Entrée de carnet

L’expérience de la cohérence

Louis-Thomas Leguerrier
couverture
Article paru dans William T. Vollmann, sous la responsabilité de Simon Brousseau et Amélie Paquet (2011)

Central Europe de William Vollman, à travers des fragments s’empilant comme des ruines que soude ensemble la violence refoulée de toute une civilisation, nous confronte à la réalisation du crime dans l’histoire. C’est le mal qui, dans ce roman où l’auteur intègre un vaste univers psychologique à une trame narrative composée d’évènements et de personnages historiques, fournit à l’action son rythme et sa cohérence. En travaillant à reconstruire la psychologie de personnes ayant vécu pendant la Deuxième Guerre mondiale ou un peu avant celle-ci, Vollman fait apparaître le rapport conflictuel entre les actions des individus et l’univers de possibilités historiquement favorables au crime, à la désolation, et plus largement à l’humiliation de tout ce qui rend le monde humain, dans lequel leur époque les a violemment projetés. Il importe peu que la représentation dans Central Europe de la relation de tel ou tel personnage à la Deuxième Guerre corresponde ou non à la réalité. Ce qui m’intéresse est davantage le questionnement sur le rapport de la spontanéité individuelle à l’objectivité massive de certains mouvements historiques, un questionnement qui dans Central Europe est poussé à l’extrême, en ce qu’il vient ébranler la possibilité même pour l’individu moderne de poser une distance entre cette objectivité et sa propre individualité.

Que ce soit chez le compositeur de musique classique Dimitri Chostakovitch, le général allemand Paulus, la peintre Katë Kollwitz, le général russe Vlassov, le cinéaste Roman Karmen ou le SS repentant Kurt Gerstein, cette extrême fragilité de l’individu par rapport à la tendance objective de la société —c’est-à-dire aux forces sociales et politiques se déployant par-delà les individus qui les constituent— dans le tableau que fait Vollman de la vie des personnages de Central Europe, est toujours présente. L’esprit objectif de l’époque, ou plutôt le «sens de l’Europe» (p.29), que Vollman voudrait arriver à «envahir» (p.29), comme il l’écrit dans le premier chapitre, «Acier en mouvement», se dévoile dans Central Europe comme une fatalité que la capacité d’agir des individus qui la subissent ne fait le plus souvent que confirmer, et ce même lorsque ceux-ci tentent de s’y opposer: «C’est juste une question de temps et d’effectifs», cette phrase martelée tout au long du roman vient nous rappeler que du sujet sur lequel est passé «l’acier en mouvement», plus rien ne dépend réellement. L’un des trente six récits qui composent cette entreprise de dévoilement du «sens de l’Europe» semble toutefois faire figure d’exception. Il s’agit de «Les sauveurs: Un conte Kabbalistique», le premier chapitre de la deuxième et principale partie du livre: «Mouvements en tenailles».

Le chapitre en question raconte la courte histoire de Fanny Kaplan, une jeune militante du parti socialiste révolutionnaire russe qui, le 30 août 1918, essaya d’assassiner Lénine. Alors que celui-ci venait de terminer un discours sur la place publique, Kaplan s’avança et lui tira dessus à trois reprises, parce que le parti bolchevique avait trahi la révolution et les soviets, parce que la Tchéka humiliait cette liberté naissante pour laquelle tant de braves gens étaient morts, parce que la dictature du prolétariat assassinait des prolétaires insoumis par milliers. Cette jeune enragée qui passa à un cheveu de tuer Lénine était consciente du mensonge derrière la soi-disant libération du peuple sans cesse évoquée dans les discours du chef d’état. Elle ne voyait dans le pouvoir bolchevique que la continuité de l’ancienne barbarie, l’ancestrale cruauté de la domination tsariste, avec en plus, pour ajouter une touche moderne, une dialectique froide et implacable. C’est pourquoi, ayant été une «ardente anarcho-terroriste» (p.37) dès l’adolescence, puis après avoir été ensuite condamnée pour complot contre le Tsar, ayant vécu «entre le fleuve gelé et les alphabets célestes des constellations jusqu’à ce que la révolution d’octobre l’amnistie» (p.37), «Fanny Kaplan était, (même maintenant que la révolution avait renversé le Tsar) plus déterminée que jamais à sauver toute la Russie de l’abomination centraliste» (p.37). C’est qu’à ses yeux, le système politique des bolcheviques dévoilait chaque jour davantage sa cohérence avec l’ancien régime, cette cohérence qui permet à la domination de s’adapter aux surprises de l’histoire, celle, impitoyable et glacée, de la marche du monde devant laquelle rien ne s’arrête. Mais l’histoire universelle, même triomphante, demeure un mensonge, et cela tant et aussi longtemps que son triomphe doit être acheté par la souffrance et l’humiliation de millions d’être humains. Ainsi, en tirant sur Lénine, Fanny Kaplan suivait sa propre cohérence, celle de la lutte à mort contre l’universalité de l’oppression, dans laquelle elle s’était engagée depuis l’âge de seize ans.

