Entrée de carnet

The prettiest thing is the darkest darkness: les récits des prostituées

Amélie Paquet
couverture
Article paru dans William T. Vollmann, sous la responsabilité de Simon Brousseau et Amélie Paquet (2011)

Whores and undertakers are the only eternal optimists.

– William T. Vollmann

Je croise régulièrement à Hochelaga où j’habite et dans le centre-sud de Montréal des prostituées de rue. Je leur souhaite souvent en silence d’être comme One Eye dans Thriller – a cruel picture (1974)1Film indépendant suédois de Bo Arne Vibenius, classique du courant Rape & Revenge, connu pour avoir inspiré le Kill Bill de Quentin Tarantino. Ce film appartient au répertoire du sexploitation, un sous-genre du cinéma d’horreur à mi-chemin avec le cinéma pornographique. One-Eye, muette depuis qu’elle a été violée dans son enfance, est forcée à se prostituer par un homme qui la drogue. Pendant ses jours de congé, elle apprend le karaté, le tir avec une arme à feu, l’auto-défense et la conduite automobile. À la fin, elle se venge violemment contre ses clients et son proxénète.: de prendre les armes, de buter les emmerdeurs et de fuir dans une auto de police volée. Mes vœux de révolte sont aussi charmants que stupides. Lorsqu’on voit les prostituées de rue, dans les faits, on espère seulement qu’elles seront capables de marcher sans tomber jusqu’au prochain immeuble tant elles sont mal en point, et qu’elles trouveront un client rapidement pour que leur journée se termine au plus vite. Je ne regarde jamais ces femmes avec pitié. Comme tout le monde, elles m’effraient un peu. Elles font des mouvements brusques et chaotiques, elles me couvrent parfois d’insultes ou elles soulèvent leurs vêtements pour me montrer leurs seins. Je m’efforce de faire fi de mes craintes de petite fille sage, élevée dans une banlieue en région où pourrit dans l’ennui la classe moyenne aisée, et de les regarder droit dans les yeux. J’espère que mon regard est dur, j’espère aussi qu’il témoigne de la force un peu cruelle mais en même temps remplie de compassion qui m’habite.

En lisant le roman de William T. Vollmann Whores for Gloria, j’avais l’impression qu’il les observait d’une manière similaire, avec gravité et tendresse. Le cadre du roman est fictif, Vollmann n’est pas Jimmy, le personnage principal du livre. L’auteur indique toutefois dès l’ouverture que les récits des prostituées2J’écris «prostituées» toujours au féminin, mais il faut noter qu’il y a de nombreux personnages de travestis dans Whores for Gloria. sont bien réels: «All of the whore’s-tales heroin, however, are real» (p.1). Comme dans The Rainbow Stories (1989), Butterfly Stories (1993) et Thirteen Stories and Thirteen Epitaphs (1994), il construit son roman à partir d’entrevues réalisées avec des prostituées. Dans Whores for Gloria, il rencontre celles du Tenderloin, un quartier du centre-ville de San Francisco, qui reviendront dans The Royal Family (2000). À la fin du roman, Vollmann laisse des notes de ses recherches sur la prostitution de rue de 1985-1988 dans le Tenderloin. Présenté ainsi, Whores for Gloria ressemble à une sorte de documentaire littéraire, un reportage journalistique poétique. Or, il n’en est rien. Au début, le narrateur stipule que la fiction lui permettra d’aller plus profondément dans l’horreur: «More obscure still, because fictitious, is the following.» (p.1). Whores for Gloria est une œuvre littéraire exigeante qui ne se sert pas de la littérature pour embellir une réalité dure. Vollmann se garde bien de poétiser à outrance les déboires des plus démunis, comme il fait très attention pour ne pas leur imposer sa propre voix. Vollmann sait toutefois que ce n’est que grâce à la littérature, par le biais de la fiction, qu’il pourra aller jusqu’au bout de ces récits et s’approcher ainsi de la réalité. La fiction ne rendra certainement pas la vie des prostituées plus respirable, mais elle permettra, sans reproduire la violence qui marque leurs existences, de plonger au cœur de celles-ci.

