Entrée de carnet

Les condamnées

Amélie Paquet
couverture
Article paru dans Lectures critiques III, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2010)

Œuvre référencée: Jelinek, Elfriede. Maladie ou Femmes modernes: comme une pièce. Paris, L’Arche, 2001, 109 pages.

All the best people have bad chest and bone disease! It’s all frightfully romantic1Peter Jackson, Heavenly creatures, Nouvelle-Zélande, 35mm, 1994, 108 m.

 

La pièce de théâtre d’Elfriede Jelinek, Maladie ou Femmes modernes: comme une pièce, s’ouvre sur un couple: une infirmière-vampire et un médecin. Emily et le docteur Heidkliff sont à la veille de leur mariage. Emily, qui a dans le corps «un ou deux pieux, le long desquels coule un peu de sang» (p.13), discute tranquillement avec son futur époux, lorsque l’infirmière est appelée au chevet de Carmilla, une femme sur le point d’accoucher. Cette dernière a déjà cinq enfants avec son mari, le conseiller financier Benno Mabullpitt. Carmilla meurt pendant l’accouchement. Benno ne paraît pas s’intéresser à la mort de sa femme, il n’a de yeux que pour son bébé qui vient de naître, à propos duquel l’infirmière dit qu’«il n’est vraiment pas complet» (p.30). La femme morte, Carmilla, qui n’a étrangement pas perdu la capacité de parler, n’intéresse peut-être plus son mari, mais elle attire de plus en plus l’infirmière-vampire qui prend soin de son cadavre. Emily lui dit: «Vous me plaisez même morte. Vous me plaisez beaucoup. […] Vous me faites à moitié perdre la tête!» (p.31) Benno tente d’attirer l’attention d’Emily et de lui montrer que le nouveau-né est normal : «Il est parfaitement dans la norme autrichienne» (p.32). Rien n’y fait. Emily est trop occupée à contempler le cou appétissant de Carmilla2On se rappelle que «Carmilla» est le prénom de la femme vampire imaginée par Joseph Sheridan Le Fanu dans sa nouvelle Carmilla [1871]. La Carmilla de Le Fanu ne se nourrit que de sang de très jeunes filles. La nouvelle de Le Fanu a beaucoup influencé Bram Stoker pour son Dracula [1897]. Le prénom «Emily» évoque une autre source d’inspiration de Stoker en raison de son travail important sur le folklore transylvanien: l’écrivaine Emily Gerard [1849-1905].; elle se penche d’ailleurs sur celui-ci pour le croquer. D’un côté de la scène, Benno admire et vante son enfant, pendant qu’Emily et Carmilla se dévorent l’une et l’autre. Littéralement! Le texte de la pièce indique en didascalie : «Les femmes ne s’occupent pas de lui, occupées qu’elles sont à se mordre, enchevêtrées» (p.37).

 

