visual Editions a proposé en 2010 une réédition de Tristram Shandy qui reprend le texte de Laurence Sterne pour y investir des procédés typographiques imaginatifs, que l’écrivain écossais aurait sans doute grandement appréciés. Et pour revenir à The Raw Shark Texts en terminant, si la comparaison avec House of Leaves s’avère peu avantageuse au final, je dois reconnaître que la figuration du monstre par Hall m’a semblé plus probante et efficace que celle déployée par Danielewski. En plus de l’incarnation, dans les pages du roman, du requin conceptuel par le biais de segments textuels disposés en forme de requin, la couverture crée la silhouette du Ludovician par un trou sur sa surface, qui donne accès à un texte d’introduction à même la page de garde (Figure 3). Cette béance frappante, brillant dispositif représentant une paradoxale absence présente, signifie à merveille la nature abstraite mais saillante d’une créature immatérielle.

Hall, The Raw Shark Texts, couverture(Figure 3)

Hall, The Raw Shark Texts, couverture(Figure 3)

  • 1
    Guilet, Anaïs, «Folie marginale et marginaux fous: Le traitement des notes de bas de page dans House of Leaves de Mark Z. Danielewski», dans Postures (Marie-Pierre Bouchard, dir.), numéro 11, printemps 2009, pp.141-153, page 142.
  • 2
    À titre d’exemple, certains des symboles utilisés pour les renvois en bas de page prenaient la forme de signes utilisés comme code de communication sol-air en aviation militaire, et la révélation, dans une des lettres de Pelafina, d’une formule de décryptage fonctionnant sur le principe de l’anagramme a amené des lecteurs très patients à débusquer des messages cachés dans certains passages de House of Leaves.
  • 3
    Hayles, Katherine, «Saving the Subject: Remediation in House of Leaves», dans American Literature, numéro 74 (2002), p.781.
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