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Logique utopique et imaginaire environnemental

Diane Gauthier
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Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

Ancien élève de l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, Lambert Barthélémy est agrégé d’allemand et est, depuis 2007, Maître de Conférences en Littérature Comparée à l’Université de Poitiers. Traducteur de l’allemand, d’Adorno entre autres, il dirige également les Éditions Grèges. Membre du centre de recherches Forell (Poitiers) et membre associé du Rirra XXI (Montpellier III), ses principaux sujets de recherche sont la fiction narrative contemporaine, l’esthétique du fantastique et les problématiques environnementales dans la création artistique.

Dans son texte « Logique utopique et imaginaire environnemental », Barthélémy propose une réflexion sur l’incidence de la production artistique environnementale sur son public lors de sa réception. Selon lui, ces œuvres mettant en scène l’humain en relation avec son environnement, «cherchent […] à modifier de l’intérieur leurs cadres perceptifs en jouant, principalement, d’une double logique du déplacement et de l’intensité». (2012, p. 1) Cette double logique fonctionne selon quatre modalités principales : scruter le monde, adopter plusieurs points de vue différents, arrêter son regard, décentrer et déhiérarchiser le rapport entre l’humain et son environnement.

À propos de la proposition de Barthélémy, une lecture récente s’impose à moi soit celle d’un court roman de Gunnar Gunnarsson intitulé Le Berger de l’Avent. Il raconte le périple d’un berger, de son chien et de son bélier. Tous les ans, Benedikt entreprend d’aller chercher les moutons qui sont toujours dans les montagnes à l’approche de l’hiver pour les ramener à la ferme. L’avancée du berger et du récit est largement, sinon tout à fait, déterminée par la nature islandaise. Benedikt doit connaître ses codes afin d’être en mesure de remplir sa mission. Il a recours, entre autres, à sa connaissance de l’astronomie : «Benedikt leva la tête vers le ciel. Le Chariot s’était déplacé de quarante-cinq degrés depuis qu’il avait quitté la ferme de Jökull. Le temps passe vite, qu’on s’en inquiète ou non. Il faisait bon accompagner les constellations en poursuivant, comme elles, sa propre route». (Gunnarsson, 2019, p. 49)

En scrutant le monde, en s’arrêtant sur ce qui se présente à lui, Benedikt adopte une posture qui gagne en intensité à travers l’attention qu’il accorde à ce qui l’entoure. Cette posture du personnage influence la réception de l’œuvre. Conditionnée par son rythme et sa lenteur, elle impose une attitude qualitative qui permet une meilleure assimilation de la forme et du contenu. Ainsi, l’œuvre reste en mémoire au-delà de sa conclusion. D’ailleurs, je ressens encore le calme, la quiétude de l’univers de Benedikt au souvenir de ce récit.

Prendre le temps de voir sous différents angles, selon plusieurs perspectives, enrichit l’expérience du contact avec l’œuvre. Cette expérience nourrit l’imaginaire comme c’est le cas avec le roman Le rouge vif de la rhubarbe. Ágústína, une jeune handicapée, se donne comme objectif de gravir la plus haute montagne de sa région. Le narrateur invite le lecteur à la suivre en décrivant ce qu’elle voit, ce qu’elle ressent : «Tout commence désormais à rapetisser; plus haut, tout deviendra si minuscule que rien n’aura plus d’importance. Délivrée des petites misères du quotidien, elle connaîtrait bientôt la jouissance d’être au-dessus de tout ce qui traîne en bas, riche d’une vue d’ensemble perpétuelle, en long et en large, des vastitudes de la nature inhabitée.» (Ȯlafsdóttir, 2018, p. 135)

Le récit continue en proposant une alternative, une autre option qui place le lecteur face aux possibles de ce qui entoure le personnage : «À moins qu’elle n’oriente l’objectif plutôt vers le haut, avec seulement le ciel comme fond et les oiseaux qui soudain affluent alentour pour troubler cet instant d’immuable nature morte.» (Ȯlafsdóttir, 2018, p. 135) À partir de ce changement de perspective, une «requalification du regard» prend forme à travers cet autre angle suggéré par le narrateur qui rend compte de la multiplicité des perspectives.

L’article de Barthélémy décrit bien mon expérience de lecture de ces deux romans environnementaux. Leurs modalités participent à créer un ressenti spécifique au genre en raison de son rythme inhabituel, axé sur une temporalité cyclique dans le cas du roman de Gunnarsson plus particulièrement, et rappelle ainsi par sa forme même le monde dans lequel le personnage évolue et son obligation de vivre en accord avec lui.

Depuis le début de nos rencontres, nous nous demandons comment le changement de perspective concernant l’anthropocentrisme peut se mettre en place. Cette modification de point de vue semble à plusieurs quelque peu utopique étant donné qu’il existe depuis très longtemps et qu’il demande une reconfiguration importante sur le plan de la représentation puisqu’elle appelle une nouvelle relation nature/culture. Barthélémy suggère qu’une réorientation de notre regard en tant qu’humain sur notre environnement passe par la production artistique. Tout à fait en accord avec ce que Barthélémy avance, j’ai pu constater moi-même que l’imaginaire environnemental prend forme, entre autres, à travers le souvenir que l’on garde d’une œuvre artistique. L’article de Barthélémy est très inspirant et très riche. Il me donne plusieurs pistes à suivre afin d’alimenter ma réflexion, notamment sur la question de la temporalité dans les œuvres environnementales.

Bibliographie

Barthélémy, L. (2012). « Logique utopique et imaginaire environnemental », TRANS-, no. 14, [En ligne]. https://doi.org/10.4000/trans.563

Gunnarsson, Gunnar, Le Berger de l’Avent, Paris, Zulma, 2019, 88 p.

Ȯlafsdóttir, Auđur Ava, Le rouge vif de la rhubarbe, Paris, Zulma, 2018, 136 p.

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