Un bain de sang 

De plus en plus disponible en français grâce au travail de traduction entrepris par les éditions de l’Arche, le théâtre d’Elfriede Jelinek3Jelinek a publié une vingtaine de pièces depuis la fin des années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui. Son œuvre romanesque, beaucoup plus connue, comprend une dizaine de titres qu’elle a commencé à publier en même temps que son théâtre. Comme Thomas Bernhard, l’écrivain autrichien auquel on la compare toujours, elle mène ainsi en parallèle une œuvre de romancière et de dramaturge. est reconnu pour sa complexité langagière, une complexité langagière bien impossible à rendre entièrement en traduction. Jelinek entremêle, à sa façon, les niveaux de langage. Maladie ou Femmes modernes, publiée en allemand en 1987, a été traduite en français pour la première fois en 2001. Même si l’édition française ne commente pas dans le détail l’utilisation de la langue allemande et des expressions autrichiennes si particulière de Jelinek4Les traducteurs évoquent toutefois la particularité de cette langue dans la description de la pièce: «Le théâtre de Jelinek n’est pas psychologique. Sa langue est détraquée, déréglée, elle est ici un matériau travaillé par les discours faussement écologistes, anti-féministes ou fascistes. Elle est traversée par une sous-langue faite d’expressions idiomatiques ou proverbiales, d’allitérations, de textes classiques cités comme des formules publicitaires. Les personnages sont plus “parlés par leur langue” qu’ils ne la parlent. Elle les prend au piège.» (p.3), des notes des traducteurs retracent néanmoins les passages de la pièce où Jelinek s’approprie de grandes citations ou des citations populaires qui se confondent au reste du texte. Au tout début de la pièce, Jelinek dissimule une réplique du Faust [1808] de Goethe: «Blut ist ein ganz besonderer Saft» (Le sang est un suc tout particulier). C’est le docteur Heidkliff, le futur mari d’Emily, qui prononce cette phrase de Faust adressée à Méphistophélès lorsque ce dernier lui demande de signer avec son sang pour conclure leur accord : «Comment se fait-il que sans cesse des réserves de sang disparaissent de mon florissant cabinet? À croire que quelqu’un littéralement les boit. Le sang est un suc particulier. Qui vous titille joliment le poireau.» (p.17) La citation de Goethe est utilisée ici dans un contexte parodique. Le docteur Heidkliff, un peu niais, n’a pas encore compris que sa fiancée vampire n’est avec lui que pour profiter des réserves de sang de son cabinet. Chez Goethe, le sang est «un suc particulier» qui va sceller à jamais la terrible alliance entre Faust et Méphistophélès. Chez Jelinek, le sang est «un suc particulier» qui permet de maintenir en vie la créature maléfique qu’est Emily. Le sang est aussi le fluide d’où provient la maladie, il est tout autant dans la pièce le véhicule du mal qui ronge Emily que celui qui permet sa survie. Jelinek conserve, à sa manière, le sens que le sang avait dans la pièce de Goethe: il est le dépositaire de la condamnation5Comme je le mentionnais plus haut, la pièce a été publiée en allemand en 1987. Puisque la pièce contient de nombreuses références implicites, il y a peut-être dans le texte une référence à l’épidémie du Sida qui prend une ampleur terrible en 1987..

Le sang est un élément scénique important dans la pièce. Après la transformation de Carmilla en vampire dans la quatrième scène de la première partie, elle se réveille et se rue sur ses enfants. Ils seront joués sur scène, comme nous l’indiquent les didascalies, par des acteurs adultes sur des patins à roulettes qui tournoient autour des personnages. Les enfants se sauvent, mais Carmilla parvient à en attraper un. Elle le mord et s’abreuve de son sang. Les didascalies insistent sur l’abondance de sang sur scène:

Carmilla se désintéresse de son sang et, se pourléchant les lèvres, où perlent encore quelques gouttelettes de sang, vient sur le devant de la scène. Elle sourit d’un air appliqué et, sifflant entre ses dents. […] Celui dont Carmilla a bu le sang reste allongé par terre, dans l’indifférence générale. Il gît dans une flaque de sang. (p.46)

On n’est pourtant pas dans un théâtre d’horreur, on ne cherche pas à créer une atmosphère angoissante. Bien au contraire, si la pièce dégage quelque chose d’inquiétant, ce n’est pas à cause du sang, mais en raison de l’absence de réaction des personnages. Le dramaturge est-allemand Heiner Müller, auteur de Hamlet-machine [1979], a dit au sujet du théâtre de Jelinek: «Ce qui m’intéresse dans les textes d’Efriede Jelinek est la résistance qu’ils opposent au théâtre tel qu’il est6L’extrait d’un entretien avec Heiner Müller est cité dans la présentation de la traduction française de Maladie ou Femmes modernes.» (p.3). Dans Maladie ou Femmes modernes, le texte de Jelinek est en lutte contre le théâtre lui-même7L’auteure de cette lecture n’a malheureusement pas vu cette pièce sur scène. On ne monte pas Elfriede Jelinek à Montréal! Enfin pas encore. Elle a toutefois déjà assisté à une représentation de Burgtheater [1985] montée par une troupe autrichienne et jouée sur une scène à Bruxelles. Elle peut vous confirmer qu’il se dégage du théâtre de Jelinek une impression d’anti-théâtre même si ses pièces sont loin d’être rebutantes pour le spectateur. Dans Burgtheater, elle use à profit de stratégies racoleuses pour attirer le spectateur. Par exemple, dans la mise en scène présentée à Bruxelles, les comédiens qui jouaient la pièce en allemand parlaient parfois en français pour interpeler le public belge., en raison du «désordre» qui règne sur la scène imaginée par l’écrivaine. La pièce est plus déstabilisante dans sa forme souvent confuse ou ambiguë pour son lecteur ou son spectateur que dans son contenu parfois dérangeant. Le sous-titre de la pièce l’indique «Comme une pièce», en allemand «Wie ein Stück», introduit l’idée qu’il ne s’agit peut-être pas exactement d’une pièce. C’est à tout le moins un texte qui tente de l’être ou qui fait comme s’il l’était. Jelinek joue avec cette impression de résistance qui se dégage de son théâtre; elle s’inscrit dans une tradition théâtrale forte et partage maintes préoccupations dramaturgiques, des préoccupations politiques et sociales notamment, avec les écrivains de l’Allemagne de l’Est: Bertolt Brecht, Heiner Müller, Botho Strauß8On fait souvent ces rapprochements. D’autant plus que Jelinek a fait partie pendant plus de quinze ans du Parti communiste Autrichien..

