Article d'une publication

Filiations croisées et autobiographie au féminin dans «Are You My Mother?» d’Alison Bechdel

Jessica Hamel-Akré
couverture
Article paru dans Filiations du féminin, sous la responsabilité de Ariane Gibeau et Lori Saint-Martin (2014)

Dans une vidéo YouTube intitulée «OCD», acronyme anglais signifiant «trouble obsessionnel compulsif», l’écrivaine et illustratrice américaine Alison Bechdel ouvre les portes de son bureau à ses lectrices, leur permettant d’entrevoir certaines étapes de son processus créateur. Bechdel prépare un trépied, règle l’appareil photo, se place devant la lentille et prend la pose. C’est ainsi qu’elle réalise chaque case de ses romans graphiques: pour chaque image, chaque personnage dessiné, la photographie lui sert d’esquisse. Bechdel estime que sans ce processus qu’elle nomme «compulsif», le dessin serait impossible à réaliser. En faisant référence au désordre qui règne dans son espace de travail, aux accessoires éparpillés sur son bureau, Bechdel, en se moquant un peu d’elle-même, reconnaît ouvertement qu’il n’y a pas de frontière entre ses œuvres et sa vie réelle: «I don’t even know what’s a real object and what’s a fake one / Je ne sais même pas faire la différence entre un vrai objet et un faux»1Voir Alison Bechdel, «OCD», YouTube [en ligne], http://www.youtube.com/watch?v=_CBdhxVFEGc. .

Cette courte vidéo résume parfaitement plusieurs grands thèmes de ses deux romans graphiques, Fun Home (2006) et Are You My Mother? (2012): la reproduction méticuleuse de la vie quotidienne, la mince ligne entre les rôles d’auteure et de personnage, l’authenticité de ce que nous tenons pour «réel», etc. Dans Fun Home, par exemple, l’auteure interroge le rapport à son père et suggère que le décès de celui-ci, survenu lorsqu’elle était à l’université, aurait tout d’un suicide. Elle expose la bisexualité secrète de son père, qu’elle met en relation avec la découverte de son propre lesbianisme. Sur un autre plan, elle inscrit leur relation dans la lecture de grands auteurs classiques dont Proust, Joyce et Homère. Are You My Mother? reprend ces idées en approfondissant le rapport à la mère: cette fois, cependant, Bechdel en permet l’accès par l’entremise d’une littérature différente du corpus masculin qu’elle utilise pour explorer la trame de Fun Home, celle qui s’intéresse à la vie privée des femmes. Bechdel analyse son passé au moyen d’une lecture de plusieurs écrivaines féministes, notamment Virginia Woolf et Adrienne Rich.

L’exploration de cette histoire fait de Are You My Mother? une œuvre riche et intense qui, par sa nature auto-référentielle et son usage de la mise en abyme, interroge la complexité du rapport entre mère et fille. Bechdel examine également le rapport de l’écrivaine contemporaine à ses prédécesseurs, et repousse les limites de l’écriture autobiographique en déjouant la séparation entre la sphère publique et la sphère privée. Tout en mettant en scène une filiation familiale, le livre se pose comme une histoire de l’écriture au féminin et du féminisme. La juxtaposition de générations qui ont joué un rôle crucial dans la lutte pour les droits des femmes aux États-Unis (celle née dans les années trente comme la mère, et celle née dans les années soixante comme l’auteure) illustre l’inscription des luttes féministes au sein même du foyer et dans la relation mère-fille. De fait, il ne faut pas oublier que la carrière de Bechdel a joué un rôle important dans l’épanouissement de la littérature lesbienne dans les années 1980 et, plus généralement, dans l’histoire du féminisme. En effet, son comic strip, Dykes to Watch out for, qui lui a valu la reconnaissance artistique, a paru dans différents journaux indépendants pendant plus de vingt ans, et est désormais perçu comme une production originale qui a offert aux lesbiennes une visibilité certaine dans la culture populaire américaine.

C’est précisément la construction de cet héritage qu’il nous intéresse d’exposer. La mise en rapport des conversations formant le «quotidien» du rapport mère-fille et la relation avec les écrivaines féministes est un thème cher à l’auteur. C’est cependant dans la quête de l’indépendance et l’affirmation de soi que semblent s’imbriquer les deux filiations: Bechdel s’autorise à les entremêler et à les faire dialoguer. C’est en nous appuyant sur cette perspective que nous tenterons de voir comment le besoin de s’affirmer comme individu de plein droit se réalise par un questionnement singulier des liens tant familiaux que littéraires.

MÈRE ET FILLE: UNE FILIATION TROUBLE

Comme Fun Home s’intéresse principalement au rapport au père, il n’offre qu’un bref aperçu de l’ascendance féminine de Bechdel. Are You My Mother? se donne pour tâche, au contraire, de faire l’archéologie du rapport mère-fille, lequel se révèle encore plus complexe et tortueux. Le rapport entre l’auteure et sa mère se définit essentiellement par une tension de type passif-agressif: les désaccords se manifestent par des allusions et des commentaires à double sens plutôt que par des confrontations ouvertes. Ils se construisent sur des non-dits et sur une scission, physique et psychique, entre les deux femmes. Pour cette raison, l’auteure se voit mise à l’écart par sa mère, dès son plus jeune âge. Tandis que ses frères reçoivent l’attention maternelle, Bechdel, au contraire, semble moins considérée par sa mère. Helen comble ses fils de câlins et de mots doux, alors que les femmes de la famille «never trafficked in that sort of thing / [n’ont] jamais ce genre d’échange» (Bechdel, 2012: 85/2013: 91). Quand sa fille atteint l’âge de sept ans, elle cesse brutalement tout contact physique avec elle. Un soir, la jeune Bechdel, qui réclame à sa mère un baiser de bonne nuit, alors que ses frères ont déjà reçu le leur, se voit répondre sèchement qu’elle est désormais «too old to be kissed good night / trop grande pour les baisers du soir»  (Bechdel, 2012: 136/2013: 142). Au moment où Bechdel quitte le nid familial en Pennsylvanie pour entreprendre ses études universitaires, les deux femmes «hadn’t touched in years / ne s’étaient plus touchées depuis des années» (Bechdel, 2012: 219/2013: 225). 

