Entrée de carnet

La raison graphique dans «L’Amant de la Chine du Nord» de Marguerite Duras: mise en scène du personnage littératien comme vecteur de transmission.

Savannah Kocevar
couverture
Article paru dans Imaginaire de l’écrit dans le roman, sous la responsabilité de Véronique Cnockaert (2014)

 « Elle est la derrière à se souvenir encore. Elle entend encore le bruit de la mer dans la chambre. […] Son nom à lui, elle l’avait oublié. Toi, elle disait. » [L’Amant de la Chine du Nord p.81/82]

L’Amant de la Chine du Nord est l’un des derniers textes écrits par Marguerite Duras : il marque l’un des points finaux d’une vie passée à écrire, et clôt définitivement le cycle indochinois retraçant le thème –et ses (nombreuses) variations- de la rencontre avec l’amant Chinois. Bien moins populaire que son hypotexte L’Amant, il n’en reste pas moins un roman d’une grande richesse interprétative car s’y mêle jusqu’à l’excès tout ce qui a fait le succès de la mythologie durassienne.

La genèse du roman est tout à fait particulière : au début des années 90, Jean-Jacques Annaud choisit de s’attaquer au mastodonte littéraire qu’est L’Amant. Marguerite Duras est consultante, mais très vite les relations entre réalisateur et auteure se détériorent : Duras est écartée du projet. The Lover est renié par une écrivaine furieuse de voir son livre ainsi trahi, et –dans le mythe littéraire durassien où vie réelle et écrits fictionnels s’entremêlent- toute son histoire personnelle dénaturée. Elle réécrit sa propre version de l’histoire d’amour entre l’enfant et le chinois et publie en 1991 L’Amant de la Chine du Nord, scénario cinématographique déguisé en roman, où sans cesse écriture et oralité se croisent et se décroisent.

C’est un livre.

C’est un film.

C’est la nuit.

La voix qui parle ici est celle, écrite du livre.

Voix aveugle. Sans visage.

Très jeune.

Silencieuse. [ACDN p.17]

Si l’Amant de la Chine du Nord ne peut être qualifié d’autobiographie, il reprend cependant les codes de l’écrit personnel en tissant un lien entre auteur, narrateur et personnage principal : entre ces trois instances narratives, la ligne séparatrice est floue. Le roman débute par un avant propos, signé de Marguerite Duras, où elle explique son désir d’écrire ce roman par la mort de cet amant d’autrefois : « Je n’avais pas imaginé du tout que la mort du Chinois puisse se produire, la mort de son corps, de sa peau, de son sexe, de ses mains » [p.12]

Le texte est d’emblée placé du côté du souvenir et de l’écriture intime. De même, bien que le déictique « je » ne sois jamais utilisé, le narrateur, par un jeu d’autoréférence constant au reste de l’œuvre durassienne, se place comme le futur littératien accompli du personnage de l’enfant découvrant sa vocation littéraire et débutant sa quête d’écriture :

« Et puis un jour elle s’en était souvenue : elle avait retrouvé l’image des couples du pont comme déjà intégrée dans un livre qu’elle n’avait pas encore abordé mais qui avait dû être en instance de l’être chaque matin, chaque jour de sa vie et ça pendant des années et des années et qui réclamait d’être écrit -jusqu’à ce moment-là de la mémoire claire une fois atteinte dans la forêt de l’écrit à venir*. » [p.155]

En bas de la page, une courte note nous indique qu’il  « s’agit de Emily L. », un roman de Marguerite Duras écrit en 1987. Cette mise en abîme énonciative, extrêmement riche, donne à voir la découverte de l’écriture dans l’objet livre lui-même, signe de l’écriture réalisée. Véritable prise de possession, l’écriture devient un moyen d’accéder à sa propre identité et permet de se définir en tant que sujet. Notre étude de L’Amant de la Chine du Nord, se forge dès lors sur l’hypothèse d’une homologie entre rite et récit : le personnage de la jeune fille et sa trajectoire dans le roman, nous apparaissent comme étant indissociables de la notion d’initiation -au sens anthropologique du terme-, soit « celui de la construction de l’identité individuelle et sociale par l’apprentissage des différences de sexes, d’états […] et de statuts » (Marie Scarpa : 2009, p.16).  Le récit mettrait en scène la phase de marge nécessaire à tout Rite de passage telle que le décrit le folkloriste Arnold Van Gennep. Dans son célèbre ouvrage Les rites de passage, il note trois temps distincts qui bordent le limen (le seuil marquant l’espace entre les deux statuts, celui que l’on quitte et celui auquel on prétend) : préliminaire (avant le seuil), liminaire (sur le seuil), et postliminaire (après le seuil).  Tout temps d’initiation est donc marqué d’une phase de séparation vis-à-vis du groupe et du statut social antérieur, de marge (phase d’entre-deux) et d’agrégation où l’individu réintègre la communauté en jouissant d’un nouveau statut.

Dans le récit de Duras, cette mise en marge s’inscrirait dans l’imaginaire graphique de la ligne brisée pour s’achever sur l’agrégation littératienne du personnage, initié à la littératie par l’apprentissage du corps et devenu le narrateur du roman. Cette agrégation  est visible aussi bien par la mise en abîme énonciative que par le riche intertexte dans lequel s’inscrit le roman. L’ouvrage La Raison graphique, Domestication de la pensée sauvage (Goody 1979) de l’anthropologue Jack Goody propose justement de reconsidérer le rapport entre oralité et écriture ; si ces deux concepts sont d’habitude pensés en termes d’opposition, Goody les réconcilie en présentant l’écriture comme un art graphique du langage qui entre dès lors en relation avec l’oralité et le corps.