La maladie des vampires   

Même si les personnages semblent indifférents aux agissements des vampires, dans la cinquième scène de la première partie, le docteur Heidkliff questionne directement le comportement d’Emily: «Boire du sang est une marotte en soi tout à fait charmante. Mais où est le bien là-dedans? Tu ne fais qu’épouvanter tes supporters!» (p.49). Elle lui répond ces phrases plutôt énigmatiques qui laissent croire à un certain regret, comme si elle désirait réellement être une autre qu’elle-même: «J’aimerais tant, rien qu’une fois, en me regardant dans la glace, voir autre chose à travers moi. Malheureusement ça m’est refusé. Merci.» (p.49) Plus loin, elle ridiculise ses regrets en disant qu’elle aimerait seulement se faire revamper ses trop longues canines. Heidkliff prend un marteau et lui refait les dents sur scène. Ils discutent désormais plus ouvertement du vampirisme d’Emily, vampirisme qui ne remet pas en question l’amour que lui porte Heidkliff. Ils abordent aussi la question du lesbianisme d’Emily. Heidkliff n’est pas du tout importuné par ses préférences sexuelles pourvu qu’elle lui rende tout de même les faveurs sexuelles qu’il lui demandera. Ce qui est une manière sournoise, mais tout aussi violente, de nier les désirs de sa fiancée.

La deuxième partie de la pièce s’ouvre sur un nouveau décor. Les vampires sont couchés à l’intérieur de cercueils remplis de terre. L’indifférence que Carmilla et Emily suscitaient dans la première partie se transforme en hostilité. Carmilla raconte que les voisins ferment leur fenêtre pour ne pas les voir. Malgré le rejet, Carmilla et Emily valorisent leur condition vampirique. Elles aiment leur maladie, leur vampirisme qui les maintiendra à jamais entre la vie et la mort. Comme le dit Carmilla, cette maladie est sa condition idéale pour rester dans le monde:

Je suis malade et je vais bien. Je souffre, et je me sens bien. C’est facile, d’être malade. Moi, je sais, et je me sens très, très mal. La bonne santé, ça n’est pas tout, et d’ailleurs mon corps ne la supporte vraiment pas! Face aux bonnes santés, je me transforme en passoire, qui laisse tout passer à travers. Je suis bien malade! Malade! Malade! Malade! (p.64)

Les hommes reviennent joyeux de l’enterrement de Carmilla. Peu à peu, ils déchantent et s’aperçoivent qu’ils n’en peuvent plus de cette maladie : «BENNO. Je hais ma femme Carmilla, à présent. HEIDKLIFF. Moi, à présent, je les hais toutes les deux! Elles font tout! Mais personne ne doit savoir. Et surtout pas les voisins. Mordantes et mesquines.» (p.75) Ils ne les détestent pas parce qu’elles sont vampires, mais parce que devenues vampires, elles s’isolent et font tout ensemble. Benno trouve en plus que Carmilla «a pris un tour masculin, qui ne [lui] plaît pas» (p.74) La féminité qui revêt des formes indésirables est immanquablement associée à la masculinité. Les féministes l’ont souvent souligné. L’historienne de l’art Griselda Pollock écrit, par exemple, à ce sujet:

Le refus de la féminité bourgeoise correspond au refus d’être femme, au refus d’être quelque chose de particulier. Jusqu’en 1968, les femmes n’ont eu d’autre alternative que d’être féministes, au foyer ou au service de l’homme, ou de choisir de devenir un «pseudo-homme», en anglais one of the boys, problème très bien décrit par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe9Griselda Pollock, «Histoire et politique: l’histoire de l’art peut-elle survivre au féminisme?», in Féminisme: art et histoire de l’art, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1994, p. 66..