Devenue adulte, Bechdel ressent toujours la douleur de ce manque d’affection. Éloignée physiquement de sa mère dès la fin de l’adolescence, elle ne retourne la voir que pour de courtes visites: elle habitera successivement plusieurs endroits avant de s’installer définitivement au Vermont, loin de ses origines. Le contact s’effectue alors par des appels téléphoniques quotidiens, et à l’éloignement physique s’ajoutera un éloignement psychique surgissant des conversations. Le câble téléphonique qui maintient le lien entre les deux femmes se présente davantage comme un cordon ombilical inopérant que comme un véritable outil qui les lie affectivement. Dans la plupart de leurs échanges, Helen ignore délibérément certains aspects importants de la vie de sa fille, notamment son lesbianisme, et l’auteure est frappée de plein fouet par le poids de ces non-dits. Dans une séance de psychothérapie, Bechdel soumet l’hypothèse que c’est à cause du «lesbian thing / truc de lesbienne» que sa mère ne lui pose que rarement des questions sur sa vie privée, comme si elle avait peur que «if I get a word in edgewise, it’ll be “cunnilingus” / si je place un mot, ce soit “cunnilingus”» (Bechdel, 2012: 62/2013: 68). Bechdel se souvient qu’au moment où elle a révélé son orientation sexuelle à ses parents, pendant ses années universitaires, Helen lui a fait comprendre qu’elle ne voulait rien savoir de son lesbianisme, ou de ce qu’elle nomme dans une lettre le «whatever it is / quoi que ce soit» (Bechdel, 2012: 156/2013: 162). Des années plus tard, quand sa fille publie le premier livre de la série Dykes to Watch out for, Helen se montre toujours craintive face aux réactions possibles des gens de son entourage. Elle manifeste de nouveau son mécontentement, voire sa déception, disant qu’elle espère un jour voir le nom de sa fille affiché sur un livre, «but not on a book of lesbian comics / mais pas sur un livre de bd lesbiennes» (Bechdel, 2012:  182/2013: 188).

La réaction d’Helen face à la publication de son premier livre est, bien évidemment, difficile à vivre pour Bechdel et, comme nous le verrons, elle change profondément le rapport qui les unit. Cependant, Bechdel note ailleurs dans le texte que ce n’est pas la première fois qu’elle est troublée par le comportement de sa mère: elle réfléchit aux origines de la distance entre elles. Elle décrit plusieurs moments-clés de son enfance où surviennent, dans le quotidien, des événements qui auront un grand impact non seulement sur la relation mère-fille mais aussi sur l’image qu’elle a d’elle-même et de son propre corps. Enfant, Bechdel développe une peur de vomir qui l’affecte toujours à l’âge adulte. Elle lie cette phobie à une nuit de son enfance où, après l’avoir vue vomir par terre dans la salle de bain, sa mère réagit avec étonnement, proclamant que la jeune Bechdel «never get[s] sick / ne vomi[t] jamais» (Bechdel, 2012: 260/2013: 266). Bien que la réaction maternelle soit empathique, Bechdel croit avoir déçu Helen par son incapacité à contrôler son corps, à un point tel que le lien mère-fille a été irréparablement endommagé. Mais pourquoi un si grand besoin de maîtriser son corps? Pourquoi, en tant que jeune fille, Bechdel éprouve-t-elle un embarras qui l’affectera toute sa vie?

La réponse à cette question se dévoile à travers différents souvenirs que Bechdel raconte, et dans lesquels sa mère lui transmet sa honte du corps féminin. Dans une autre scène, alors qu’elle donne le bain à ses trois enfants, Helen explique les détails de la circoncision à l’un des fils. À côté, Bechdel, fascinée par les mots «pénis», «scrotum» ou «prépuce», que sa mère utilise pour décrire les organes génitaux de ses frères, demande, par curiosité, le «vrai» nom de ses propres organes génitaux: elle ne les connaît alors que sous la dénomination enfantine de «tee-tee place / pipi». Mal à l’aise, Helen explique à sa fille qu’elle doit faire des recherches pour trouver le nom avant de le lui dire, réponse qui, bien évidemment, laisse la fillette perplexe: «Why would my mother-who supposedly has the same apparatus-have to get back to me on what it was called? / Pourquoi ma mère –censée avoir le même équipement que moi– ne pouvait-elle me révéler qu’ultérieurement comment il s’appelait?» (Bechdel, 2012: 169/2013: 175). C’est le lendemain, à l’heure du bain mais en l’absence de ses frères, que l’auteure dit enfin comprendre pourquoi «the term was not in common usage / le terme n’était pas employé couramment» (Bechdel, 2012: 169/2013:175) quand sa mère lui dévoile sèchement le vrai substantif, «vagin».

Cette scène se déroule dans trois cases séparées. La première, la plus grande, montre les trois enfants dans le bain et leur mère qui s’occupe d’eux. Le visage de la jeune fille est curieux lorsqu’elle pose les questions à Helen. L’image du lendemain est plus petite, et ne montre que le haut du corps de l’auteure et de sa mère. Elles se regardent, la fille avec une expression de perplexité, la mère d’un air fermé et détaché lorsqu’elle dit le mot «vagin». La dernière vignette montre Bechdel seule dans son bain, nue, le regard honteux, la tête baissée. Il semble que sa mère, présente dans la case précédente pour cette révélation lexicale, ait «abandonné» sa fille après l’échange. Comme pour les vomissements, les effets de cet événement préoccupent l’auteure jusqu’à l’âge adulte. En fait, Bechdel se demande souvent si elle n’est pas responsable des échanges troubles avec sa mère. L’idée est explicitée lors d’une séance avec Jocelyn, l’une de ses premières analystes, quand Bechdel évoque la fois où sa mère a trouvé «obscène» un de ses dessin représentant un médecin nettoyant justement le «tee-tee place / pipi» d’une petite fille: pour elle, il s’agit d’un moment charnière. Elle se demande même si ce n’est pas ce jour-là que sa mère lui a refusé son baiser de bonne nuit, et se rend entièrement responsable de leur éloignement: elle pense être incapable de «plaire» à sa mère, et c’est d’ailleurs peut-être son dessin «vulgaire» qui lui a fait perdre l’affection d’Helen. En racontant ce souvenir, elle avoue être toujours, même adulte, «frozen with shame / pétrifiée de honte» (Bechdel, 2012: 145/2013: 151) à l’idée d’avoir manifesté une telle «perversité».

