Entrée de carnet

Le mauvais rêve de la pensée

Laurence Côté-Fournier
couverture
Article paru dans Lectures critiques IV, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2011)

Œuvre référencée: Roussel, Maggie. Les Occidentales, Montréal, Le Quartanier, 2010, 74 pages.

Ainsi ridiculisons les paroles par la catastrophe,
–l’abus simple des paroles
1Francis Ponge, «Justification nihiliste de l’art», Proêmes, Œuvres complètes, vol. I, éd.citée, p.175..

 

Il n’est guère besoin d’une attention soutenue pour constater la fortune actuelle des termes de «bonheur» et d’«épanouissement personnel» dans le discours ambiant, récupérés à toutes les sauces tant par les médias que par les grandes puissances commerciales. Tandis que Coca-Cola lance sur les routes du Québec sa «brigade du bonheur», les journaux et la télévision auraient abdiqué une part de leur rôle critique pour sombrer dans la «madamisation», perspective sur le monde orientée principalement par le confort et l’art de vivre, ainsi que l’a dénoncé Stéphane Baillargeon dans un article virulent paru dans Le Devoir en mars dernier2Stéphane Baillargeon, «La madamisation», dans Le Devoir, 21 mars 2011, en ligne: http://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation(Consulté le 12 août 2011).. À l’opposé des déclarations axées sur la félicité et le bien-être, Maggie Roussel a, dans le long poème ininterrompu qui forme Les Occidentales, constitué un florilège de «pensées négatives» –titre initialement prévu pour le recueil–, formé de fragments hétéroclites et d’aphorismes prosaïques. «Nous manquons de démotivation» (65), écrit Mathieu Arsenault en postface du recueil, et pour pallier cette carence, Les Occidentales viennent rappeler au lecteur la nécessité de la négativité qu’exhalent les vers de Maggie Roussel.

«Donner une chance à l’amour» (32), «grattez et courez la chance de gagner» (14), «la balle est dans mon camp» (35): ces expressions toutes faites qui sont égrenées au fil du recueil apparaissent comme partie intégrante d’une sorte de savoir commun, acquis et réconfortant. Mécaniques bien huilées et parfaitement intériorisées, elles constituent l’arrière-plan de nos paysages mentaux. Si ces phrases semblent anodines, la menace latente que leur optimisme recèle est accentuée par la construction du recueil. Rapidement, en faisant grimper de quelques degrés le caractère affirmatif de ces déclarations, se trouve exclue une noirceur qui ne peut qu’être de mauvais goût, voire contagieuse, puisqu’«[u]ne certaine morale a le négatif en horreur, comme s’il s’agissait d’une lèpre» (43). Or, malgré l’étouffement exercé par le «corset des pensées positives» (41), la négativité affleure et le retour du refoulé ne peut manquer de survenir, hantant le sujet comme le signe de son échec à pleinement s’épanouir ainsi qu’on lui enjoint de le faire. Le texte prend alors la forme d’une autocritique impitoyable, et le quotidien se transforme en ratage permanent et ridicule: «L’imbécillité des messages que je laisse en boîte vocale» (19); «Mal donner la main». (14) Tandis que la haine de soi et le désir d’abandonner augmentent, même les paroles d’une chanson populaire, «Nous n’irons plus au bois» (11), prennent un air défaitiste. L’inévitable culpabilité personnelle qui en découle devient celle de l’Occidental devant le luxe et le confort de son mode de vie. L’incapacité à rencontrer les standards d’accomplissement de soi dans un cadre aussi propice au succès et au bonheur n’en serait en effet que plus navrant: «Mon stress permanent est la rançon de la richesse occidentale (il est dérisoire)» (31). Faute d’une lutte nécessaire à mener pour assurer sa subsistance au quotidien, l’Occidental retourne le combat contre lui-même et contre sa propre volonté vacillante.

 

