Entrée de carnet

Audrey Prévost, entre silence et inaction

Catherine Thériault
couverture
Article paru dans Lectures critiques VI, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)

Œuvre référencée: Delisle, Michael. Dée, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2007, 128 pages.

«M’ma, I’m going out!» C’est par ces mots révélateurs, criés par la jeune Dée, que s’ouvre le roman éponyme de Michael Delisle. S’ils sont révélateurs, c’est que, dès l’incipit, on peut commencer à discerner certaines caractéristiques qui marqueront la parole et les actions du personnage central tout au long des pages suivantes. Déjà, le lecteur se trouve devant un être s’exprimant dans une langue étrangère, avec des mots tronqués, un être criant pour être entendu, mais restant sans réponse, un être qui se place d’une certaine façon sous l’autorité maternelle, de l’autre en général. Ces mots sont révélateurs, parce que la parole devient le lieu où les liens de Dée avec les autres s’expriment dans toute leur fragilité, accordant à la parole une place qu’il est nécessaire d’analyser afin de comprendre tous les ressorts de ces relations. On a relevé, avec raison, comment la disparition de la campagne au profit d’une banlieue envahissante épousait la perte de repères des personnages du roman de Michael Delisle1Caroline Montpetit, «Michael Delisle–Mort en banlieue», Le Devoir, «Livres», 12 septembre 2002 (en ligne): http://www.ledevoir.com/culture/livres/9065/michael-delisle-mort-en-banlieue. Ce court essai tentera plutôt de voir comment la capacité d’action fait écho à la parole déficiente chez Dée pour illustrer une autre forme de déracinement, celle que le personnage porte en lui-même.

 

Une oralité souffrante

Avant même que le dialogue ne soit engagé, chose qui, comme on le verra plus tard, pose problème en soi, Dée fait face à une véritable impossibilité de s’exprimer, que symbolisent ses dents cariées. Vu la récurrence de ses maux dentaires tout au long du roman ainsi que l’importance que leur accorde le personnage, il s’agit d’un indice suggérant que ce qui entoure l’oralité est douloureux chez elle. Cela est marqué d’abord par son vocabulaire et sa syntaxe qui indiquent un niveau de langage familier, voire vulgaire, témoignant de ses origines modestes. «Je vas venir noire noire!» (p.13), «Scram, Charly!» (p.48) ou «T’es pu sur la rue Fournier icitte.» (p.75) ne sont que quelques exemples de son lexique représentatif du milieu ouvrier dont elle est issue. Il est intéressant de noter que la façon dont Dée s’exprime ne change pas réellement du début à la fin du roman. Même si elle quitte le dépotoir et la porcherie de son enfance pour une maison toute neuve, Dée reste d’une certaine façon aussi démunie que la jeune fille qu’elle était pour nommer et appréhender le monde qui l’entoure, son ascension n’ayant rien d’intellectuel. Son discours est de plus fortement empreint de l’anglais de sa mère. Ce qui dans d’autres circonstances aurait pu être un outil ou le signe d’une ouverture à l’autre, prend ici plutôt la forme d’une dépossession; l’étrangeté de la langue maternelle sème la confusion dans ses interactions avec les autres (on peut penser à son voisin (p.83) que l’usage de l’anglais déstabilise au premier contact), le signe d’une identité floue (on se rappelle son frère et elle n’osant pas entrer dans l’église puisqu’ils ne sont pas tout à fait catholiques (p.37). La dépossession que vit le personnage est si grande que, de son véritable prénom, Audrey, ne subsiste qu’une syllabe qui a de plus été francisée et, donc, dénaturée d’une certaine façon. La langue est ainsi à la fois pauvre et confuse chez Dée, à l’image d’un personnage qui ne possède pas les mots pour dire son mal-être.