En même temps, ces hypothèses s’accompagnent d’exemples qui contredisent l’idée selon laquelle Bechdel aurait perdu l’amour de sa mère à cause de son comportement et de ses défauts: très jeune, Bechdel remarque que sa mère est tout particulièrement occupée par les besoins de ses fils et de son mari, c’est-à-dire des hommes de la famille. Pour contrebalancer le manque de tendresse maternelle, Bechdel crée des jeux enfantins qui pourraient lui apporter un certain réconfort: elle se roule par exemple dans l’herbe du jardin pour salir son pantalon, s’imaginant dans une publicité où les mères s’occupent toujours de leurs enfants. Ou encore, elle invente le jeu «the crippled child / de l’enfant infirme», où elle fait semblant d’être un enfant handicapé ayant besoin de soins médicaux. Durant ces jeux, Helen se montre attentive et fait plaisir à sa fille. Certaines scènes montrent aussi que parfois, Helen «tend la main» vers sa fille, sans qu’elle le lui demande explicitement; elle l’aide, par exemple, à poursuivre son journal intime, quand une période de troubles compulsionnels obsessifs l’empêche d’écrire. Mais Bechdel qualifie ces moments où elle parvient à retenir l’attention de sa mère de rares, «miraculous—like persuading a hummingbird to perch on your finger / [tenant] du miracle, en fait, comme de convaincre un colibri de se poser sur votre doigt» (Bechdel, 2012: 13/2013:19).

La jeune Bechdel sent que certaines limites imposées à sa mère l’éloignent d’elle, mais en raison de son jeune âge, elle ne parvient pas à reconnaître la force qui les motive. Comme l’explique Adrienne Rich:

[t]he child does not discern the social system or the institution of motherhood, only a harsh voice, a dulled pair of eyes, a mother who does not hold her, does not tell her how wonderful she is / [l]’enfant associe le système social ou l’institution de la maternité à une voix rêche, à un regard éteint, à une mère qui ne l’assume pas, qui ne lui dit pas combien elle est merveilleuse  (Rich, 1986: 245 / 1980: 243)2Les citations traduites sont issues de l’édition suivante: Naître d’une femme: la maternité en tant qu’expérience et institution, traduit de l’anglais par Jeanne Faure-Cousin, Paris: Denoël, 1980, 297 p..

Pour Bechdel, le fardeau est lourd à porter: «the one thing she [Helen] needed from me was that I not need anything from her / la seule chose dont elle avait besoin de ma part, c’est que je n’aie pas besoin d’elle» (Bechdel, 2012: 260/2013: 266). Malgré l’ouverture intellectuelle du foyer, les traces de la famille patriarcale demeurent: certains non-dits, particulièrement entre mère et fille, ont rendu l’auteure vulnérable à un mépris de soi subtil et spécifiquement féminin. Comme l’affirment Jocelyn et Carol, les psychologues qui suivent l’auteure pendant l’écriture de Are You My Mother?, une sorte de misogynie se manifeste entre mère et fille, et l’émétophobie de Bechdel en constitue le principal symptôme: «I wonder if throwing up is somehow a marker of femininity. Like, it stands in for things that come out of the female body. Menstrual blood, vaginal lubrication, even a baby / Je me demande si vomir ne serait pas un marqueur de féminité. Comme si cela représentait les choses qui sortent du corps féminin. Le sang menstruel, la lubrification vaginale, et même un bébé» (Bechdel, 2012: 279/2013: 285).

Cette hypothèse expose le dégoût du corps féminin dans la filiation féminine ainsi que l’un des grands non-dits entre mère et fille. Dans Pouvoirs de l’horreur, Julia Kristeva reconnaît que la gêne du sang menstruel, parmi d’autres formes de fluides corporels, «représente le danger venant de l’intérieur de l’identité (sociale ou sexuelle)» dans la mesure où il «menace le rapport entre les sexes dans un ensemble social et, par intériorisation, l’identité de chaque sexe face à la différence sexuelle» (Kristeva, 1980: 86). Le problème fondamental entre Bechdel et sa mère serait alors le fait que Bechdel rejette la vision de la féminité que sa mère lui transmet. Par les non-dits ou les moments de désaveu, la mère apprend à sa fille le «danger» du féminin, la nécessité de le dissimuler. En vomissant, la jeune fille dévoile l’intérieur de son corps, ce qui, selon sa perspective, déçoit sa mère. Le vomi, résidu de l’intérieur menaçant, doit rester invisible car il constitue une preuve de la saleté du corps féminin. Cela fait écho à la scène où Bechdel demande à connaître le véritable nom de ses organes génitaux. Il n’est bien sûr pas anodin que plusieurs scènes aient lieu dans la salle de bain, endroit strictement réservé au privé, où la saleté du corps est censée disparaître, mais aussi où l’individu est autorisé à être seul avec sa nudité, autrement dit avec la vérité de son corps. C’est là aussi que Bechdel choisit de se cacher pour créer son dessin «obscène». Elle échoue comme fille puisqu’elle ne parvient pas à poursuivre la filiation et à en suivre les règles.