Reprenons rapidement l’intrigue du texte : en Cochinchine, dans les années 30, une jeune fille marginalisée car orpheline de père et vivant avec sa mère ruinée et ses deux frères (l’aîné violent, drogué et voleur, le second « atteint d’étrangeté »), fait la connaissance d’un chinois avec qui elle entretient une liaison amoureuse. Le récit raconte aussi bien une initiation sexuelle par la découverte de l’altérité, que la que la naissance d’une vocation d’écrivaine qui émerge à mesure que l’enfant se construit sa propre identité en marquant son opposition à l’univers communautaire et familial.

Géographie du texte, graphie coloniale :

Dans un dossier consacré à l’imaginaire de la ligne  (Captures, novembre 2017), Véronique Cnockaert écrit que toute œuvre est « toujours tributaire d’un imaginaire graphique puissant » :

« Qu’il s’agisse de la ligne ascendante ou descendante d’une destinée, des lignes du terrain de jeu, de la ligne morale ou idéologique, de la ligne de vie, de la ligne de tir souvent déviée, des lignes de force ou de faille, des lignes qui découpent l’espace ou de celles qui métaphorisent le temps, toutes, ainsi que l’a admirablement démontré Tim Ingold dans son ouvrage Une brève histoire des lignes, ne cessent d’ordonner l’imaginaire. » (Cnockaert, 2017)

Tout texte a un corps, et sur ce point l’imaginaire graphique de l’Amant de la Chine du Nord est signifiant, il met en scène des lignes brisées. La jeune fille va n’avoir de cesse de briser la ligne droite coloniale pour marquer son apposition à celle-ci.

Le texte débute par la traversée du « quartier » [p.59] colonial de Vinh Long par l’enfant qui rentre chez elle. Reflet de l’institution coloniale, il est marqué par un ordre graphique clair, celui de la ligne droite. Preuve de la puissance du pouvoir colonial français, le territoire est géographiquement domestiqué : il s’organise autour de « villas blanches à terrasse. Entourées de grilles et de parcs. » [p.17]. La jeune fille est d’ailleurs décrite dès les premières pages du livre comme « l’enfant de la rue droite» [p.24]. Cette omniprésence de la ligne est perçue négativement car liée au vocabulaire de l’enfermement. Du « lit […] colonial » de la mère, le narrateur indique qu’ « on dirait une cage. Le lit est enfermé jusqu’au sol dans une immense moustiquaire blanche » [p.23]. La même image est utilisée pour décrire la pension pour jeunes filles de Saigon : « [elles] sont enfermées derrière dans les cages blanches des moustiquaires. […] Les veilleuses bleues des couloirs les font très pâles, mourantes. » [p.94] La communauté coloniale et son obsession de la ligne droite apparaissent dès lors comme mortifère.

Plan de la ville de Saigon, Guide Madrolle, vers 1928

Plan de la ville de Saigon, Guide Madrolle, vers 1928
(Credit : http://belleindochine.free.fr/images/Plan/767PlanSaigonFPinet.JPG)

Dans les quelques pages décrivant la traversée du quartier colonial (blanc) de Vinh Long par l’enfant « de race blanche » [p.20], où « de chaque côté de [la] rue il y a des villas blanches à terrasses » [p.17], et où « une piste blanche traverse le parc » [p.19], on remarque que la mise en page du texte reflète cette omniprésence du colon blanc par l’espace lui-même blanc laissé entre les paragraphes, extrêmement concis et aéré sur ces quelques pages. Dans l’édition Gallimard folio, sur 7 pages, 119 lignes sont réparties en 33 paragraphes ; la longueur moyenne d’un paragraphe est donc et de trois lignes et demi avec 5 paragraphes par page. L’organisation de l’espace textuel graphique se fait le reflet visuel de cet ordre architectural du quartier colonial.

L’ordre règne, graphiquement marqué par la ligne droite, pourtant il n’est que façade. Si l’enfant, sa mère et ses frères sont une famille de colons et qu’ils logent dans « une maison au milieu d’une cour d’école. » [p.13], littéralement enfermés dans l’espace-temps scolaire -la mère en étant la directrice- la famille n’en est pas moins marginalisée : par la mort du père dans un premier temps, mais également par sa pauvreté apparente et par le comportement problématique des deux frères. L’école (et plus encore l’école coloniale), d’ordinaire incarnation symbolique de la littératie  mais aussi de la transmission dans l’idéologie républicaine colonialiste, est dirigée par une mère « aveugle. Isolée. Perdue. » [p.26], « morte de vivre » [p.27] : « Elle se fiche de tout ma mère… Je la vois comme une sorte de reine, vous voyez… une reine sans patrie… de … comment dire ça, de la pauvreté… de la folie, voyez… » [p.122]

Plusieurs fois décrite comme en proie à la folie, la mère va à l’encontre de la raison et met à mal l’ordre colonial. Car comme le rappelle Trinh Van Thaos dans l’article « L’idéologie de l’école en Indochine (1890-1938) » en citant un ancien sous directeur du Collège de Saigon, l’éducation est l’un des piliers justifiant la conquête coloniale.