 

Un cri sans réponse

Alors que le vocabulaire limité de Dée marque son incapacité à s’exprimer, le discours attributif est lui aussi porteur de signification dans le roman, devenant un signe de l’impossibilité pour elle d’être entendue. Dée «crie» (p.11-15), «s’écrie» (p.29-68) lorsqu’elle quitte la maison pour jouer, lorsqu’un chien suffit à la rendre joyeuse ou lorsqu’elle voit ses nouveaux meubles, mais ce ne sont le plus souvent que des exclamations solitaires, n’éveillant aucune réponse chez l’autre. Ainsi, lorsqu’elle s’amuse dans son lit à crier, elle étouffe ce son pour le «faire résonner dans sa tête» (p.40). Toute expression un peu spontanée de sa part ne peut se faire que dans la solitude, mais aussi dans les hurlements, un peu comme un appel. Cette impression est renforcée par l’épisode lourd de sens où elle trouble le silence de la maison familiale de ses chants discordants dans le seul but d’entendre les récriminations des autres. En chantant très fort, elle «espère les implorations» (p.28). Encore une fois, un lecteur attentif ne peut manquer de remarquer que les tentatives de Dée pour entrer en communication avec les autres restent sans succès, se résumant à des cris isolés. Ces marques d’un enthousiasme enfantin semblent toutefois disparaître lorsqu’elle émet une demande, qu’elle tente timidement d’exprimer quelque chose qui pourrait ressembler à un désir né de son intériorité. Le lecteur le remarquera à chaque moment de sa vie. Enfant, elle «miaule» (p.17) pour rappeler au Doc (qui vient d’abuser d’elle) sa promesse de lui offrir de la crème glacée, fiancée, elle «se plaint» (p.49) de ne pas vouloir quitter la maison de son enfance, jeune mariée, elle «murmure» un simple «O.K.» (p.69) pour signifier à son mari qu’ils peuvent terminer la visite de leur futur logement; la parole est loin d’être affirmée. Même dans des moments de sensualité qu’elle a elle-même provoqués, comme lorsqu’elle attire brusquement à elle un camelot pour le dépuceler, Dée ne peut que murmurer son désir (p.107) dans une timide utilisation de l’impératif qui n’aura d’écho que dans l’ordre chuchoté à son fils de mourir (p.110). Face à un véritable interlocuteur, dominant parce qu’adulte, la capacité langagière de Dée, déjà peu développée, semble s’évanouir.

 

Parler, mais avec qui?