Avec les non-dits qui caractérisent ce rapport mère-fille, nous voyons qu’une certaine amertume accompagne l’héritage, amertume qui semble antérieure à la maternité de Helen. Carol perçoit chez la mère de sa patiente «some resentment about being female that got passed on / [qu’elle] éprouvait vis-à-vis de sa féminité un ressentiment qu’elle [lui] a transmis» (Bechdel, 2012: 279/2013: 285). Jocelyn évoque aussi ce point, après une conversation au sujet des vomissements. Elle propose à Bechdel de demander à sa mère «what the main thing was she learned from her mother / la chose la plus importante qu’elle ait apprise de sa mère» (Bechdel, 2012:  262/2013: 268). Quand Bechdel lui pose cette question, sa mère répond sans hésiter: «That boys were more important than girls / Que les garçons comptent plus que les filles» (Bechdel, 2012: 262/2013: 270). Helen manifeste ensuite son mécontentement face au fait que sa mère à elle, la grand-mère de l’auteure, a «adoré» ses fils, contrairement à elle, sa fille. L’auteure est étonnée de voir Helen reproduire le schéma qui l’a elle-même tant fait souffrir. En guise de réponse, Helen tente de la rassurer en lui disant qu’elle-même est loin d’être aussi dure que sa propre mère. Son commentaire confirme les soupçons des psychologues de l’auteure et éclaire la nature de la filiation féminine: celle-ci semble se caractériser par la transmission d’une certaine misogynie entre femmes. C’est dans cet esprit que Simone de Beauvoir note dans Le Deuxième Sexe que «[l]a fille est pour la mère à la fois son double et un autre, à la fois, la mère la chérit impérieusement et elle lui est hostile» (Beauvoir, 1976 [1949]: 30). Beauvoir considère que la mère impose à la fille «sa propre destinée» puisque «c’est une manière de revendiquer orgueilleusement sa féminité» mais est en même temps «une manière aussi de s’en venger» (Beauvoir, 1976 [1949]: 30). La réponse de Helen peut être comprise selon cette idée: d’une part, elle montre que Helen est sensible au fait que les femmes sont contraintes de faire partie d’un processus qui nuit à leur intégrité personnelle ainsi qu’à celle de leurs filles. D’autre part, sa réponse, teintée d’amertume, laisse croire qu’elle éprouve toujours de la rancune envers sa mère à cause de la subordination qu’elle a subie en tant que fille et en profite, une fois devenue mère elle-même, pour faire souffrir sa fille. Sa relation avec Bechdel devient une tentative de soulager sa propre peine.

Dans cette perspective, le mépris attaché au féminin incite à la séparation d’avec la mère; mais la douleur du rôle féminin, auquel elles sont assujetties, leur est commune, et les relie. Quand Bechdel propose que Are You My Mother? est un «memoir about [her] mother / mémoire sur [sa] mère», en même temps qu’il est sa propre autobiographie, nous percevons la difficulté qu’elle éprouve lorsqu’il s’agit de se différencier de sa mère, de comprendre sa place dans une lignée de femmes qui tente justement de nier toute individualité féminine. Le problème s’inscrit dans la manière même dont Bechdel perçoit la maternité:

I see perhaps the real problem with this memoir is that it has no beginning. Sort of like how I’d understood human reproduction as a child. I was an egg inside my mother when she was an egg inside her mother and, so forth and so on / Je réalise que, peut-être, le vrai problème de ce mémoire sur ma mère est qu’il n’a pas de commencement. Un peu comme j’avais compris la reproduction humaine en étant enfant. J’étais un oeuf à l’intérieur de ma mère quand elle n’était qu’un oeuf à l’intérieur de sa mère, et ainsi de suite» (Bechdel, 2012: 6-7/2013: 12-13).

La reproduction d’une série de photos prises à la naissance de l’auteure, où les images de mère et fille se mélangent, éclaire également cette idée. Sur sa table de travail, entre les pots d’encre et les outils de dessin qui accompagnent les photos, se trouvent des clichés qui représentent Bechdel, à trois mois. Mère et fille ont des expressions faciales semblables: l’auteure devient alors une simple copie de sa mère. Pour cette raison, elle restera toujours attachée à sa mère, malgré la distance établie, qu’elle soit géographique, affective ou physique. Pour l’illustrer, Bechdel inclut une citation de Donald Winnicott, son psychanalyste préféré, grâce à qui elle examine son enfance. Selon Winnicott, «the precursor of the mirror is the mother’s face / le précurseur du miroir, c’est le visage de la mère»: les enfants se tournent vers la mère pour déchiffrer leur propre image (Bechdel, 2012: 213/2013: 219). Que Bechdel utilise cette citation pour expliquer son rapport à la mère suggère que ce lien est particulièrement problématique et qu’il la laisse dans la confusion face à sa propre perception d’elle-même.

La difficulté de cibler les barrières entre l’auteure et sa mère occupe une grande place dans Are You My Mother? et l’usage des images qui renvoient l’une à l’autre fonctionne comme un espace dans lequel Bechdel peut explorer les limites de soi. Michael Chaney suggère que les dessins qui incluent des miroirs ou des reflets sont particulièrement importants dans les romans graphiques puisque ces scènes offrent «a revelation about subjects, how we come to be subjects in relation to other objects, ourselves, and the tools by which we measure such relations / une révélation à propos des sujets, nous-mêmes, et les outils qui permettent de prendre la mesure de ces relations» (Chaney, 2011: 38). Le miroir complexifie le rapport à l’identité et, partant, à la féminité. Par exemple, dans l’image de gauche, Helen se maquille dans une loge de théâtre, comme si elle s’apprêtait à jouer sur scène. Dans celle qui suit, elle se maquille dans sa chambre, avec sa fille à ses côtés; celle-ci semble fascinée par les gestes maternels. Par le maquillage, l’auteure suggère que sa mère «applique» ces deux identités, celle d’actrice sans enfant dans la première scène, et celle de mère dans la seconde. Bien que les deux sphères d’existence soient parallèles, elles restent néanmoins séparées par la marge entre les vignettes, empêchant tout contact entre Helen l’actrice et Helen la mère. En se représentant comme fille uniquement dans l’image de droite, Bechdel expose les limites des deux identités de sa mère. L’artiste y est seule et ne semble pas avoir de descendance. Sur l’autre image, la mère ne paraît pas avoir accès à l’art: elle est plutôt dans le quotidien. Nous trouvons ici soulignée la difficulté pour une femme d’avoir plusieurs identités, voire l’impossibilité d’être une mère-artiste épanouie dans ces deux «rôles». Cette idée se trouve confirmée lorsque Bechdel demande explicitement à sa mère pourquoi elle n’a jamais poursuivi son désir de jouer la comédie ailleurs que dans des troupes d’amateurs. La réponse de Helen est sans appel: «I wanted to get married and have kids / Je voulais me marier et avoir des enfants» (Bechdel, 2012: 94/2013: 100). La filiation féminine se présente de nouveau à Bechdel comme un cul-de-sac qui oblige les femmes à renoncer à leurs désirs au profit de la famille traditionnelle, qui les force à se conformer à la féminité hétéronormative, à vivre dans le mensonge. Le motif du miroir laisse croire que Bechdel devrait accepter le même destin que sa mère, soit une existence normale, au sens hétéronormatif, aux dépens de ses désirs artistiques. L’idée n’est évidemment pas sans la troubler. Voyons maintenant comment, en tant qu’adulte, elle tente d’éviter ce destin, décidant de suivre une voie différente de celle de sa mère.