«[…] je pense que notre domination nous impose des devoirs sacrés, devoirs qu’il nous est impossible de méconnaître, et cela du point de vue humanitaire, et surtout du point de vue de notre influence. L’éducation à donner aux indigènes est le premier de ces devoirs, et ce serait déchoir que de négliger la culture intellectuelle et morale de cette population intéressante (…) » (Rocca Sierras, sous-directeur du Collège de Chasseloup  Laubat, Saigon)

Sortie d’école – Vinh Long

Sortie d’école – Vinh Long
(Credit : http://belleindochine.free.fr/VinhLong.htm )

Etant nés en Indochine, mais mal intégrés à la communauté blanche, les enfants ont grandi dans une hybridation culturelle qui les associent physiquement à des métis dans le texte. La jeune fille  a  « […] la peau de la pluie comme les femmes de l’Asie. », « [une] gracilité du corps [qui] la donnait comme une métisse, mais non, les yeux sont trop clairs. » [p.39] Le frère, lui, est « un adolescent beau à la façon d’un métis. » [p.130]. Dans son ouvrage Passages d’Extrême-Orient et d’Occident chez Henry Bauchau et Marguerite Duras, Olivier Ammour-Mayer rappelle que dans les années 1910 à 1930, le métis est socialement la preuve vivante de l’échec du système colonial. Il met en exergue l’incapacité du système à élever des barrages contre l’altérité indigène, perçue alors comme une menace pour l’intégrité identitaire de « la race blanche ». Le métis est un être illégitime dont l’existence est littéralement hors-la-loi, et le métissage n’est autre qu’un carrefour, un croisement où se rencontrent différentes ethnies et différentes cultures ; ils vont à l’encontre de la ligne droite promue par la loi coloniale.

Le Mékong serpente – 1920. 

Le Mékong serpente – 1920.
(Credit : http://belleindochine.free.fr/images/VinhLong/64VinhLongSortieEleves.JPG)

 L’ordre colonial est une nouvelle fois mis à mal lors de la traversée du Mékong par l’enfant pour rejoindre la pension et débuter une nouvelle année scolaire à Saigon: la ligne est dès lors géographiquement brisée. Une frontière a été franchie et cela ne sera pas la seule : le texte ne cesse de mettre en scène des traversées, des passages d’un lieu à un autre, et symboliquement, d’un statut à un autre : l’enfant « traverse la chambre » (p.23) « traverser la rue » (p.63),  elle « traverse le dortoir » (p.99), « traverse la grande cour de la pension Lyautey » (p.190), il y a « traversée de la ville. » (p.99), puis « retraversée de la ville chinoise. » (p.70). Le terme même de « traverser », passer au travers de,  suppose le passage d’un point à un autre, une enjambée, un au-delà marqué par un obstacle dépassé  et donc une ligne qui s’en trouve brisée. L’enfant, figure liminaire, en phase de marge, refuse la ligne pleine de la communauté : sans cesse en mouvement, la trajectoire de son corps marque un refus, il brise ou s’en écarte en « obliqu[ant] » (p.19). Même un lieu symboliquement marqué par la rigueur et l’ordre comme le pensionnat, s’ouvre et devient espace de transit et de passage : « [La directrice] avait laissé l’enfant habiter le pensionnat comme elle aurait fait d’un hôtel» [p.125]. Le roman ne cesse de mettre en scène la manière dont la jeune fille expérimente les seuils et les limites, quittant ainsi l’état d’enfance et se démarquant un peu plus du reste de la communauté coloniale.  

C’est dans cet autre espace transitoire qu’est le bac traversant le fleuve pour l’amener de Vinh Long à Saigon que l’enfant fait la rencontre de l’amant chinois. Cette étape marque un point de rupture, aussi bien dans la narration que dans l’architecture graphique des lieux représentés. Car dès le lendemain, les amants se rendent à Cholen, quartier chinois de Saigon où se trouve la garçonnière. L’espace apparait comme une zone marginale où règne un chaos libérateur. Il est le lieu de l’expérience sexuelle subversive, de la mise en danger du système colonial par l’écart pris sur sa ligne morale. Pour l’enfant et le chinois c’est également le lieu où l’on peut diverger des attentes familiales, ne plus s’inscrire dans la communauté  mais bien dans l’individualité du corps et de l’esprit. Cela se reflète dans le texte par une délinéarisation, un imaginaire graphique de la courbe qui reflète l’écart sur la loi coloniale pris à Cholen : « La ville chinoise arrive vers eux dans le vacarme des vieux tramways […] Accrochés aux trams il y a des grappes d’enfants de Cholen. […] les trams n’ont plus la forme de trams, ils sont bouffis, bosselés jusqu’à ressembler à rien de connu. » [p.71].

Le quartier de Cholen marque d’ailleurs  la limite de l’expansion coloniale et sa mise en danger : « Ils ne sont pas colonisés les Chinois, ils sont ici comme ils seraient en Amérique, ils voyagent. On ne peut pas les attraper pour les coloniser […] » [p.119]. La communauté chinoise de Cholen se démarque de la tradition coloniale de l’homme blanc où domine une ligne droite figée, elle apparait comme étant constamment en mouvement quand les colons européens sont définis par une langueur statique et mortifère. S’opposent ainsi dans le récit non seulement la ligne droite et la courbe, mais également statisme et mouvement. D’un côté nous avons un temps lent, répétitif, marqué par un quotidien scolaire contraignant qui s’organise autours du lycée et du retour à la pension, et de l’autre, un espace de liberté pris sur l’ordre et marqué par le métissage.