La femme se retrouvait donc sans alternative. Soit elle acceptait la féminité telle que lui proposait l’idéologie dominante, l’idéologie bourgeoise, ou soit elle devenait un garçon manqué, une femme qui refuse sa féminité. Il n’y avait donc pas d’espace pour une autre féminité, une féminité que la femme aurait choisie elle-même. Selon Jelinek, même après 1968, la femme n’est pas sortie de cette impasse. Emily et Carmilla sont bien loin d’arriver à définir leur propre féminité. Leur nouvelle identité est la conséquence d’une maladie, maladie qui les a d’ailleurs tuées.

 

Le grand infanticide

L’isolement des femmes était déjà inacceptable pour les deux hommes. Mais lorsqu’elles décident, pour se nourrir, d’assassiner les enfants de Carmilla, la rupture devient définitive entre les quatre. Au tout début de la troisième scène de la deuxième partie, elles attaquent sauvagement les enfants. Les didascalies expliquent de quelle manière l’infanticide devra se dérouler sur la scène:

Lumière tamisée, mystérieuse. Emily et Carmilla, silencieuses dans la pièce. Puis le baigneur dans la voiture d’enfant se met à crier. Bande-son très parlante, SVP!  Un bref instant, rien que la voix enregistrée de la poupée, tandis que les femmes regardent autour d’elles. Puis les deux femmes se jettent comme des louves chacune sur un des deux enfants, et les font tomber. Il s’ensuit une lutte terrible, car les enfants se débattent. Les femmes, de leurs crocs, tranchent la gorge des enfants. Le nourrisson pleure: «Mamaan! Mamaan!» Les femmes boivent tout le sang des enfants, les hommes observent la scène indifférents. Ils secouent la tête, se frottent les mains, impatients. Leur comportement rappelle un peu celui des arbitres dans un combat de boxe. (p.18)

Elles n’étaient déjà plus réellement des femmes depuis qu’elles avaient décidé de vivre dans leurs cercueils. Carmilla n’est certainement plus une mère depuis qu’elle a tué ses enfants. Elles deviennent peu à peu des monstres, elles sortent de leurs rôles, de leurs identités antérieures. Elles seraient toutefois condamnées aux rôles qu’on leur a donnés. Les hommes ne manquent pas d’ailleurs de leur rappeler: «BENNO. Carmilla, que je te dise: tu ne vas quand même pas devenir une Médée! Tu es une ménagère, et tu le restes. Et si tu meurs, tu es une ménagère morte. HEIDKLIFF. Ne crois pas que d’un seul coup tu sois devenue fatale, Emily! Tu es une simple infirmière, et tu le restes!» (p.78).

La réalité est tout autre. Carmilla n’a plus rien d’une ménagère. Emily n’a plus rien d’une infirmière. Leurs nouvelles identités monstrueuses, malades, ne correspondent plus à leurs rôles bien féminins d’autrefois. Les hommes, au contact des vampires, aussi se transforment: ils deviennent des bêtes. Leurs langues se dérèglent, ils sont désormais incompréhensibles, ils aboient. Et les femmes se métamorphosent encore. À la toute fin de la pièce, elles se transforment en «une grosse femme gigantesque, la DOUBLE CRÉATURE. Cette femme (elle peut aussi être empaillée), ce sont les sœurs siamoises Emily/Carmilla, cousues dans un vêtement commun.» (p.103) Les femmes sont en faute, elles ont voulu changer leur condition, adopter une identité qui n’était pas celle qu’on leur avait donnée. Benno et Heidkliff abattent la double créature; ce faisant ils se transforment à leur tour en monstre à deux têtes et le rideau tombe. Maladie ou Femmes modernes propose ainsi une relecture du mythe de l’androgyne. Dans le Banquet de Platon, tous les convives, uniquement masculins, sont invités à se prononcer sur la question de l’amour. Dans son discours, le dramaturge comique Aristophane raconte qu’au commencement du monde il existait des androgynes constitués d’un homme et une femme collés ensemble. Las de l’orgueil de ces androgynes, Zeus a décidé de séparer à jamais l’homme de la femme. L’amour est né après cette séparation originelle, lorsque les deux moitiés ont ressenti le désir de se rechercher. Aristophane explique que la nouvelle union de l’homme et de la femme produit une vie, un enfant, alors que l’union entre une moitié homme et une autre moitié homme engendre de grands avancés de l’esprit. L’union de deux moitiés femmes n’engendre rien, sinon peut-être cette «double créature» monstrueuse et incontrôlable qu’il faut détruire.