ENTRE ELLES, ENTRE ÉCRIVAINES

Une fois à l’université, Bechdel se consacre aux études féministes dans le but de mieux comprendre sa filiation féminine, suivant une voie radicalement différente de celle de sa mère. Mais avant son départ, elle lie l’éloignement géographique à une scission linguistique, à une remise en question des mots que sa mère lui a appris, ou s’est gardée de lui apprendre. Elle demande à Helen comment prononcer le mot ersatz, et lui propose une autre option, ce qui déclenche une dispute entre les deux femmes. Bechdel a bien conscience que «children and parents engineer these sorts of conflicts to make their parting more bearable / les enfants et leurs parents déclenchent ce genre de conflit pour rendre la séparation plus supportable» mais elle note aussi qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence si leur dispute «had been about a word/avait porté sur un mot» (Bechdel, 2012: 178/2013:184). En fait, Bechdel écrit que le «[l]anguage was [their] field of contest / le langage était [leur] terrain d’affrontement» (Bechdel, 2012: 178/2013: 184). Au moment crucial où elle se prépare à quitter sa mère pour la première fois, elle remet en question la façon dont celle-ci utilise les mots, tout en insistant sur le fait qu’il existe des solutions de rechange. Quand Bechdel prend conscience de l’importance que les mots occupent au sein de la filiation féminine, elle commence à imaginer un espace où peut se développer une nouvelle forme de filiation, un espace où les femmes développent leurs propres définitions. Elle comprend que certains mots, comme «vagin», ne sont pas nécessairement synonymes de honte. Le souvenir de l’échange embarrassant avec sa mère l’incite à se demander d’où vient le tabou lié à ce mot: «could a word convey distaste for its own meaning? / un mot pouvait-il véhiculer le dégoût de sa propre signification?» (Bechdel, 2012: 169/2013:175). Plus encore, elle se demande «where words come from /d’où venaient les mots», d’autant qu’à l’université, elle découvre rapidement que d’autres femmes interrogent aussi leur rapport au langage.

Pour les nouvelles amies de Bechdel, beaucoup de réponses se trouvent dans la littérature féministe. Dans certaines vignettes de Are You My Mother?, celles où elle se représente dans une résidence universitaire, Bechdel se dessine souvent avec, à portée de main, des livres de théorie féministe, et particulièrement ceux d’Adrienne Rich. Une image la présente avec On Lies, Secrets and Silence dans une main, un joint dans l’autre, et son amie à côté d’elle qui lit The Dream of a Common Language. La narration qui accompagne la vignette explique comment elle a découvert ces livres. Bien que les œuvres de Rich ne fassent pas partie de ses lectures obligatoires, dit-elle, «my new lesbian friends had turned me on to her / mes nouvelles amies lesbiennes m’avaient branchée sur elle» (Bechdel, 2012: 170/2013: 176). Le dessin suivant propose la page d’un essai où Rich analyse A Room of One’s Own de Virgina Woolf: Bechdel étudie minutieusement le texte, et nous voyons sa main qui en surligne certains passages. Dans la case suivante, l’écriture de Rich semble exercer encore plus d’influence sur la vie de Bechdel: l’amie qui lisait à ses côtés deux cases plus haut est désormais à califourchon sur elle et récite l’extrait d’un poème érotique de Rich, consacré à une première expérience sexuelle entre deux femmes. Bechdel, allongée sur le lit, a les mains posées sur les cuisses de son amante. Les livres de Rich constituent pour Bechdel une incitation à explorer sa sexualité, à passer à l’acte et à revendiquer ses désirs. Cette scène, qui, dans la narration, suit immédiatement le moment où Bechdel apprend le mot «vagin», montre comment l’auteure déconstruit la nature figée et hégémonique des mots de sa mère. D’une case à l’autre, nous pouvons entrevoir une évolution: en mettant de côté les lectures obligatoires dictées par ses professeurs, ceux qui ignorent l’écriture des femmes, et en les remplaçant par une littérature dans laquelle elle-même se reconnaît, comme celle de Rich, de Simone de Beauvoir et de Mary Daly, Bechdel remplace par la pensée féministe les idées patriarcales véhiculées par l’université et par sa famille. Elle découvre ainsi le moyen de prendre sa propre vie en main et d’assumer ses désirs. Sous l’influence de Rich, le vagin devient pour Bechdel cette «rose-wet cave / grotte rose-mouillée» qui désire ardemment être caressée, et non cachée ou méprisée (Bechdel, 2012: 170/2013: 176).

L’influence de Rich continue d’agir sur l’auteure plus tard, au moment où elle développe sa pratique d’écriture. Après ses études universitaires, Bechdel, qui tient un journal intime depuis l’enfance, entreprend un projet d’écriture autobiographique destiné à la publication. Elle soumet une nouvelle à deux revues littéraires, dont celle où Rich travaille comme rédactrice, et reçoit une lettre de refus qui est reproduite dans Are you my Mother? Elle est étonnée d’y voir la signature manuscrite de Rich accompagnée d’un court message d’encouragement. Plus loin dans ce même chapitre, Rich apparaît même comme personnage alors que Bechdel accompagne son amante, Eloise, à une de ses conférences. La vignette montre Bechdel dans l’auditoire. Rich est quant à elle sur scène et rend compte du mauvais accueil qu’a reçu son premier recueil de poésie, de même que de la difficulté d’être femme et artiste. Ce passage est accompagné de cases consacrées à Virginia Woolf et à A Room of One’s Own. Woolf donne sa conférence: «read[ing] from her notes, almost inaudibly, in a darkened dining hall room / de façon presque inaudible dans une salle de réfectoire obscure» et elle fait référence à l’époque de Shakespeare, cette période où:

one has only to think of Elizabethan tombstones with all those children kneeling with clasped hands…/…and their early deaths; and to see their houses with their dark, cramped rooms to realize…/that no woman could have written poetry then / Il nous suffit de penser aux pierres tombales élisabéthaines avec tous ces enfants agenouillés, mains jointes…/et à la mort prématurée de ces femmes; et de voir leurs maisons aux chambres sombres et étriquées, pour nous rendre compte…/qu’il était impossible alors à une femme d’écrire le moindre vers de poésie» (Bechdel, 2012: 187/2013:193). 