La garçonnière, lieu du pouvoir masculin, des amours illégitimes, d’un célibat à l’opposé de toute conjugalité procréatrice, va concilier les oppositions entre les sexes, les âges, les milieux sociaux, les ethnies et bien sûr les corps.  S’y croisent un homme chinois de bientôt trente ans, riche, mauvais aux études et une jeune fille française de tout juste quinze ans, enfant de colons, pauvre, première en français : les différents systèmes de domination  (sexuelles, ethniques, économiques, littératiennes) s’inscrivent comme des pentes montantes et des pentes descendantes qui s’entrecoupent sans cesse et au croisement desquels les corps se rapprochent et se pénètrent. C’est une véritable rencontre avec l’Autre grâce à laquelle le corps va s’ouvrir, à l’autre, bien sûr, puis aux autres, pour s’étendre à la ville toute entière :

« Dans le premier livre, elle avait dit que le bruit de la ville était si proche qu’on entendait son frottement contre les persiennes comme si des gens traversaient la chambre. Qu’ils étaient dans ce bruit public, exposés là, dans ce passage du dehors dans la chambre. […] On pourrait dire là aussi qu’on reste dans ‘ l’ouvert’ de la chambre aux bruits du dehors […] » [p.81]

Cette prise de liberté intervient pour la jeune fille dans un contexte de dysfonctionnement familial, où la transmission semble en crise, où les autres corps qu’elle fréquente, au contraire de s’ouvrir, se referment jusqu’à disparaitre.

Quand la transmission fait défaut : poétique de la ligne brisée.

Les premières traces du terme de « ligne » dans la langue française se trouve dans la Chanson de Roland (XIe siècle) où il désigne la suite des membres d’une famille (ce qu’aujourd‘hui nous nommerions la lignée). Etymologiquement, ce mot s’inscrit dans la généalogie et la transmission d’un patrimoine génétique, matériel et culturel. Durant des centaines d’années, la seule ligne qui vaille fût celle de l’héritage, celle permettant la perpétuation du nom et l’ancrage de la famille dans une histoire commune. Dans L’Amant de la Chine du Nord, la fracture de la ligne est d’abord celle de la lignée. La transmission est en crise ; le récit ne cesse de mettre en scène des personnages coupés de leurs racines, qu’elles soient géographiques et culturelles (la patria, la terre des aïeux, celle du père) ou familiales (le pater).

(Credit : https://www.google.ca/search?rlz=1C1SAVO_enFR677FR687&biw=1242&bih=632&tbm=isch&sa=1&ei=cq79W4PlHuLx5gKWrafIBw&q=mur+des+ancetres+lign%C3%A9e+tableaux&oq=mur+des+ancetres+lign%C3%A9e+tableaux&gs_l=img.3…12494.13945..14433…0.0..0.777.2002.0j1j0j1j0j1j1……1….1..gws-wiz-img.a1OPfllwDI8#imgrc=I)

Nombreux sont les personnages symboliquement apatrides, coupés de leur pays d’origine, en proie aux questionnements identitaires : alors que la mère « reine sans patrie » [p.122] est comparée à une « immigrée à la recherche d’une terre d’asile. » [p.232], le Chinois est un exilé ayant du quitter « la Mandchourie quand Sun Yatsen a décrété la République chinoise. On a vendu toutes les terres et tous les bijoux de ma mère. On est partis au Sud. » [p.90]. Thanh, originaire des forêts du Siam, vit cet éloignement comme un arrachement. Une fois retournée en France, la jeune fille sera « inconsolable du pays natal et d’enfance », « détestant la France » [p.36] Ce sentiment d’exil, latent chez les personnages, est renforcé par l’absence  des pères. Véritable leitmotiv du texte, ils sont nombreux à faire défaut : le père de l’enfant, tout d’abord -mort depuis de nombreuses années sans que sa mémoire ne soit correctement entretenue et honorée-, Thanh, « l’orphelin ramené à son seul statut d’enfant abandonné. » [p.198], Hélène Lagonelle dont « les parents ne veulent plus [d’elle] à Dalat » [p.57], Alice l’orpheline, qui n’a « aucun parent, rien » et, plus généralement, toutes les « jeunes métisses  [du pensionnat] abandonnées par leur père de race blanche. » [p.180].  En faisant le choix de s’inscrire dans le respect de la loi chinoise, et donc de la transmission familiale, l’amant chinois apparait (une nouvelle fois) comme l’opposé de l’enfant. La ligne droite qu’il parait suivre sera toutefois très vite altérée : victime d’un père qui refuse son union avec la jeune fille, désespéré, il s’aperçoit que « jamais  il ne tuera le père, que jamais il ne la volera, que jamais il n’emportera l’enfant dans des bateaux, des trains pour se cacher avec elle » [p.174). L’amant chinois n’est pas une figure du déplacement et de la traversée comme l’est la jeune fille ; il choisit de subir la loi familiale : « -Je ne comprends plus rien, je ne comprends pas comment c’est arrivé… comment j’ai accepté ça de mon père, le laisser assassiner son fils comme il le fait » [p.192]. La ligne s’en trouve rompue, mais également inversée : à l’opposé de tout système de transmission familiale ordinaire qui voudrait que  tout fils prenne la place de son père et ainsi le « tue » symboliquement, c’est ici le fils qui est tué par le père. Agé et malade, le vieil homme refuse de mourir et de passer la main, contraignant ainsi son fils à suivre la loi familiale. En s’inscrivant dans la lignée sans oser dévier de sa communauté, l’amant chinois en devient la victime : « Il est perdu dans la douleur. Celle de savoir qu’il n’a pas assez de force pour la voler à la loi. De savoir que rien n’y fera il le sait aussi, […] jamais, […]. Tout autant qu’il connait la loi, il se connait face à cette loi. » [p.174].