 

Le paria

En lisant cette pièce de Jelinek, on peut aussi penser aux Bonnes [1947] de Jean Genet, pièce qui raconte l’histoire de deux domestiques, des prolétaires soumises, qui veulent empoisonner leur maîtresse. Elles finissent par délirer et s’empoisonner entre elles. Les bonnes de Genet, Solange et Claire, n’échappent jamais à leur condition, elles se détruisent avant de s’en libérer. La ménagère et l’infirmière de Jelinek arrivent à échapper véritablement à leur condition, mais leur nouvelle condition est plus monstrueuse que la précédente. Il n’y a aucune possibilité d’émancipation. Devenues autres, elles sont pires encore, elles sont de véritables parias. Elles n’ont plus de place nulle part.

La philosophe politique Hannah Arendt a beaucoup écrit sur les parias, sur Rahel Varnhagen, entre autres, qui tenait des salons littéraires fréquentés notamment par Jean Paul, Friedrich Schlegel, Hegel, Henrich Heine et Goethe pendant la grande époque romantique en Allemagne. Rahel Varnhagen a tout fait pour devenir une parvenue réussie. Elle venait d’une famille de juifs allemands10Le père d’Elfriede Jelinek est un juif tchèque, chimiste, qui a travaillé pour les nazis en Autriche.. Dans la biographie Rahel Varnhagen. La vie d’une juive allemande à l’époque du romantisme [1958]11Hannah Arendt avait commencé à écrire cette biographie avant la Deuxième Guerre mondiale. Plusieurs années furent nécessaires avant qu’elle ne parvienne à terminer le manuscrit qu’elle avait réussi à traîner avec elle jusqu’aux États-Unis., Arendt raconte le destin tragique de Rahel Varnhagen qui voulut à tout prix être allemande à part entière et effacer ses origines juives. Le «mal» de Rahel Varnhagen était dans son sang. Rahel Varnhagen ne peut pas changer sans heurt de position dans sa société, comme elle ne peut pas se défaire de ses origines. La question de la judéité est placée tout discrètement dans Maladie ou Femmes modernes. On évoque à quelques reprises dans le texte les morts dans les chambres à gaz12Comme dans cette réplique de Carmilla au début de la pièce: «CARMILLA parle avec difficulté. J’espère que tu t’es autorisé à donner apparence humaine à cet enfant? Je veux dire. Pour que plus tard, on puisse le reconnaître pour un être humain. Qu’on évite de l’éliminer ou de la gazer. Fais ton numéro!» (p.26).. Vers la fin de la pièce, lorsque les hommes deviennent des bêtes, les traducteurs de Jelinek indiquent en note de bas de page que des citations du roman en partie autobiographique Michael [1929], de Joseph Goebbels, se retrouvent dans une réplique de Benno. La voix d’avant la guerre de Goebbels, celui qui deviendra chef de la propagande d’Hitler, se mêle à celle de Benno. Ce n’est là qu’un détail du texte qui montre qu’Emily et Carmilla endossent le rôle de tous les exclus cités dans la pièce, les homosexuels, les prolétaires, les juifs, ainsi que tous les autres non mentionnés. Tous les parias sont, dans la pièce, condamnés à le rester. Les femmes, au premier plan. Ils sont souvent, c’est le cas des femmes, des juifs, des prolétaires, perdus d’avance, dès l’origine. Leur mal est inguérissable. Le vampire est contraint de se nourrir de ce mal et d’absorber à jamais le sang maudit. La femme vampire de Jelinek est donc l’image cynique, moqueuse, de cette inéluctable condamnation.