À l’aide de cette citation de Woolf, qui explore les difficultés des femmes à accéder à la création, Bechdel appuie les propos de Rich selon lesquels il est difficile pour une femme d’accéder au statut d’écrivaine.

L’attention que Bechdel porte à Woolf lui permet d’avancer qu’il est difficile pour une femme de sortir de l’objectivation patriarcale et de devenir sujet. Dans Are you my Mother?, les références à Woolf sont nombreuses, que ce soit par la reproduction de ses livres dans les illustrations ou par les citations dans les phylactères. Bien que plusieurs textes soient mentionnés en plus de A Room of One’s Own (Moments of Being, The Diary of Virgina Woolf), une grande place est également accordée à To the Lighthouse. Cette filiation intellectuelle redouble la filiation familiale entre l’auteure et sa mère. Tout comme son roman est héritier d’une longue tradition poétique et romanesque, Bechdel se situe elle-même dans une lignée de femmes, «when she was an egg inside her mother and, so forth and so on / un oeuf à l’intérieur de ma mère quand elle n’était qu’un oeuf à l’intérieur de sa mère, et ainsi de suite» (Bechdel, 2012: 7/2013: 13). Ces deux filiations se trouvent opposées l’une à l’autre, comme le sont les images antithétiques de Helen, mère et actrice. Il subsiste pourtant une différence: quand Bechdel choisit de se consacrer à l’écriture et de s’inscrire dans une lignée d’écrivaines au lieu d’avoir des enfants, elle délaisse en quelque sorte la filiation mère-fille.

TUER LES MÈRES

Dans Are You My Mother?, c’est l’impossibilité de jouir d’une identité de mère-artiste ou de femme-artiste qui oppose les filiations de Bechdel. En constatant les limites qui lui seront imposées si elle suit la voie des femmes de sa famille, Bechdel rejette l’idée d’avoir des enfants et se qualifie de «terminus» dans la lignée des femmes de sa famille. Dans On Lies, Secrets, and Silence, Adrienne Rich discute de l’impossibilité de concilier vie artistique et vie familiale lorsqu’elle écrit que, «to be a female human being trying to fulfill traditional female functions in a traditional way is in direct conflict with the subversive function of the imagination / être un humain de sexe féminin tentant de remplir des fonctions traditionnelles et de façon traditionnelle est bel et bien en conflit direct avec la fonction subversive de l’imagination» (Rich, 1979: 43). Il semble que, grâce à sa connaissance de la théorie féministe et de la structure patriarcale qui impose des limites aux femmes, Bechdel a choisi l’art et la création pour éviter les contraintes du rôle maternel. Pourtant, choisir de ne pas avoir d’enfant ne suffit pas quand il s’agit de se libérer de l’emprise maternelle. Ainsi, Bechdel explique à Carol, sa psychologue, que le grand objectif de son roman graphique est, en réalité, de se défaire de l’emprise de sa mère: «The thing is, I can’t write this book until I get her out of my head. / But the only way to get her out of my head is by writing the book! / It’s a paradox. Or a dilemma or something / Le truc, c’est que je ne peux pas écrire ce livre avant de me sortir ma mère de la tête. / Mais la seule façon de me la sortir de la tête, c’est d’écrire ce livre. / C’est un paradoxe. Ou un dilemme, ou un truc de ce genre» (Bechdel, 2012: 23/2012: 29). Bechdel semble partager ce sentiment paradoxal avec certaines de ses écrivaines préférées. Elle énonce le besoin de se libérer de sa mère quand, en se référant à To the Lighthouse, elle fait un parallèle avec la mère de Virginia Woolf: «[s]he looms much larger in my psyche than I loom in hers. Woolf says that of her own mother / [e]lle est bien plus présente dans ma psyché que moi dans la sienne. Woolf dit ça de sa mère» (Bechdel, 2012: 18/2013: 24). Cette citation s’accompagne d’une image d’une page du journal intime de Woolf, écrite après la publication de To the Lighthouse. Selon les mots de Woolf surlignés par Bechdel, «when it was written, I ceased to be obsessed by my mother. I no longer hear her voice. I suppose that I did for myself what psycho-analysts do for their patients / quand il fut écrit, je cessai d’être obsédée par ma mère. Je n’entends plus sa voix; je ne la vois plus. Je suppose que je fis pour moi-même ce que les psychanalystes font pour leurs patients» (Bechdel, 2012: 18/2013: 24). Bechdel consacre certes beaucoup de son temps à sa psychanalyse, mais comme Woolf, c’est à travers son œuvre littéraire qu’elle espère faire taire la voix de sa mère. Tout comme Lily, le personnage principal de To the Lighthouse, qui, «[i]n contrast to Ramsay’s selflessness, […] is trying to become a self, a subject / [e]n contraste avec l’altruisme apparent de Mrs Ramsay, tente de devenir un self, un sujet», Bechdel cherche aussi à construire son identité en opposition à celle de sa mère (Bechdel, 2012:  257/2013: 263).

Pour ce faire, Bechdel éprouve le besoin de se séparer de sa mère une fois pour toutes. Cette volonté peut sembler paradoxale à plusieurs niveaux si nous considérons que Bechdel défie sa mère en même temps qu’elle cherche son approbation –une contradiction qui met particulièrement en évidence l’effort de neutraliser la tension qui caractérise le rapport mère-fille, comme nous verrons plus loin. Même adulte, Bechdel est hantée par la voix de sa mère, qu’elle décrit comme «persistent, dispassionate, elegant, adverbless / pointilleuse, impartiale, élégante, dépourvue d’adverbes», et qui, selon elle, est «lodged into my temporal lobes/logée profondément dans mes lobes temporaux» (Bechdel, 2012: 23/2013: 29). La mère de Bechdel est en effet engagée dans les projets d’écriture de sa fille depuis sa jeunesse: elle a même déjà pris la plume à sa place pour compléter les entrées de son journal intime. Après l’université, Bechdel lui envoie ses nouvelles inédites, et, plus tard, les manuscrits de ses romans graphiques. Dans plusieurs scènes de Are You My Mother?, les deux femmes discutent d’ailleurs de l’écriture de Fun Home et de Are You My Mother? Voilà qui complique les choses: l’écriture, outil émancipateur, est placée sous le regard de celle dont Bechdel tente de se libérer. Et puisque la «voix éditoriale» de sa mère peut aussi être perçue comme une voix qui tente d’inculquer à sa fille le rôle féminin traditionnel, d’inscrire la féminité dans un cadre normatif, il convient de se demander quelle est cette voix que Bechdel espère éliminer.