J’ai donné comme titre à cette lecture de Whores for Gloria «The prettiest thing is the darkest darkness»3«I wish I could say that I loved all the colors equally. In fact, I have a special affinity for green and yellow (no doubt because I do not eat enough vegetables), and a surpassing admiration for the color black (I have been told that black is not a color, but refuse to believe it). The motto for this collection, therefore, is: The prettiest thing is the darkest darkness.» (Vollmann, 1989, non paginé). en citant une phrase de Vollmann qui ouvre les Rainbow Stories. On pourrait lire cette phrase comme une déclaration cynique célébrant la misère et signifiant qu’il y a quoique ce soit de beau au sein de la brutale vérité des prostituées de rue. Ce n’est pas ainsi que je comprends cette citation. Si, pour ma part, je cherche le darkest darkness, c’est parce qu’il me semble que la vraie compassion se situe dans cette aptitude à ne pas détourner les yeux devant le pire. Une fois, dans une petite fête qui avait lieu près de chez moi sur la rue Ste-Catherine, cette rue de Montréal où les prostituées sont très visibles, je me souviens d’avoir entendu des gens comme moi très scolarisés parler avec désinvolture et dégoût de leur bref passage à Hochelaga. En ce soir d’anniversaire, ils étaient à la fois excités et dégoûtés de mettre les pieds dans un quartier malfamé. En écoutant leurs remarques aussi bienveillantes que méprisantes, j’avais eu une réaction non réfléchie. Les âmes raisonnables appellent ça une réaction épidermique. L’alcool aidant sans doute, j’avais déclaré que j’aimais vivre avec les pauvres, que j’aimais de tout mon cœur Hochelaga et sa misère. Tout mon corps tremblait malgré moi, gage de mon énervement et de ma vulnérabilité ainsi exposée. Mon argumentation laissant à désirer, je tenais le discours d’une fille de la banlieue venue s’amuser en ville devant ce qu’elle croit être la «vraie vie». J’étais aussi conne qu’eux dans ma défense. Je n’ai pas déménagée dans cet endroit pour me divertir. Je m’y suis installée parce qu’il me fallait voir tout ce contre quoi mes parents m’avaient protégée, je voulais comprendre pourquoi ils avaient mis leurs mains devant mes yeux. Quand j’étais petite et qu’on venait à Montréal en famille, mes parents m’avaient dit que les prostituées fréquentaient jadis la rue St-Laurent, la main où habitait la Sainte-Carmen révolutionnaire de Michel Tremblay. Ils me disaient que ça avait changé, qu’elles n’y étaient plus. Quand on passait sur cette rue, je cherchais partout dans l’espoir d’en voir une, comme si elles étaient des attractions. Puisque je n’en trouvais pas, je pensais qu’elles n’existaient plus. Mes parents ne me disaient pas –peut-être qu’ils ne le savaient pas, nous n’étions pas du coin– qu’elles étaient juste à côté, un peu plus à l’est. Ce n’était donc pas parce qu’elles échappaient à mon regard qu’elles avaient disparues. Il fallait poursuivre la recherche. Dans le même esprit, l’œuvre de Vollmann est toujours en quête du darkest darkness, non pas par voyeurisme, mais par empathie.

Même si la vie des prostituées de rue est terrible, Vollmann dans les nombreux textes qu’il leur consacre ne souhaite pas choisir à leur place leur destin. Il n’y a rien de plus horrible que de s’émouvoir devant elles et de leur offrir soit une violence franche, à travers des gestes de répression, ou soit une autre dissimulée, en les forçant à l’intégration. Vollmann sait que des femmes peuvent être contraintes de force à la prostitution alors que d’autres la choisissent de leur plein gré. Dans la mesure, bien sûr, où le monde qui nous est contemporain permet réellement de choisir quoi que ce soit «de plein gré». Je ne glorifie ni ne condamne davantage la prostitution. Je crois, comme Vollmann, qu’il faut seulement apprendre à écouter les prostituées, sans s’identifier bêtement à elle en niant leur altérité. Virginie Despentes dans King Kong Théorie dénonce les bien-pensants toujours prêts à répondre pour elles: «Faire ce qui ne se fait pas: demander de l’argent pour ce qui doit rester gratuit. La décision n’appartient pas à la femme adulte, le collectif impose ses lois. Les prostituées forment l’unique prolétariat qui émeut autant la bourgeoisie» (Despentes, 2006, p.57). Vollmann lutte tout autant contre cette attitude. Whores for Gloria ne veut pas participer à émouvoir la bourgeoisie. La folie et la violence, contenues dans le discours de Jimmy, permettent sans doute de tenir à distance les bien-pensants, de les dégoûter assez afin qu’ils ne puissent avoir assez de prises sur le texte pour réifier les prostituées du roman. Dans un article journalistique «Je m’intéresse tout particulièrement aux jeunes filles», Vollmann raconte avoir essayé lors d’un voyage en Thaïlande d’acheter une enfant afin de la libérer, si elle le désirait, de sa vie de prostituée. Au début de cet article, il mentionne l’existence de prostituées volontaires dans un bordel où il s’arrête pour son reportage: «Ce sont toutes des prostituées volontaires, bien qu’elles puissent ne pas aimer leur profession en elle-même; c’est également vrai de la plupart des concierges, des éboueurs et des dactylos» (Vollmann, 2011, p.203). Difficile d’entendre une déclaration aussi radicale que celle-là puisqu’elle contient une critique profonde du système, une critique de cette vie de travail de neuf à cinq qu’on tente de nous présenter comme une chose désirable. À la fin de Whores for Gloria, Vollmann cite une prostituée noire âgée d’environ 25 ans: «When I was in an office, it didn’t matter how whether I was sick for a day or whether I worked an extra day. I always knew exactly how much I’d make at the end of the week. I couldn’t stand it. Out here I can make as much as I want to make» (p.142).

