Entrée de carnet

La défaite de l’autorité

Stéphane Larrivée
couverture
Article paru dans Lectures critiques IV, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2011)

Œuvre référencée: Jelinek, Elfriede. Avidité. Roman de divertissement, Paris, Le Seuil, 2003, 437 pages.

Avidité est le dernier roman «papier» d’Elfriede Jelinek qui, depuis qu’elle a remporté le prix Nobel en 2004, a décidé d’écrire seulement sur son site Web. Un fait divers qui secoue l’Autriche constitue la base de ce roman: une jeune adolescente est assassinée et son corps est retrouvé dans un lac. Jelinek extrapole à partir de cette affaire, technique d’écriture qu’elle chérit particulièrement et qu’elle avait déjà utilisée notamment pour Les Exclus. Elle crée ainsi le personnage de Kurt Janisch, gendarme avide de possessions matérielles, à qui Jelinek confie le plus souvent la focalisation du récit. Cet homme dans la cinquantaine abuse de son charme et de l’autorité que lui confère sa profession pour séduire des femmes âgées afin de se voir léguer leur maison. L’une de ces femmes, Gerti, tente à son tour de profiter du gendarme pour faire accomplir les menus travaux qu’exige la tenue de sa maison. Janisch met alors tout en œuvre pour obtenir la propriété de cette femme. L’une de ses stratégies consiste à séduire une jeune fille de quinze ans, Gabi, et à avoir des rapports sexuels avec elle en présence de Gerti, ce qui, comme l’explique Juliet Wigmore, contribue à mettre davantage de pression sur la vieille dame: «Gabi is temporarily useful to Janisch, for the effect of having an affair with her is to make Gerti even more determined to prove her need for him, and thus even more inclined to surrender her house to him 1Juliet, Wigmore, «Crime, Corruption, Capitalism: Elfriede Jelinek’s Gier», dans Julian Preece et Osman Durrani (dir.), Cityscapes and Countryside in Contemporary German Literature, Oxford et New York, Peter Lang, 2004, p.284.». Gerti finit par céder et lègue sa maison au gendarme qui se débarrasse alors de la jeune Gabi dont la présence est devenue un peu gênante. Il l’étrangle et rejette son corps dans un lac. Les gendarmes, collègues de Kurt Janisch, enquêtent sur la disparition puis sur le meurtre de la jeune fille, mais sans jamais aboutir à la vérité que le lecteur connaît depuis le début. Janisch ne sera donc jamais soupçonné alors que Gerti, s’apercevant qu’elle a tout perdu, se suicide.

 

Une narration problématique

Contrairement à la pratique courante en littérature policière, à laquelle les thèmes traités dans Avidité nous ramènent inévitablement, le suspense est totalement désamorcé dans ce roman. En effet, le lecteur n’a pas besoin d’attendre bien longtemps avant de connaître tous les détails du meurtre, et ce n’est évidemment pas dans ces révélations que se situe l’essence du récit, mais bien plutôt, semble-t-il, dans l’acte de transmission narrative qui pose d’évidents problèmes. Le roman est narré par une instance hétérodiégétique qui intervient fréquemment dans le texte en utilisant la première personne2Cette implication de la narratrice dans son récit lui confère d’ailleurs un statut ambigu, certains critiques la décrivant comme hétérodiégétique mais presque homodiégétique par moments. Olaf Grabienski, Bernd Kühne et Jörg Schönert, «Stimmen-Wirrwarr? Zur Relation von Erzählerin- und Figuren-Stimmen in Elfriede Jelineks Roman Gier», dans Daniela Langer, Michael Scheffel et Andreas Blödorn (dir.) Stimme(n) im Text : Narratologische Positionsbestimmungen, Berlin, Walter de Gruyter, 2006, pp.212-213. et qui montre des attitudes qui peuvent paraître contradictoires. D’une part, elle insiste sur ses propres faiblesses, ce qui tend à discréditer sa narration tandis que d’autre part, elle pose des jugements très sévères sur ses personnages et n’hésite pas à affirmer son pouvoir sur le récit. Elle manifeste, par exemple, une certaine incertitude lorsqu’elle raconte l’histoire: «Est-ce que je me fais des idées, ou a-t-on vraiment trouvé ici il y a quelques années un je ne sais quoi que l’on n’a jamais pu élucider?» (p.10). Parfois, cette narratrice «omnisciente» va même jusqu’à avouer son ignorance de certains faits: «Comment expliquer alors que le gendarme et son fils soient criblés de dettes et qu’ils aient perdu tout leur avoir? Je ne le sais» (p.41). Les commentaires de ce type, très nombreux dans Avidité, participent à la mise en doute généralisée de la narratrice qui n’est elle-même pas tout à fait certaine de sa propre vision des choses: «là, quelque chose est déréglé, espérons que ce n’est pas mon regard» (p.412). Par le biais de ces commentaires, la narratrice insiste sur son rôle de médiatrice, ce qui incite le lecteur à remettre en question les informations qu’il reçoit, comme si l’histoire risquait d’être déformée par ce «regard déréglé».