Bechdel revendique son droit à avouer, à assumer sa vie intime, faisant ainsi face à sa mère ainsi qu’à la conception du féminin qui lui a été inculquée. Bechdel répond à sa mère que se cacher derrière un pseudonyme «would defeat the purpose! / serait contre-productif» (Bechdel, 2012: 182/2013: 188). La confession agit ici comme un engagement politique féministe. Le désir de Helen de voir les œuvres de sa fille publiées comme de la fiction tandis que Bechdel en revendique le caractère autobiographique annonce de nouveau un des problèmes fondamentaux de la filiation féminine: la relation entre public et privé.

La coupure d’avec la mère permet à Bechdel de poursuivre sa vie et de soigner les traumatismes du rapport mère-fille. Mais pour mener à bien cette entreprise, il faut, paradoxalement, se réconcilier avec la mère. Selon Lori Saint-Martin, l’écriture peut constituer «le lieu de ces retrouvailles» (Saint-Martin: 1999, 129). Pourtant, avant que les retrouvailles puissent avoir lieu, il faut d’abord vivre la mort symbolique de la mère, l’effet de son rejet par la fille. Quand Bechdel expose les traumatismes qu’elle a subis à cause de la transmission de la filiation féminine et qu’elle coupe le lien avec sa mère, elle commet un matricide. C’est le seul acte qui lui permette de revendiquer son individualité, ses désirs artistiques. Saint-Martin considère que le matricide symbolique témoigne justement du «besoin qu’a la fille de se démarquer de la mère pour devenir créatrice» mais qu’en même temps, «l’écriture elle-même, devenue une force réparatrice, permet des retrouvailles fantasmatiques, voire l’émergence, dans le texte de la fille, d’un début de discours de mère» (Saint-Martin, 1999: 119). Pour cette raison, l’ensemble du texte et son processus d’écriture peuvent être vus comme une façon à la fois de tuer et de faire vivre la mère. Comme l’explique Saint-Martin:

[l’]écriture, pour laquelle on a quitté la mère, devient maintenant le moyen privilège de renouer avec elle par-delà la mort. Écrivaine, on peut célébrer sa mère, la remettre au monde par le biais de l’écriture, la donner à voir à tous sous sa forme idéale: généreuse, belle, douée. La fille inscrit un retour vers la mère qui, grâce au détour par l’écrit, sera non seulement parfait dans sa forme, mais éternel. L’écriture permet donc de racheter, en partie, la mort de la mère. Toujours vivante, toujours présente, elle renaît, encore et encore, le temps d’un texte (Saint-Martin, 1999: 132).

Tout en imposant une séparation, l’écriture permet de réinventer la voix de Helen. Alors qu’il devrait la réduire au silence, il lui redonne vie. Comme Julia Watson le suggère très justement dans son analyse de Fun Home, Bechdel, par l’utilisation de la photographie et la multiplication des poses et des personnages, «has literally “tried on” all the subject positions she depicts / a littéralement “essayé” toutes les positions de sujets qu’elle décrit» (Watson, 2011: 134). On peut alors comprendre l’habitude qu’a Bechdel de coucher sur papier les conversations téléphoniques avec sa mère: «My mother composed me as I now compose her / Ma mère m’apaisait, tout comme je l’apaise aujourd’hui» (Bechdel, 2012 : 14/2013: 20). Dans Are You My Mother?, Bechdel écrit sa mère, la dessine, et la joue même devant l’objectif. De plus, suivant Hilary Chute, qui affirme que Fun Home, dans sa matérialité, est une construction «that doubles for Bechdel’s actual childhood home / qui reprend le rôle de la véritable maison d’enfance de Bechdel», nous pouvons proposer que Are you my mother? représente la construction du corps féminin en état de gestation, un utérus de remplacement qui permet à Bechdel d’être enfin la mère qu’elle a rejetée. En effet, Bechdel ne redonne pas seulement vie à sa mère: elle l’incarne et se redonne vie à elle-même. Certains dessins s’apparentent même à l’intérieur d’un utérus : l’un d’entre eux, sur fond noir, montre Bechdel parlant au téléphone avec sa mère tout en écrivant le mot «child». De même, à la fin du livre, une double page dépeint «l’auto-accouchement» de Bechdel. À vol d’oiseau, Helen et sa fille jouent au «crippled child / [à] enfant infirme », un des jeux que Bechdel a inventés pour attirer l’attention de sa mère, et Helen est debout, les jambes écartées: elle offre à sa fille des prothèses imaginaires. La jeune Bechdel marchant à quatre pattes et s’éloignant de sa mère, la scène fait office de rupture. L’auteure donne ainsi vie à sa créativité artistique: elle accouche d’elle-même, grâce à son écriture et à la création de son roman autobiographique.