Des bonheurs d’expression

Dans les dernières décennies, et en particulier sur la scène littéraire française, le domaine poétique a pu parfois donner le sentiment aux observateurs de se réduire à un volet «lyrique» ou «intimiste» opposé à un versant plus «formaliste» au fil des débats et polémiques entre défenseurs des deux camps, Jean-Michel Maulpoix (Du lyrisme) pouvant être perçu comme le champion du premier camp; Jean-Marie Gleize (À noir) et Christian Prigent (Ceux qui merDrent), comme ceux du second3Les enjeux de ce débat entre deux conceptions opposées de la poésie contemporaine, débat que j’ai très sommairement évoqué ici, sont développés dans un ouvrage de Jean-Marie Gleize, À noir. Poésie et littéralité, Paris, Seuil (Fiction & cie), 1992, 229 p.Dans une même optique, Mathieu Arsenault a aussi exploré ces questions, notamment en lien avec les problématiques liées à la tradition littéraire, dans son essai Le lyrisme à l’époque de son retour, Montréal, Nota Bene (Nouveaux essais Spirale), 2007, 171 p.. S’il me semble vain de reprendre cette division quelque peu factice, Gleize et Prigent ont cependant, dans leur tentative de rendre compte de la volonté qui animait les héritiers de l’avant-garde et autres «grands irréguliers», travaillé à définir une certaine «modernité négative» à laquelle il est possible de rattacher le recueil de Maggie Roussel. Cette modernité négative se définit notamment par l’autocritique incessante qui l’anime et par sa distanciation vis-à-vis des puissances supposées du langage, puissances qui se feraient trop facilement le relais du discours dominant. Pour les poètes qui lui sont associés, un soupçon pèse désormais sur toute image trop frappante, trop tonitruante:

[…] comment dire la présence de ces «oiseaux invisibles», sans raconter, sans décrire, sans alourdir les mots de tout le poids d’une psychologie vaseuse, de toute la glue des «bonheurs d’expression» et autres «trouvailles verbales», et autres beautés «poétiques»?4Jean-Marie Gleize, À noir. Poésie et littéralité, op.cit., p.127.

Bien que plusieurs poètes contemporains français puissent être rattachés à cette mouvance (Phillipe Beck, Olivier Cadiot), il me paraît plus malaisé de lui trouver des héritiers au Québec, rendant d’autant plus singulière la démarche de Maggie Roussel. Dans Les Occidentales, la tentation de se laisser emporter dans le flot de ces «bonheurs d’expression» aptes à anoblir le poème est écartée aussitôt qu’elle surgit: «Boulevard des chagrins: c’est encore trop joli» (11). Les réflexions sur l’écriture et les difficultés esthétiques et critiques que pose la construction poétique reviennent de façon incessante, sans qu’aucune certitude ne tienne. Ici, au cœur d’une éthique du pessimisme qui ne peut accueillir sans méfiance toute tentation de plaire par la beauté et par des effets de style grandiloquents, «l’écriture se construit à partir de loques» (53). Le travail du poète, qui cherche à penser son écriture en tâchant d’éviter de se laisser prendre au miroir aux alouettes des belles images, ne diffère ici pas grandement de celui des divers locuteurs anonymes qui défilent les uns après les autres dans le recueil et qui doivent aussi se ménager un espace propre à la réflexion malgré l’écran de pensées positives qui les coupe du réel. Pour tous, l’écartèlement entre l’adhésion à un discours dominant parfaitement intériorisé et la volonté d’y échapper est inévitable.

Les vers de Maggie Roussel, à rebours d’une acception généralisée de la poésie qui en fait le mode d’expression privilégié du «je» et de la subjectivité de l’auteur, ne semblent naître d’aucune voix particulière. Plutôt, ils enregistrent les paroles ambiantes et les bribes de discours dans une polyphonie schizophrénique. Ces fragments vont du plus affirmatif («Trop de compromis entraîne une diminution du charisme» [15]) au plus inquiet («Le doute, mais jusqu’où? Dites-le, dites le degré acceptable de doute» [30]). Une déclaration étant tôt contredite par une autre, aucun vers, pris en lui-même, n’apparaît porteur d’une vérité et d’un sens purs. Plutôt, pour reprendre des propos tenus par Prigent sur la portée critique de la modernité négative, la signification du recueil «s’invent[e] en négatif, dans le revers d’un ressassement du bruitage immonde que fait le monde dit réel (le monde planétairement représenté par l’idiolecte médiatique).5Christian Prigent, Salut les anciens, salut les modernes, Paris, P.O.L., 2000, p.18.» Les voix prescriptives n’émanent de nul endroit précis, elles ne sont pas davantage celles d’un sujet en particulier que celles émanant d’une véritable autorité, comme si chacun avait parfaitement assimilé les balises qui délimitent le périmètre acceptable de sa pensée. À ce titre, la dégradation qui se dessine au fil du «texte catastrophé» (9) des Occidentales menace toute parole singulière, écrasée sous le poids des discours: «Dans la tête: des spots publicitaires, des clichés en tous genres et des lieux communs; la pensée se débat comme dans un mauvais rêve» (11). Analysés dans un cadre sociologique, les lieux communs possèdent une fonction positive: ils forgent les liens entre l’individu et la communauté à laquelle celui-ci appartient en dessinant un espace de communication possible entre les deux partis. Toutefois, plus fréquemment, les lieux communs sont perçus négativement, comme des clichés réitérés bêtement par une voix qui ne fait que reprendre des pensées prémâchées, une voix prisonnière d’une doxa oppressante. C’est certainement cette acception qui prévaut ici. Or, les vers de Maggie Roussel, en teintant d’angoisse ou d’humour ces phrases figées, jouent de la dissonance en laissant transparaître une singularité là où il semblait impossible qu’elle puisse éclore.