  • 1
    Peter Jackson, Heavenly creatures, Nouvelle-Zélande, 35mm, 1994, 108 m.
  • 2
    On se rappelle que «Carmilla» est le prénom de la femme vampire imaginée par Joseph Sheridan Le Fanu dans sa nouvelle Carmilla [1871]. La Carmilla de Le Fanu ne se nourrit que de sang de très jeunes filles. La nouvelle de Le Fanu a beaucoup influencé Bram Stoker pour son Dracula [1897]. Le prénom «Emily» évoque une autre source d’inspiration de Stoker en raison de son travail important sur le folklore transylvanien: l’écrivaine Emily Gerard [1849-1905].
  • 3
    Jelinek a publié une vingtaine de pièces depuis la fin des années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui. Son œuvre romanesque, beaucoup plus connue, comprend une dizaine de titres qu’elle a commencé à publier en même temps que son théâtre. Comme Thomas Bernhard, l’écrivain autrichien auquel on la compare toujours, elle mène ainsi en parallèle une œuvre de romancière et de dramaturge.
  • 4
    Les traducteurs évoquent toutefois la particularité de cette langue dans la description de la pièce: «Le théâtre de Jelinek n’est pas psychologique. Sa langue est détraquée, déréglée, elle est ici un matériau travaillé par les discours faussement écologistes, anti-féministes ou fascistes. Elle est traversée par une sous-langue faite d’expressions idiomatiques ou proverbiales, d’allitérations, de textes classiques cités comme des formules publicitaires. Les personnages sont plus “parlés par leur langue” qu’ils ne la parlent. Elle les prend au piège.» (p.3)
  • 5
    Comme je le mentionnais plus haut, la pièce a été publiée en allemand en 1987. Puisque la pièce contient de nombreuses références implicites, il y a peut-être dans le texte une référence à l’épidémie du Sida qui prend une ampleur terrible en 1987.
  • 6
    L’extrait d’un entretien avec Heiner Müller est cité dans la présentation de la traduction française de Maladie ou Femmes modernes.
  • 7
    L’auteure de cette lecture n’a malheureusement pas vu cette pièce sur scène. On ne monte pas Elfriede Jelinek à Montréal! Enfin pas encore. Elle a toutefois déjà assisté à une représentation de Burgtheater [1985] montée par une troupe autrichienne et jouée sur une scène à Bruxelles. Elle peut vous confirmer qu’il se dégage du théâtre de Jelinek une impression d’anti-théâtre même si ses pièces sont loin d’être rebutantes pour le spectateur. Dans Burgtheater, elle use à profit de stratégies racoleuses pour attirer le spectateur. Par exemple, dans la mise en scène présentée à Bruxelles, les comédiens qui jouaient la pièce en allemand parlaient parfois en français pour interpeler le public belge.
  • 8
    On fait souvent ces rapprochements. D’autant plus que Jelinek a fait partie pendant plus de quinze ans du Parti communiste Autrichien.
  • 9
    Griselda Pollock, «Histoire et politique: l’histoire de l’art peut-elle survivre au féminisme?», in Féminisme: art et histoire de l’art, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1994, p. 66.
  • 10
    Le père d’Elfriede Jelinek est un juif tchèque, chimiste, qui a travaillé pour les nazis en Autriche.
  • 11
    Hannah Arendt avait commencé à écrire cette biographie avant la Deuxième Guerre mondiale. Plusieurs années furent nécessaires avant qu’elle ne parvienne à terminer le manuscrit qu’elle avait réussi à traîner avec elle jusqu’aux États-Unis.
  • 12
    Comme dans cette réplique de Carmilla au début de la pièce: «CARMILLA parle avec difficulté. J’espère que tu t’es autorisé à donner apparence humaine à cet enfant? Je veux dire. Pour que plus tard, on puisse le reconnaître pour un être humain. Qu’on évite de l’éliminer ou de la gazer. Fais ton numéro!» (p.26).
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