En demeurant fidèle à ses principes et ce même contre l’imparable dialectique historique du comité central, Fanny Kaplan eut l’effet d’une fausse note dans la symphonie du mal radical. C’est d’ailleurs parce qu’elle ressent cette fissure dans la totalité que forme sa vision idéologique du monde que la femme de Lénine, N.K. Kroupskaïa —dans le chapitre qui nous m’intéresse— demande à son mari de la laisser s’entretenir avec celle qui essaya de le tuer:

Kroupskaïa avait besoin de se prouver à elle-même son excellence, et qu’elle transcendait le personnalisme vindicatif, qu’elle pouvait pardonner même à celle qui était prête à tuer son dieu-mari. Or le pardon n’exclut en rien le mépris. Dans les pires de ces raisons se dissimulait un second désir qu’elle osait à peine déchiffrer, un besoin d’être rassurée sur sa révolution. (p.50)

Kroupskaïa, qui est présentée par le narrateur comme la «personnification parfaite de la convention», et que les historiens considèrent selon lui comme «une loyale médiocrité» (p.35), croyait le plus sincèrement du monde à la noble cause supposée animer l’ordre instauré par les bolcheviques. Son dévouement aveugle et sa soumission exemplaire —lesquels s’exprimaient non seulement envers Trotski qui «la traita avec condescendance» (p.35), mais aussi envers Staline, qui même si elle était la femme de son chef, «lui donnait des ordres» (p.35), ainsi qu’envers son propre mari, qui «se contenta de se servir d’elle»(p.35)— en faisaient un matériau de choix pour la construction de l’histoire universelle. Mais maintenant que Fanny Kaplan est entrée dans sa vie, la parfaite cohérence de son existence se trouve bouleversée: «Elle ne s’intéressait à Fanny Kaplan que dans la mesure où cette dernière incarnait une force qui menaçait son interprétation de l’histoire» (p.52). Si Kroupskaïa veut se prouver qu’elle est capable de pardonner même à ses pires ennemis, ce n’est pas uniquement par vanité, mais aussi afin de sauver l’harmonie compromise par le geste de la révoltée, cette harmonie qui fournit une justification à la souffrance de ceux et celles que le parti fusille, et qui garantit la réconciliation future qui viendra laver tous les crimes commis en son nom. Le pardon de la part du vainqueur inclut l’ennemi de force dans l’harmonie contre laquelle il lutte, il le dépouille de la négativité qui informe son rapport au monde, c’est pourquoi il «n’exclut en rien le mépris» (p.50). Le pardon dans le mépris apparaît dans cette scène du roman comme la représentation au niveau subjectif de la réconciliation dans l’injustice qui fut réalisée objectivement par la modernité: réconciliation des classes sociales dans le nationalisme sauvage ou la bureaucratie totalitaire, réconciliation des croyances dans la religion du progrès, réconciliation avec la nature dans son assujettissement total à l’être humain.

Toutefois, tant que Fanny Kaplan est encore vivante, et qu’elle a encore une chance de défendre son refus du cours des choses devant celle qui a décidé volontairement de s’y exposer, rien n’est encore joué. Mais avant même que Kroupskaïa ait demandé à son mari la permission de la voir, Fanny Kaplan était morte, abattue dans le dos par le commandant du Kremlin, quatre jours après avoir raté son attentat contre Lénine. La jeune femme que Kroupskaïa rencontre en prison est une actrice engagée par Staline à la demande de son mari, lequel est conscient du caractère totalement irresponsable du caprice de son épouse. Puisque, comme le dit Staline, «[e]lle ne comprend rien à la politique» (p.48), celle-ci ignore que les vainqueurs ne doivent jamais s’arrêter pour regarder en arrière, pour contempler les dégâts causés par la marche de l’histoire universelle, et, comme l’ange de l’histoire de Benjamin, essayer de «rassembler ce qui a été démembré» (Benjamin, 2000, p. 430). Lénine et ses acolytes, eux, sont beaucoup plus lucides. La consigne qui selon le narrateur fut donnée au commandant du Kremlin est claire: «Son cadavre doit être détruit jusqu’à en éliminer toute trace.» (p.34)

De manière plus évidente que tous les autres personnages de Central Europe, Fanny Kaplan s’est élevée contre le «sens de l’Europe» que d’abord les troupes du Tsar puis ensuite la police bolchevique ont voulu lui faire avaler. Le chapitre qui raconte son histoire se trouvant au début du livre, il est tentant de l’interpréter comme un prélude à cette grande liquidation de l’autonomie subjective et de la capacité d’agir dans laquelle sont pris les nombreux personnages qui viennent après elle dans le récit de Vollman, et qui devront faire face non plus au bolchevisme mais à l’enfer du totalitarisme stalinien et nazi. Si dans le chapitre dont je viens de parler cette courageuse révolutionnaire ne prend finalement jamais la parole, c’est parce que la cohérence historique qu’elle a dû subir, bien qu’elle se soit révoltée contre elle, l’a fait taire définitivement. Plutôt que de mettre des mots sur une action que son auteure n’a pas eu le temps d’expliquer, Vollman se contente de sonder les mécanismes politiques par lesquels les imprévus qui obstruent le cours des choses sont rayés de l’histoire, et préserve ainsi, sans la réifier, la possibilité de freiner la marche du monde que l’action de Fanny Kaplan a fait apparaître. Les opprimés de toute sorte occupent dans l’œuvre de Vollman une place très importante. On retrouve dans ses livres la volonté —cela apparaît entre autres très clairement dans Pourquoi êtes vous pauvres?— de ne jamais participer à la réification de ceux et celles dont la parole, rebut de l’histoire universelle, fut disqualifiée par l’impitoyable marche du monde, et le traitement qu’il fait de l’histoire de Fanny Kaplan en est une puissante démonstration.

BibliographieBenjamin, Walter. 2000. «Sur le concept d’histoire», dans Oeuvres 3. Paris: Gallimard, p. 427-443.Vollmann, William T. 2008. Pourquoi êtes-vous pauvres?. Arles: Actes Sud.

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