Pourtant, c’est aussi à travers cette scène que la possibilité des retrouvailles entre mère et fille se présente. Bien que l’inscription dans une filiation littéraire féministe dépende d’une rupture d’avec la mère, de la mort symbolique de celle-ci, c’est grâce à Helen que Bechdel parvient à cette forme de libération artistique. À l’avant-dernière page, Bechdel écrit: «I have always thought of the “crippled child” game as the moment my mother taught me to write / J’ai toujours considéré le jeu de “l’enfant infirme” comment étant le moment où ma mère m’a appris à écrire» (Bechdel, 2012: 287/2013: 293). Certes, Helen est dépeinte comme la porte-parole du discours patriarcal, mais cela ne l’empêche pas de donner à sa fille, essentiellement par des non-dits, certaines possibilités de subversion, ce que Bechdel décrit dans la dernière phrase du livre, qui accompagne la scène de l’auto-accouchement, comme «the way out / la sortie» (Bechdel, 2012: 289/2013: 295). Pour parvenir à reconnaître sa subjectivité, Bechdel a dû percevoir celle de sa mère en premier lieu, comprendre l’idée de Rich selon laquelle «[w]e are, none of us, “either” mothers or daughters; to our amazement, confusion, and greater complexity, we are both / [a]ucune d’entre nous n’est «soit» mère, «soit» fille : doute, étonnement; nous sommes l’une et l’autre» (Rich, 1986: 253 / 1980: 251). Bechdel se défait de sa mère en même temps qu’elle décharge sa mère du poids de celles qui l’ont précédée. Grâce à la révision féministe des souvenirs, Bechdel voit plus clairement les difficultés quotidiennes dans la vie de sa mère, l’oppression patriarcale qu’elles partagent, qui opprimait sa mère dans sa jeunesse et qui a ensuite influencé, voire surdéterminé, la manière dont elle a élevé sa famille. Selon Hilary Chute, le genre hybride du roman graphique est une forme littéraire apte à aborder un tel sujet puisqu’il ne se fonde pas uniquement sur l’usage des mots ; le dessin offre aux femmes la possibilité de «compléter» l’écriture autobiographique par la représentation visuelle d’un vécu traumatique.

Nous l’avons vu, Helen n’est pas simplement la mère de l’auteure, mais aussi une femme ayant toujours désiré mener une vie d’artiste. Dans Are You My Mother?, Helen devient mère-créatrice. Elle répète des chansons, joue sur scène, devient un personnage beaucoup plus complexe. C’est peut-être pour cette raison que Bechdel affirme que, «[a]t last, I have destroyed my mother, and she has survived my destruction / [E]nfin, j’ai détruit ma mère, et elle a survécu à la destruction» (Bechdel, 2012: 285/2013: 291). Si la mère survit à la tentative de matricide, c’est qu’une facette de sa mère a échappé au regard de l’auteure dans sa jeunesse et peut enfin voir le jour au terme de son processus créatif. Sa découverte de soi passe par la découverte de la mère complexe. Are You My Mother? n’est donc pas seulement une tentative de détruire la mère; elle cherche à la comprendre à l’extérieur du cadre de la relation mère-fille. Bechdel «tue» l’image fixe de la mère patriarcale mais la composition du roman graphique permet de dépeindre Helen comme un individu elle-même, une femme avec ses propres désirs, ses contradictions et, surtout, sa propre voix. Pour Marianne Hirsch, c’est seulement quand la subjectivité maternelle est prise en compte que se réalise «a feminist family romance of mothers and daughters, both subjects, speaking to each other and living in familial and communal contexts which enable the subjectivity of each member / le roman familial féministe autant des mères que des filles, toutes deux sujets, qui interagissent et habitent dans des contextes familiaux et communautaires favorables à l’émergence de la subjectivité de tous leurs membres» (Hirsch, 1989: 163). Il semble donc qu’une des réussites de Are You My Mother? soit de parvenir à dépasser la figure maternelle hégémonique ou maléfique. Comme l’auteure le confirme, en réalité, «the story has no end / le récit n’a pas de fin» (Bechdel, 2012: 284/2012: 290), tout comme, dans les premières pages, elle avait noté que «it has no beginning / il n’a pas de commencement» (Bechdel, 2012: 6/2012: 12). Are You My Mother? ne constitue qu’un extrait de cette histoire: Bechdel ne redonne pas seulement vie à la figure de la mère-artiste hybride, elle ouvre aussi la voie vers une troisième filiation, là où la filiation féministe et la filiation féminine peuvent s’entremêler, coexister, dialoguer.

 

Bibliographie

BECHDEL, Alison. 2013. C’est toi ma maman?, traduit de l’américain par Lili Sztajn et Corinne Julve, Paris: Denoël Graphic, 292 p.

________. 2012. Are You My Mother?, New York: Houghton Mifflin Harcourt Publishing, 286 p.

________. 2008. The Essential Dykes to Watch Out For, New York: Houghton Mifflin Harcourt Publishing, 398 p.    

________. 2006. Fun Home, New York: Houghton Mifflin Harcourt Publishing, 232 p.

BEAUVOIR, Simone de. 1976 (1949). Le Deuxième Sexe, tomes I et II, Paris: Gallimard, 510 et 502 p. 

CHANEY, Michael. 2011. «Terrors of the Mirror and the Mise en Abyme of Graphic Novel Autobiography», College Literature, vol. 38 n° 3, p. 21-44.

CHUTE, Hilary. 2010. Graphic Women: Life Narrative and Contemporary Comics, Columbia University Press: New York, 297 p.

HIRSCH, Marianne. 1989. The Mother/Daughter Plot: Narrative, Psychoanalysis, Feminism, Bloomington: Indiana University Press, 244 p.

KRISTEVA, Julia. 1980. Pouvoir de l’horreur, Paris: Seuil, 247 p.

PEETERS, Benoît. 2003 (1998). Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion, 194 p.

RICH, Adrienne. 1980. Naître d’une Femme: la Maternité en tant qu’expérience et institution, traduit de l’américain par Jeanne Faure-Cousin, Paris: Denoël, 297 p.
________. 1979. On Lies, Secrets, and Silence, New York: W.W. Norton & Company, 310 p.

________. 1976. Of Woman Born: Motherhood as Experience and Institution, New York: W.W. Norton & Company, 1986, 318 p.

SAINT-MARTIN, Lori. 1999. Le Nom de la mère. Mères, filles et écriture dans la littérature québécoise au féminin, Québec: Nota bene, 331 p. 

WATSON, Julia. 2011. «Autobiographic Disclosures and Genealogies of Desire in Alison Bechdel’s Fun Home», dans Michael Chaney (dir.), Graphic Subjects, Madison: University of Wisconson Press, p. 123-175. 

  • 1
    Voir Alison Bechdel, «OCD», YouTube [en ligne], http://www.youtube.com/watch?v=_CBdhxVFEGc.
  • 2
    Les citations traduites sont issues de l’édition suivante: Naître d’une femme: la maternité en tant qu’expérience et institution, traduit de l’anglais par Jeanne Faure-Cousin, Paris: Denoël, 1980, 297 p.
Ce site fait partie de l'outil Encodage.