Jimmy, le personnage principal de Whores for Gloria, n’est pas un homme sympathique. Amoureux fou d’une certaine Gloria qu’il a perdu, Jimmy est un être blessé qui n’hésite pas à transférer sa douleur sur les prostituées de rue qu’il se paie. Sa violence est toutefois plus complexe qu’on pourrait le croire au premier abord. Jimmy ne paie pas toujours des filles pour coucher avec lui. Collectionneur fétichiste, il réclame aussi d’elles des mèches de cheveux et surtout des histoires. Parfois il leur demande de raconter des histoires heureuses de leur enfance, «Tell me some happy stories about when you were a girl» (p.25), et parfois il veut seulement des histoires vécues, «Just tell me stories about things that have happened to you» (p.52). De Peggy, il aimerait avoir des histoires gaies: «Well honey tell me some happy stories» (p.85). Elle lui répond qu’elle n’en connaît aucune. Il change alors sa requête: «I want you to tell me stories about things that happened to you and things you expect to happen to you in the future» (p.85-86).  Jimmy réclame aussi qu’elles lui racontent leurs rêves: «Well, sweetycakes, what kind of dreams exactly do you have? said Jimmy. I never have dreams so I’m gonna memorize yours if you don’t mind which somehow I have feeling you won’t because here’s five dollars» (p.109). Plus tard, puisque Jimmy remarque que les histoires joyeuses des prostituées sont toujours tristes, il leur demande désormais des histoires tristes («tell me sad stories», p.129) en espérant enfin qu’elles soient un peu heureuses.

La prostituée-conteuse est une figure connue en littérature. Pendant les mois de viols et de débauches des 120 journées de Sodome de Sade, les quatre anciennes prostituées devenues proxénètes, Madame Duclos, Madame Champville, la Martaine et la Desgranges, ont pour rôle de raconter des histoires au groupe. Dans Whores for Gloria, six prostituées racontent contre de l’argent une trentaine d’histoires à Jimmy. Melissa parle de son enfance, Phyllis, la travestie, de ses premières expériences, Dinah, Peggy, Candy et Cynthia de leurs clients et de leurs violences. Avec ces histoires, Jimmy tente de reconstituer la mémoire de Gloria, comme Frankenstein collectionne les morceaux épars de corps pour fabriquer sa créature. Si la prostituée-conteuse est une figure consacrée, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue toujours un personnage paradoxal. Elle est à la fois celle qu’on veut absolument entendre et celle qu’on ne veut surtout pas entendre, elle est celle qui connaît ce que nous brûlons de connaître et celle qui sait tout ce que nous préférerions de ne pas voir. La prostituée, conteuse ou non, est toujours cette femme qu’on désire aussi fortement qu’on la rejette.

Pendant tout le roman, on ne sait pas qui est exactement Gloria. Alors qu’on croit qu’elle est morte, on apprend à la fin du texte que c’est plutôt Jimmy qui est désormais un fantôme. Gloria aurait pris les armes pour le tuer il y a plusieurs années: «So she turned pro, huh? And she killed Jimmy, right on Turk Street ? […] She knew how to kill. She had a .38. She didn’t miss ‘im. She come blazin’, and blood was blastin’, and the Chinmen were fuckin’ splittin’! You know how a motherfuckin’ slope is, man !» (p.138). Gloria avec son calibre .38 est très redoutable. Robert Adam, dans le manuel Modern Handguns, classe le .38 dans les «supermags» avec le 9mm qui est un peu près équivalent. Après avoir exploré toute cette misère, le fantasme de la vengeance revient à la surface et Whores for Gloria se termine en le mettant en scène.