Manque de père, manque de re-pères ? Dans cette configuration où l’origine fait défaut, la progression est compromise et le désordre le plus complet règne. Loin d’être correctement établie, la systémique familiale dysfonctionne : la jeune fille pourtant « dernière enfant » de la mère  [p.28], prend la place de l’enfant du milieu en nommant ses deux aînés « le petit frère » et le « grand frère » et reconfigure ainsi toute la lignée familiale. La carnavalisation littéraire est latente : dans cette « vie à l’envers », (Bakhtine, Poétique p.180) les rôles et fonctions de chacun se dérèglent et se confondent. Pour la jeune fille, Paulo, le « petit frère » est aussi « [s]on fiancé, […] [s]on enfant, c’est le plus grand trésor […] » [p.30]. Le Chinois dira à la jeune fille qu’il l’ « aime aussi comme [s]on enfant, pareil. » p.149. La sexualité se fait transgressive, non reproductrice, elle est juvénile, métissée (avec le Chinois), onanique,  homosexuelle (avec Hélène Lagonelle) et incestueuse (avec le petit frère):

« Ils s’étaient embrassés beaucoup. Et puis elle s’était mise nue et puis elle s’était étendu à côté de lui [Paulo]  et elle lui avait montré qu’il fallait qu’il vienne sur son corps à elle. […] Quand il avait crié elle s’était retournée vers son visage, elle avait pris sa bouche avec la sienne pour que la mère n’entende pas le cri de délivrance de son fils. » [p.209]

Cet inceste, l’entre-soi, ce mélange du même sang, s’inscrit dans une problématique  plus large du sang et de la transmission. Concernant « l’étrangeté » du frère, l’enfant dira que  « c’est dans le sang, dans la famille. » [p.205], il est conseillé à la mère de boire du thé froid pour  « se rafraichir le sang » [p.206], les colères soudaines et brutales du grand frère ne sont autres que « des coups de sang », et enfin, lorsque l’enfant croit attendre un enfant et que finalement « le sang est revenu » [p.189], elle le regrette. Le sang est marqué par la tare et la stérilité. Jamais la  jeune fille ne connaitra « ce printemps d’enfants » [p.221] promis au futur couple chinois. Le portrait de la riche fiancée chinoise au corps « robuste » [p.220], propre à la procréation, « très sérieuse avec la coutume chinoise » [p. 220] et issue d’une famille désignée pour « sa grande moralité » [p.200], s’écrit en opposition à celui de l’enfant, « déshonorée » [p.133] « fille de pauvres, ancêtres pauvres » [p.36], « petite, maigre, hardie,  difficile à attraper le sens» [p.36], aux « seins d’enfants » [p.78], au corps lui-même inachevé. Quand la première suit la ligne droite imposée par la communauté, la deuxième prend place dans un système familial où toute transmission semble en crise, et où la ligne n’a de cesse de se briser.

Pourtant, la relation entre la jeune fille et le Chinois  ne resta pas stérile : le corps accouche de phrases, le narrateur littératien se positionnant comme l’achevé de l’enfant et la figure de son agrégation littéraire. La transmission ne se fait dès lors  plus par le sang mais par les mots, les livres écrits :

« -Et puis un autre jour, plus tard, beaucoup plus tard, on écrira l’histoire.

-[…] L’amour sera dans le cercueil avec les corps.

-Oui. Il y aura les livres au-dehors du cercueil.

-Peut-être. On ne peut pas savoir.

Le Chinois dit :

-Si. »

Fruit de l’oblique et de ligne brisée, le corps de l’écriture est cependant lui-même fractionné ; l’écrit se faisant le reflet de cette difficulté à rentrer dans la ligne droite :

« C’est un livre. / C’est un film. / C’est la nuit. […] C’est une rue droite. Eclairée par des becs de gaz. […] C’est un poste de brousse au sud de l’Indochine française. / C’est en 1930. / C’est le quartier français. / C’est une rue du quartier français. […] C’est une très jeune fille, ou une enfant peut-être. […] C’est un village de jonques. /  C’est le commencement du Delta. De la fin du fleuve. »  [pp. 17-18].

Si l’anaphore a souvent pour effet d’harmoniser phonétiquement un texte, dans l’Amant de la Chine du Nord, elle marque plutôt une discontinuité poétique. Le retour des mêmes termes dans des phrases souvent très courtes et simples a pour effet de renforcer l’impression d’une syntaxe souvent hachée, marquée par l’incomplétude.

Ecriture du corps et corps de l’écriture :

Le récit laisse une très grande place au corps, l’écriture étant avant tout guidée par les besoins corporels des personnages. En effet, l’identité de ceux-ci est d’abord une identité sociale, marquée par une fonction biologique : on est mère, on est enfant / jeune fille, on est amant. Toute autre nomenclature leur est refusée, l’identité civile (celle de l’écrit) est niée au profit d’une identité familiale rattachée aux fonctions corporelles. Le corps prime, et il est marqué par le sauvage et la pensée non domestiquée ; il répond à ses pulsions et inscrit son opposition à la droiture morale et corporelle de la communauté coloniale blanche. Signe d’une culture mal digérée, l’ensauvagement guette la famille ; la pensée sauvage [Lévi-Strauss ; 1962] n’est jamais loin.