Cette position d’infériorité face à une figure adulte, donc autoritaire, est imposée à Dée tout au long du roman et est d’autant plus marquée dans le dialogue que les compétences dialogales de celle-ci sont pour ainsi dire absentes. Le dialogue est un échange de paroles qui suppose et permet théoriquement une compréhension mutuelle. Chez Dée, il devient plutôt le lieu où l’incompréhension se double d’un rapport de force qui écrase le personnage principal et l’isole irrémédiablement. Dée est d’abord soumise à l’autorité de sa mère, puis à l’indifférence de son mari, et ne peut réellement communiquer ni avec l’un, ni avec l’autre. En observant ses rapports avec la première, il est troublant de constater qu’elle répond systématiquement en dehors du sujet à ce que dit sa fille. Alors que Dée a ses premières règles, un simple «Shit!» (p.31) accueille la nouvelle. Plus tard, lorsqu’elle se plaint de crampes, on l’invite à jouer dehors (p.36), tout comme lorsque Dée s’interroge sur l’identité de celui qui se révèlera être son futur mari (p.39). Il faut souligner au passage que si le lecteur a droit, de façon rapportée, aux pensées de la mère sur les transformations de leur monde qui s’urbanise (p.49), celles de Dée restent silencieuses. C’est au lecteur de déduire ce qui l’habite. Si sa mère l’écarte au profit du souvenir d’une autre fille exilée et idéalisée, au point de ne se soucier que d’elle en préparant le mariage de Dée, elle va plus loin encore en prenant sa place auprès de son gendre. Visiter la nouvelle maison de sa fille devient l’occasion pour la mère de faire équipe avec Sarto pour installer le salon, vider les boîtes, réduisant Dée à la fonction de simple spectatrice dans ce qui aurait dû être son nouveau foyer, l’occasion pour elle de se libérer de sa mère. Au lieu de cela, Dée «mal à l’aise, regarde les autres» (p.73), comme elle regarde les voitures partir aux États-Unis ou les gens de son quartier. Ici, c’est Sarto qui lui ordonne de ne rien faire. Avec lui non plus, Dée ne pourra instaurer un dialogue constructif, basé sur un échange entre deux égaux. Laissée seule au motel après leurs noces, Dée n’ose qu’un timide «Pis moé?» (p.61) qui n’obtient pour toute réponse que quelques billets; ce motif se répète lorsqu’elle ose se plaindre de sa solitude «d’une toute petite voix» et que son mari répond: «Je t’ai laissé de l’argent en arrière des tasses» (p.85), répétant le geste du Doc offrant des poules à la famille après avoir abusé d’elle sexuellement (p.21). D’une certaine façon, le seul échange que l’on pourrait qualifier de réussi de tout le livre a lieu avec l’inconnu du motel, qui l’interroge sur ses goûts, lui dit qu’il a été heureux de la rencontrer. Comment s’étonner que leur conversation la laisse «déroutée» et «toute émue» (p.66) quand on réalise que c’est peut-être la première fois qu’on lui pose des questions personnelles, qu’on s’adresse à son esprit plutôt qu’à son corps? Le portrait langagier de Dée qui se dessine à travers ses échanges avec sa mère et son mari, deux figures d’autorité interchangeables, est celui d’une enfant qui peine à être écoutée, qui demande sans recevoir ce qu’elle attend, à la parole entravée.

 

Subir plutôt qu’agir

Au-delà de la parole chez Dée, c’est également sur le plan de l’action que sa mésadaptation ou sa faiblesse est flagrante: dans le rapport de force qui l’oppose aux autres dans le roman, Dée est aussi démunie du point de vue actantiel que du point de vue langagier. Ses actions ont un effet minime en comparaison de celles des autres sur elle, faisant d’elle un personnage soumis aux influences extérieures, sans prise réelle sur son destin. Il est souvent question de décision dans le roman pour souligner les moments où Dée agit par elle-même. On s’attardera ici aux moments qui suivent son mariage, lorsqu’elle passe en quelque sorte de la tutelle de sa mère à celle se Sarto sans pour autant devenir une adulte à part entière, c’est-à-dire un personnage qui décide pour lui-même et agit en conséquence. Elle «décide» qu’un miroir ira à tel endroit, mais son mari remet le projet à plus tard (p.74); «elle sort. C’est décidé», indique-t-on lorsqu’elle va parler à son voisin (p.82); elle a «décidé» de nommer le chien Puppy (p.84); «son pas est décidé» lorsqu’elle poursuit le camelot (p.101); voilà autant d’actions aux répercussions minimes qui soulignent l’insignifiance de son pouvoir à opérer de véritables changements dans le monde qui l’entoure. Alors qu’un acte décisif est censé apporter d’importantes modifications autour de soi, les décisions de Dée ont une portée plus que restreinte. De la même manière, Dée semble dotée d’une faible intentionnalité. Si elle va «au buffet pour faire de l’ordre» (p.108), elle en perd soudainement l’envie. Elle commence à ranger la maison, mais ne ramasse qu’une tranche de pain (p.98). Elle «veut soulever [une] bâche, mais Sarto la retient» (p.68). Les désirs de Dée n’aboutissent donc jamais à des actions menées à terme, par manque de motivation de sa part ou parce que les autres s’y opposent. Si elle parvient à voir un médecin pour soigner ce qui semble être une dépression, c’est que sa mère et Sarto participent au projet, ce qui d’ailleurs ne contribue qu’à la rendre encore plus passive, l’abrutissement par les médicaments devenant l’ultime manifestation de l’inertie dont elle est porteuse. L’incapacité d’agir de Dée répond à son incapacité à s’exprimer pour en faire un être étranger à lui-même, voire aliéné. Incapable de se poser comme agent, Dée en perd son individualité, tel qu’exprimé métaphoriquement lorsqu’elle s’essaie «une fois à écrire Mme Sarto Richer pour voir la serveuse tracer un gros 6 par-dessus.» (p.63). La théâtralité de cette scène résume à elle seule toute les forces contraires qui nuisent à l’exécution des modestes actions du personnage principal, qui en vient peu à peu à ne plus désirer que le sommeil, exact opposé de la vie active.