Dans Poor People (2007), Vollmann pose à différentes personnes qui vivent dans des conditions misérables cette question que la Jeanne Dark de Bertolt Brecht demandait aux ouvriers des usines de Chicago après le krach boursier de 1929: «Chers amis, dites-moi: pourquoi êtes-vous pauvres?»4Vollmann ne cite explicitement pas la référence à Brecht, mais il serait bien étonnant qu’elle soit fortuite. Après tout, la démarche de Vollmann comme journaliste n’est pas très loin de celle de Jeanne Dark. La courageuse, romantique et utopiste Jeanne échoue dans son combat et trouve la mort à la fin de la pièce : «J’ai parlé sur toutes les places / Il y avait des rêves par milliers. / J’ai fait tort aux persécutés. / Et n’ai servi que les persécuteurs.» (Brecht, 1961, p. 107) Osons espérer que Vollmann, lui, ne perdra pas le sien.. En analysant les rencontres qu’il a faites, Vollmann réécrit la liste des quatre caractéristiques de la pauvreté proposée par les Nations Unies. «Vie brève, illettrisme, exclusion et absence de ressources matérielles»  (Vollmann, 2008, p.107) deviennent dans Poor People ce qu’il nomme les dimensions de la pauvreté: «invisibilité, difformité, rejet, dépendance, vulnérabilité, douleur, indifférence et aliénation» (Vollmann, 2008, p.107). Dans le fantasme de la prostituée vengeresse, toutes ces caractéristiques se trouvent inversées. Gloria armée de son .38 est visible, puissante et indépendante. Peut-être que la vraie compassion se trouve dans ce regard qui se confronte sans réserve au darkest darkness, mais tous les êtres humains finissent par rechercher néanmoins un peu de lumière. Comme le confie une prostituée blanche d’environ 35 ans à Vollmann, elles se sentent souvent bien en contrôle comme des guerrières, mais le moment où elles seront de nouveau vulnérable est chaque fois plus près qu’elles ne le croient: «You know, a woman in here is really in control. It’s really up to us. [But a few seconds later she said:] If they pull a knife on us all we can do is talk our way out of it» (p.146).

 

Bibliographie

Adam, Robert. 1996. Modern Handguns. New York: Grange Books.
Brecht, Bertolt. 1961. Sainte Jeanne des abattoirs. Paris: L’arche.
Despentes, Virginie. 2006. King Kong Théorie. Paris: Grasset.
Sade, Donatien-Aldonze-François. 1998. Les 120 journées de Sodome. Paris: 10/18.
Vollmann, William T. 1989. The Rainbow Stories. London: Picador.
Vollmann, William T. 2008. Pourquoi êtes-vous pauvres?. Arles: Actes Sud.
Vollmann, William T. 2011. «Je m’intéresse tout particulièrement aux jeunes filles», dans Le roi de l’opium et autres enquêtes en Asie du sud-est. Paris: Tristram.
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    Film indépendant suédois de Bo Arne Vibenius, classique du courant Rape & Revenge, connu pour avoir inspiré le Kill Bill de Quentin Tarantino. Ce film appartient au répertoire du sexploitation, un sous-genre du cinéma d’horreur à mi-chemin avec le cinéma pornographique. One-Eye, muette depuis qu’elle a été violée dans son enfance, est forcée à se prostituer par un homme qui la drogue. Pendant ses jours de congé, elle apprend le karaté, le tir avec une arme à feu, l’auto-défense et la conduite automobile. À la fin, elle se venge violemment contre ses clients et son proxénète.
  • 2
    J’écris «prostituées» toujours au féminin, mais il faut noter qu’il y a de nombreux personnages de travestis dans Whores for Gloria.
  • 3
    «I wish I could say that I loved all the colors equally. In fact, I have a special affinity for green and yellow (no doubt because I do not eat enough vegetables), and a surpassing admiration for the color black (I have been told that black is not a color, but refuse to believe it). The motto for this collection, therefore, is: The prettiest thing is the darkest darkness.» (Vollmann, 1989, non paginé).
  • 4
    Vollmann ne cite explicitement pas la référence à Brecht, mais il serait bien étonnant qu’elle soit fortuite. Après tout, la démarche de Vollmann comme journaliste n’est pas très loin de celle de Jeanne Dark. La courageuse, romantique et utopiste Jeanne échoue dans son combat et trouve la mort à la fin de la pièce : «J’ai parlé sur toutes les places / Il y avait des rêves par milliers. / J’ai fait tort aux persécutés. / Et n’ai servi que les persécuteurs.» (Brecht, 1961, p. 107) Osons espérer que Vollmann, lui, ne perdra pas le sien.
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