Elle s’inscrit notamment dans le récit par l’animalisation qui guète les personnages : Par son agressivité -son manque de contrôle corporel-, Pierre, le grand frère est comparé à plusieurs reprises à un chien : « Pierre a repris le morceau de viande dans l’assiette de Paulo et l’a mis dans la sienne. Et il l’a mangé –un chien on aurait dit. Et il a hurlé : un chien, oui c’était ça. » [p.28]. Dans son article « Du cynégétique à l’abominable : à propos du chien comme terme d’injure et d’exclusion en grec moderne », Maria Couroucli rappelle que « dans la littérature anthropologique, le  chien  représente souvent la limite – à la fois dedans et dehors –, participant tantôt au monde de la nature, tantôt à celui de la culture, et occupe, en tant que catégorie animale, un statut ambigu, un entre-deux ». Incestueux, le chien mange également ses excréments, il représente dès lors « l’antithèse du code de comportement humain ». Voleur, drogué, violent, Pierre est comme le chien, dans la non maîtrise d’un corps qu’il laisse allégrement s’exprimer et qui le marginalise au sein de la communauté.  Paulo, lui, entretien un rapport étroit avec les oiseaux : « Il écoute les oiseaux. » [p.32], Paulo s’arrête et regarde le ciel. Il répète les mots : le ciel… les oiseaux… » [p.32]. L’anthropologue Daniel Fabre s’est intéressé à la présence des oiseaux dans les récits d’apprentissages : « la voie des oiseaux » définit un modèle, celui d’une quête qui consiste en « la maîtrise de plus en plus audacieuse du territoire des oiseaux » et qui débouche sur l’accès à l’identité sexuelle et la maîtrise de l’écriture.  Mais dans l’Amant de la Chine du Nord, le corps de Paulo pèche ; loin de maîtriser l’acquisition du sexe et du langage, le petit frère reste marqué par son étrangeté. Enfermé dans son mutisme et sa différence, il est incapable de domestiquer son corps et reste bloqué dans cette voie des oiseaux sans jamais en acquérir les codes. La jeune fille est également sans cesse ramenée au sauvage par le reste de la communauté : « Elles disent –tenez-vous bien- ‘Pourquoi court-elle après le baccalauréat cette petite grue ?’ ». Sa sexualité, considérée comme déviante, l’animalise. Désignant aussi bien la prostituée au sens figuré (figure symboliquement antagoniste à la domestication conjugale), que l’oiseau (au sens littéral), la grue renvoie une nouvelle fois au corps non domestiqué, à un savoir intellectuel qui ne pourrait être acquis, faute à une trop forte présence du corporel.

Pourtant, le savoir qui prime dans le texte est bien celui du corps ; il est d’ailleurs le seul qui vaille dans le récit, car lié au processus de création littéraire.  « C’est le commencement de l’histoire. / L’enfant est encore sans le savoir » [p.61]. L’instruction qui s’y joue est celle du corps par l’apprentissage et la maîtrise de la sexualité : la jeune fille ne va plus au lycée, mais fait, à la place, l’amour. C’est une véritable « école buissonnière » qui est pratiquée, une école sauvage et alternative, ici marquée par la prédominance du corps sur l’intellect : « -Je ne suis pas allée au lycée aujourd’hui. Je préfère rester avec toi. Hier non plus je n’y suis pas allée. » [p.105].

Le processus d’écriture est ici lié à la découverte de la sexualité et la jouissance que celle-ci procure. Le savoir va se faire par le corps car dans le roman, l’écriture est la conséquence d’un savoir du corps. Le texte ne cesse de filer et d’entrecroiser les images de dévoration (notamment par le regard, insatiable, poussé par une véritable pulsion scopique), de sexualité, de chasse et enfin de création, comme si tout savoir passait d’abord par le corporel : « On allait chasser ensemble dans la forêt au bord de l’embouchure du rac. Toujours seuls. Et puis une fois c’est arrivé. Il est venu dans mon lit. […] Quand on était à Prey-Nop on allait dans la forêt ou dans les braques, le soir. A Sadec on allait dans une classe vide de l’école » [p.56]. « Elle le regarde fort. Farouche serait le mot pour dire ce regard. » [p.36]. C’est cette même image de la forêt -espace du sauvage-, qui sera plus tard utilisée pour parler du processus de création : « la forêt de l’écrit à venir » [p.155]. Lors de la première rencontre entre les futurs amants, le regard se fait farouche, forasticus, soit « mal apprivoisé », « sauvage ». La défloraison ressemble dès lors à une mise à mort d’animal chassé : « Le corps reste ouvert sur le dehors. Il a été franchi, il saigne, il ne souffre plus. Ça ne s’appelle plus la douleur, ça s’appelle peut-être mourir. » [p.80]. Le texte insiste à plusieurs reprises sur « les salissures de sang » [p.81], sur le « sang sur les draps » [p.82]. Le sang marque les draps, il écrit la perte de la virginité ; le corps sauvage meurt, mais pour mieux renaître. L’initiation va prendre en miroir corps et écriture du corps.

Ce que le texte montre au final, c’est une quête identitaire par la conquête du corps. Le corps de l’enfant va trouver sa place en en remplaçant un autre, celui de la mère.  Tout au long du récit, le portrait de la mère est construit comme une déchéance à la fois physique, morale, sociale et identitaire. Aussi étrange qu’étrangère (étrange car étrangère et étrangère car étrange), marginalisée, ensauvagée, la mère est à la fois bonne et mauvaise, aimée et redoutée, incorporée et rejetée, mère-bourreau et mère-nourricière, représentante du vampirisme colonial et autochtone malmenée. Marquée par toutes ces contradictions, la direction de son corps est illisible.  A l’opposée du corps inachevé de l’enfant qui se construit et grandit au fil de l’écriture, le corps de la mère rétrécit à mesure que son identité s’efface. Agée et malade, elle est du côté de la stérilité, des actions vaines et improductives. Symboliquement aveugle, la mère est celle qui ne voit plus, soit, pour reprendre la « façon de dire » qu’Yvonne Verdier a longuement analysée dans son ethnographie, elle est celle qui est ménopausée : « “Voir” désigne les règles […] car c’est voir “la marque” ; “marquer” » [Verdier, 1977 : 186].