 

Une sexualité trouble comme moyen d’expression

Dès le début du roman, on voit comment Dée est dépossédée de son propre corps, droguée et violée par le vétérinaire. Cette agression initiale n’est finalement que l’illustration de tout ce qui suivra. En effet, dans chacun des évènements apparemment importants de sa vie, Dée est réduite au rang de témoin de l’action narrative, étant objet plutôt que sujet. Le corps devient cet objet qui subit les actions commises par les autres. Au terme d’une discussion entre sa mère et Sarto, à laquelle Dée ne prend pas part –la parole lui étant une fois de plus refusée– et tournant autour de la promesse de recevoir une maison (p.52-53), Dée est mariée à un homme beaucoup plus âgé qu’elle. Au moment de son mariage, de son déménagement ou de sa grossesse, Dée n’est jamais l’instigatrice des actions qui mènent à une modification de son mode de vie. Ce n’est qu’à travers sa sexualité qu’elle semble momentanément reprendre le contrôle de son corps, devenant pour un instant capable d’agir conformément à son intention. Si ses rapports avec Sarto ont peut-être pu la satisfaire par le passé, c’est, une fois mariée, vers le jeune camelot que son désir penche, puisque Dée «a envie de gens qu’elle ne connait pas» (p.97). C’est avec ce Beau-Blanc, plus jeune qu’elle et lui aussi appelé par un surnom, qu’elle se retrouvera suffisamment en position de force pour initier des actions, poser des gestes, donner des ordres. Mais encore là, c’est en fonction de l’autre qu’elle évalue cette action, étant «contente pour lui» (p.108) au terme de son bref dépucelage. Cette rébellion, cette mince tentative de modification de l’état du monde n’aura pas de suite pour Dée au-delà d’une correction par son mari. Ce n’est pas l’émancipation d’une femme que présente Michael Delisle dans son roman, mais bien l’aliénation d’une enfant profondément seule.

Ainsi, chez Dée, la parole est problématique et la place systématiquement en position d’infériorité face aux autres. La jeune femme exprime avant tout un besoin criant d’être écoutée, mais sans y parvenir, tandis que le peu d’importance que lui accordent sa mère et son mari l’exclut de l’espace dialogale, ce qui fait écho à son incapacité d’agir. Cet état d’impuissance en est un d’aliénation, de perte de soi, de situation de soumission face aux forces extérieures. La parole déficiente de Dée et sa capacité d’action limitée deviennent des preuves de son état, qui peut être lu comme une représentation de la situation d’aliénation plus globale que vivaient à l’époque de nombreuses personnes qui voyaient la ville avaler ce qui auparavant étaient leurs terres. On retrouve les thèmes de l’urbanité envahissante et de la parole marquée par la pauvreté dans le tout récent Jeanne chez les autres de Marie Larocque. Mais à la différence de Dée, Jeanne trouvera dans l’écriture une forme de sublimation de son état lui permettant ultimement de s’exprimer, sublimation à laquelle Dée n’a pas droit. Avec Dée, Michael Delisle donne simplement à lire un portrait sans concession qui annonce l’orphelin brisé de Tiroir no 24.

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