 

Des puces en liberté

Cette forme de résistance laisse des traces ailleurs dans le recueil. Un bestiaire se constitue peu à peu à la lecture de celui-ci, zoo rassemblant les moins glorieuses des créatures: ânes, moufettes ou cancrelats. Ce parti pris pour ces animaux mal-aimés est aussi celui d’un parti pris affiché pour l’échec et la petitesse, manière d’«organiser son pessimisme» qui répudie l’éclat des projecteurs pour tracer sa voie à la lumière ténue des lucioles6Georges Didi-Huberman développe ces métaphores dans Survivance des lucioles, Paris, Éditions de Minuit (Paradoxe), 2009, en poursuivant la réflexion de Walter Benjamin sur le pessimisme.. En effet, si une forme existe pour la subversion du discours positif, elle ne peut se définir que dans la faiblesse et la précarité: «parasites de gros animaux, sommes des puces en liberté» (53), ou encore «Ânes, ânons, ânesses. Sommes nombreux. Et doux» (63). Pour emprunter à Gilles Deleuze sa terminologie, opter pour le «devenir cancrelat» –allusion explicite à Kafka (25)–, ou pour le «devenir âne» – référence à l’âne martyr d’Au hasard Balthazar (22)–, serait la seule façon de ne pas tomber dans une négativité elle-même si claironnante, si affirmative, qu’elle en vienne à offrir un contentement dangereux à celui qui s’en réclame. Les fraternités et communautés d’êtres médiocres qui sont évoquées par ces comparaisons et par ces parallèles ne peuvent véritablement prétendre à la grandeur tragique des sujets nobles. La dissidence fière et la révolte jubilatoire sont donc écartées, en faveur d’une énonciation que l’auteure tient éloignée du spectaculaire.

C’est plutôt le détournement léger qui est pratiqué par Maggie Roussel, forme de pas de côté qui transforme les proverbes et les vérités connues pour leur faire perdre un peu de leur force et exposer les limites de leur savoir. Ainsi est-il déclaré que «la nuit, et le jour souvent, tous les chats sont gris» (27), manière plus ludique que violente de se défaire du poids des pensées toutes faites. Or, même le plus léger des désirs de subversion demande un effort continuel à celui qui le porte. Dans le mouvement d’alternance entre pensées positives et négatives qui forme le poème –et les pensées négatives dépassent largement les premières en nombre–, la conscience subjective maintient vivant le questionnement en le relançant constamment, en ne figeant jamais la dialectique autour d’un pôle. Les mêmes pensées sont ressassées d’une manière obsessive, des phrases quasi identiques revenant à maintes reprises au fil du recueil. Le mouvement n’est jamais arrêté jusqu’au «générique de la fin sans fin» (63). Alors que les pensées positives ne cessent pas de résonner dans la conscience du sujet, les pensées négatives affluent tout de même «comme par marées» (29). Cette marée noire, pour aussi destructrice qu’elle paraisse, est néanmoins ce qui sauve l’esprit clos de la stagnation auquel il serait livré sous le soleil immanquablement radieux de l’optimisme, et ce qui vient ainsi réitérer la paradoxale valeur de la négativité.

  • 1
    Francis Ponge, «Justification nihiliste de l’art», Proêmes, Œuvres complètes, vol. I, éd.citée, p.175.
  • 2
    Stéphane Baillargeon, «La madamisation», dans Le Devoir, 21 mars 2011, en ligne: http://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation(Consulté le 12 août 2011).
  • 3
    Les enjeux de ce débat entre deux conceptions opposées de la poésie contemporaine, débat que j’ai très sommairement évoqué ici, sont développés dans un ouvrage de Jean-Marie Gleize, À noir. Poésie et littéralité, Paris, Seuil (Fiction & cie), 1992, 229 p.Dans une même optique, Mathieu Arsenault a aussi exploré ces questions, notamment en lien avec les problématiques liées à la tradition littéraire, dans son essai Le lyrisme à l’époque de son retour, Montréal, Nota Bene (Nouveaux essais Spirale), 2007, 171 p.
  • 4
    Jean-Marie Gleize, À noir. Poésie et littéralité, op.cit., p.127.
  • 5
    Christian Prigent, Salut les anciens, salut les modernes, Paris, P.O.L., 2000, p.18.
  • 6
    Georges Didi-Huberman développe ces métaphores dans Survivance des lucioles, Paris, Éditions de Minuit (Paradoxe), 2009, en poursuivant la réflexion de Walter Benjamin sur le pessimisme.
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