« C’est la mère qui baisse les yeux. Tuée, on dirait. » [p.30]

Cette transmission du destin féminin est au cœur de nombreux contes, notamment celui de la version orale du conte du Petit Chaperon Rouge, où l’enfant mange sa grand-mère:

« Le motif du repas macabre [peut] se comprendre par rapport au destin féminin qui se joue en trois temps : puberté, maternité, ménopause ; trois temps qui correspondent à trois classes généalogiques : jeune fille, mère, grand-mère. Le cycle de la reproduction se trouve en effet, du point de vue de la société, bouclé quand, du fait qu’une femme devient mère, sa mère devient grand-mère : le jeu se joue donc à trois. La petite fille élimine déjà un peu sa mère le jour de sa puberté, encore un peu plus le jour où elle connaît l’acte sexuel, et définitivement si celui-ci est procréatif, en d’autres termes, au fur et à mesure que ses fonctions génésiques s’affirment. ».

Elle poursuit :

« Ce que nous dit le conte, c’est la nécessité des transformations biologiques féminines qui aboutissent à l’élimination des vieilles par les jeunes mais de leur vivant : les mères seront remplacées par les filles, la boucle sera bouclée avec l’arrivée des enfants de mes enfants. ». [Verdier, 1978 : p.185.]

La pupille, « «pupilla » en latin, « korée » en grec, est donc littéralement celle qui voit, celle qui, menstruée est capable de procréer. Le personnage de la jeune fille, qui dévore par son regard aussi bien les corps que les livres, est donc en pleine possession de son pouvoir créateur féminin : « Elle regarde tout […] L’enfance apparait dans ces regards d’une curiosité déplacée, toujours surprenante, insatiable. Il [l’amant chinois] la regarde regarder toutes ces nouveautés […] » [p.37]  La jeune fille tend ainsi à remplacer la mère, représentante de l’anti-sexualité, l’anti-jouissance et donc l’anti-création.

Cette transmission du pouvoir créateur féminin va s’inscrire aussi bien dans le biologique que dans la littératie, les deux s’entremêlant sans cesse. Dès les prémisses du roman, la vocation littéraire est latente : la jeune fille le sait,  « fera des livres » [p.25]  et l’utilisation du verbe « faire » marque bien cette prédominance du corporel. Elle joint dès lors le corps et la littératie en enfantant des textes, mais en faisant également du texte des images par le biais de la création cinématographique. L’initiation à la littératie est bien le fruit du corps.

Le récit propose une véritable écriture du corps, écriture de la parole et du regard. La voix narrative « écriture du livre » [p.17] est ainsi une véritable voix, qui « parle » [p.17], marquée par une oralité qui transcende le texte. Pour la jeune fille, la parole s’inscrit comme prémices nécessaires à toute démarche écrite de création : « Raconter cette histoire c’est pour moi plus tard l’écrire. » [p. 102]. Le regard transparait également par l’écriture, que cela soit par le biais du personnage principal qui dévore de son regard, du narrateur et de son utilisation du vocabulaire cinématographique (« champ de la caméra » [p.21], « elle est seule dans l’image » [p.79]) ou de l’auteure. Dans une démarche d’autotextualité qui nous informe de son propre regard sur sa création, l’obsession de l’image qui transparait dans le récit marque l’avènement d’une  littératie qui s’inscrit par le corps.  Dans l’Amant de la Chine du Nord, où l’écriture devient cinématographique, regard, voix et écriture ne font qu’un ; l’image s’inscrit comme nécessaire à toute démarche d’écriture.

L’écriture est ainsi corporalisée, car au-delà de dire, le texte montre. Le récit utilise avec abondance un vocabulaire technique propre au cinéma (le cinéma n’étant autre que l’art de montrer, l’art de voir, et l’art d’être vu) : « La caméra balaie lentement ce qu’on vient de voir »  [p.21]. Le narrateur fait ainsi planer au-dessus du texte non plus seulement son regard, mais une caméra : filmer pour montrer l’action en train de se faire -l’image qui se construit-  devient dès lors le moyen d’une conquête du devenir sujet, un sujet qui est « écriture ». Le lecteur, lui, voit le récit durassien se mettre littéralement en scène. Inspirée par son expérience de réalisatrice, obsédée par la dialectique du souvenir et de l’oubli, Duras ne veut plus ni dire, ni écrire, elle veut montrer, ancrer –si ce n’est encrer- son texte dans le visuel et littéralement lui donner corps, pour lui donner vie. La tentation du visuel s’inscrit dès lors dans une problématique de la transmission, problématique qui transcende le texte. Marguerite Duras a soixante-seize ans quand elle publie ce texte et sait qu’elle n’en réalisera aucune adaptation. En découle une question obsédante qui traverse le roman de part en part, aussi bien par les problématiques qu’il traite que par les constantes autoréférences à des textes antérieurs : que restera-t-il de moi, que restera-t-il de mon œuvre et comment combattre l’oubli généré par la mort ? Dans une systémique familiale dysfonctionnelle, écrire, ou mieux encore, montrer, devient l’unique moyen de combattre l’oubli en faisant perdurer le souvenir, pour exister, pour qu’il reste une trace de soi au-delà de la mort qui peu à peu rattrape toutes les personnages du roman. L’écriture encre la mémoire.

Quête identitaire et conquête littéraire : personnage et narrateur littératiens.

Chez Marguerite Duras, la conquête de l’écriture est donc avant tout une quête du corps. La réponse à l’anéantissement identitaire qui guète l’enfant se trouve dans la recherche d’un capital littératien (Privat, 2006 : p.126) incorporé.

Le récit prend à plusieurs occasions l’allure d’une enquête menant aux origines perdues. La jeune fille y rencontre des figures d’autorité censées représenter l’institution, et notamment l’institution scolaire, (et donc littératienne) : la surveillante de l’internat, le censeur du lycée, et la directrice de la pension :

« -Je connais l’histoire de votre mère. C’est vous qui avez raison. C’est une grande institutrice aussi… […] Elle a élevé des milliers d’enfants… […] On dit qu’elle n’a jamais abandonné un enfant avant qu’il sache lire et écrire. » [p.122]

Si la conversation initiale porte sur la conduite scandaleuse du corps, rapidement complaisante, elle embraye finalement sur ses parents, et notamment leurs grandes qualités intellectuelles, pédagogiques et éthiques ; une nouvelle fois, du corps à l’écriture, il n’y a qu’un pas. Il s’agit toujours d’un regard bienveillant, évoquant avec nostalgie un passé familial glorieux que l’institution coloniale, et plus précisément, les colons corrompus du cadastres, ont ruiné en vendant à la mère une parcelle de terre stérile car noyée chaque année par la mer. Etymologiquement, le terme « cadastre » revoie au grec katastikhon, « la liste d’enregistrements », littéralement « ligne par ligne », pourtant, c’est le cadastre de Kampot qui brise la lignée littératienne de la famille en la condamnant non seulement à la pauvreté, mais à la honte en calomniant la mère « Et puis après ils ont écrit au Gouverneur du Cambodge que j’étais folle, qu’il fallait me renvoyer en France » [p.102]

L’enfant n’en reste pas moins fille d’un « remarquable professeur [de mathématique]» [p.117] et d’une  «  grande institutrice » [p.122], le corps enseignant ayant « sauvé l’Indochine de l’imbécilité blanche » [p.116] s’oppose à la corruption coloniale. Bien qu’aujourd’hui marginalisée, la famille reste marquée par la littératie, l’apprentissage de l’écrit institutionnalisé, héritage auquel la jeune fille s’accroche.

« Je ne peux pas m’empêcher. Une fois j’écrirai ça : la vie de la mère. Comment elle a été assassinée. […] –C’est ça qui te donne envie d’écrire ce livre … […] L’enfant : […] C’est l’idée que les gens du cadastres ne seront pas tous morts, qu’il en restera encore en vie qui liront ce livre-là et qu’ils mourront de le lire. » [p. 102]

Le texte n’évoque pas seulement le processus d’écriture par le bais de son intertexte et de son paratexte, les soubresauts d’une création littéraire sont déjà bien présents chez le personnage de l’enfant ; en effet, une note nous indique « *Le pari a été tenu : Un barrage contre le Pacifique ». Ainsi, si le corps de l’enfant ne cesse d’obliquer par rapport à la communauté coloniale, de briser les lignes en franchissant les interdits, si l’écriture même veut faire désordre en dénonçant, l’objet livre réalisé la ramène vers la ligne droite : par le jeu d’autotextualité, le narrateur, achevé littératien de la jeune fille, s’institutionnalise, se réintègre dans une lignée littératienne et s’agrège. Cette ligne -née du corps et qui a pris un corps-, s’oppose néanmoins à la ligne coloniale ; ce n’est pas une ligne droite qui clôture comme l’est celle du cadastre, mais au contraire, c’est une ligne créatrice, en constant mouvement, qui avance, qui sort de la cage en brisant les codes de l’écriture.

Par un regard rétrospectif critique où le narrateur/ auteure retravaille, modifie et enrichie l’écriture, le texte marque ce retour sur l’œuvre durassienne : « De la limousine noire est sorti un autre homme que celui des livres, un autre Chinois de la Mandchourie. Il est un peu différent de celui du livre : il est un peu plus robuste que lui, il a moins peur que lui, plus d’audace. […] il est plus « pour le cinéma » que celui du livre. » [p.36] L’écrit se nourrit de lui-même ; le roman va mettre en scène une accumulation du savoir littéraire et donc une position méta sur ce savoir.

Face aux nombreux questionnements identitaires, aux difficultés de transmission dues aux lignes brisées, la réponse se situe donc dans les livres et plus généralement, dans l’écrit. Salvateur, il permet non seulement de s’inscrire dans une lignée, mais également d’inscrire le corps dans une éternité en cultivant la mémoire :

« Elle est la derrière à se souvenir encore. Elle entend encore le bruit de la mer dans la chambre. D’avoir écrit ça, elle se souvient aussi, comme le bruit de la rue chinoise. Elle se souvient même d’avoir écrit que la mer était présente ce jour-là dans la chambre des amants. » [p.81]

Ecrire devient le moyen d’exister, de marquer son existence, de combattre la destruction qui guette. C’est encrer le récit dans une éternité combattant l’oubli généré par la mort qui peu à peu rattrape les autres personnages : l’amant bien sûr  « J’ai appris qu’il était mort depuis des années » [p.11],  Hélène Lagonelle « morte de tuberculose » [p.54], Thanh qui en ayant « voulu retrouver sa famille dans la forêt du Siam […]  avait dû se perdre et mourir là, dans cette forêt » [p.242], et bien sûr la mère, dont les intersignes annonçant la mort à venir sont omniprésents dans le récit (« une morte » [p.27]).

Dans l’Amant de la Chine du Nord, l’écrit est la seule transmission qui vaille ; c’est donner corps par la mise en image, c’est s’assurer d’une immortalité du langage, mais également de l’objet des descriptions, c’est combattre l’oubli et la destruction par le biais de la création :

« Elle dit : Pour que ce soit encore et encore raconté par des gens, n’importe qui, pour que le tout de l’histoire ne soit pas oublié, qu’il en reste quelque chose de très précis, même les noms des gens, des rues, les noms des collèges, des cinémas, il faudrait les dire, même les chants des boys la nuit à Lyautey et même les noms d’Hélène Lagonelle et celui de Thanh, l’orphelin de la forêt du Siam. » p.224

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