En revanche, ces commentaires dubitatifs sont mêlés à toutes sortes de sentences très autoritaires au sein desquelles la narratrice affirme explicitement son pouvoir sur l’univers fictionnel: «Tous les autres sont désormais morts, je le détermine et cela me simplifie le travail […]. Je n’aurai donc plus à les décrire. Grand merci» (p.360; nous soulignons). La narratrice se montre ainsi libre de tout décider. Elle insiste également, à plusieurs reprises, sur l’ampleur de son savoir par rapport à l’histoire qu’elle raconte, s’affirmant par exemple comme étant «la seule à tout savoir» (p.143). En vertu de ses connaissances, la narratrice se pose en autorité absolue et tente, du coup, de soumettre le lecteur à son récit: «nous voyons —non, bien sûr que nous ne voyons rien car il fait noir, vous n’avez donc pas le choix, vous devez me croire sur parole» (p.160). Bien qu’elle discrédite constamment son récit, la narratrice profite donc des privilèges liés à son statut pour «imposer» l’histoire au lecteur.

Par ailleurs, l’autorité de la narratrice semble également se construire par la fermeté de ses interventions subjectives, ce qui constitue un paradoxe important de ce roman. En effet, si la voix narrative fait souvent état de ses limites lorsqu’elle raconte l’histoire, elle présente toutefois une assurance étonnante lorsqu’elle juge ses personnages ou qu’elle énonce des commentaires à portée générale, par exemple: «les animaux sont d’une telle gratitude, ils sont moins ingrats que les gens de notre connaissance» (p.58) ou encore «Ils sont aussi ignorants qu’avides, [l]es jeunes» (p.146). Ces exemples dévoilent une narratrice plutôt confiante qui énonce ses commentaires d’une voix tranchante. Le contraste est donc important entre ce type de phrases et les commentaires qui minent la crédibilité de l’acte de narration et, surtout, il s’agit là d’un renversement par rapport à une certaine logique narrative telle que l’a décrite Martinez-Bonati3Felix Martinez-Bonati, Fictive Discourse and the Structures of Literature, trad. en anglais par Philip W. Silver, Ithaca (NY), Cornell University Press, 1981, pp.31-32.. Celui-ci affirme que les assertions d’un narrateur peuvent être réparties en deux catégories: les assertions mimétiques et les assertions non mimétiques. La première catégorie comprend toutes les phrases qui participent à la création de l’univers fictionnel, c’est-à-dire la description des personnages, des lieux, ainsi que le récit des événements, tandis que la seconde catégorie concerne tout ce qui relève des opinions et des commentaires subjectifs du narrateur. Généralement, le lecteur ne questionnera pas les énoncés mimétiques, car on leur reconnaît une «prééminence logique» (p.31), c’est-à-dire qu’on les considère automatiquement comme «vrais» en vertu du contrat tacite qui lie le lecteur au texte. Cependant, les assertions non mimétiques ne nécessitent pas une adhésion aussi forte de la part du lecteur qui peut les remettre en question, car ils n’ont pas le même statut logique. La narratrice d’Avidité semble justement jouer sur ce statut logique en semant le doute sur ce qui devrait être nécessairement vrai et en affirmant avec conviction ce qui ne devrait être qu’un humble avis. Selon Susan Suleiman cependant, l’autorité du narrateur aurait tendance à se diffuser de façon homogène dans le texte:

Puisque c’est [l]a voix [du narrateur] qui nous informe des actions des personnages et des circonstances où celles-ci ont lieu et puisque nous devons considérer —en vertu du pacte formel qui, dans le roman réaliste, lie le destinateur de l’histoire au destinataire— que ce que cette voix raconte est «vrai», il en résulte un effet de glissement qui fait que nous acceptons comme «vrai» non seulement ce que le narrateur nous dit des actions et des circonstances de l’univers diégétique, mais aussi tout ce qu’il énonce comme jugement et comme interprétation4Susan Rubin Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, Presses Universitaires de France, 1983, p.90..

L’autorité pourrait donc être transférée des énoncés mimétiques vers les énoncés non mimétiques. Le roman de Jelinek ferait-il du coup l’expérience de la diffusion inverse? La voix autoritaire de la narratrice parviendrait-elle à assurer une certaine homogénéité énonciative malgré tous les doutes qu’elle formule?

 

Autorité, pouvoir, avidité

Les enjeux de la transmission narrative dans Avidité semblent acquérir une signification particulière lorsqu’on s’intéresse à la construction des personnages. En effet, d’entrée de jeu, la figure du gendarme symbolise notamment l’autorité. Mais l’autorité est également présente dans les relations personnelles de Kurt Janisch, où des rapports de force à l’avantage de celui-ci se construisent. Par exemple, la relation entre Kurt et Gerti peut paraître assez stable tant que la femme continue à croire qu’elle peut dominer l’homme. Cependant, dès qu’elle s’aperçoit qu’il ne s’intéresse qu’à sa maison, cette relation est vouée à l’échec et Gerti se suicide après avoir légué tous ses biens au gendarme. Déjà, avant sa mort, incapable de résister au rapport de force instauré par le gendarme, elle était contrainte à l’effacement: «La femme a cessé d’exister et ne vit plus qu’à travers [Kurt]» (p.279). La trace de Gerti s’efface même dans la mémoire de la narratrice qui, à la fin, ne se souvient plus de son nom: «Voilà qu’un frisson parcourt la femme, c’est la dernière fois que je l’appelle par son nom, oh, à présent il m’a échappé, je ne l’ai peut-être jamais su, il ne se trouve nulle part ici, n’est-ce pas?» (p.436).

L’autre personnage féminin du roman, Gabi, présentait au départ de bien meilleures perspectives au plan du pouvoir. Sa jeunesse et sa beauté lui donnaient une certaine valeur qui lui permettait d’exercer une pression sur son entourage, notamment sur sa mère et son copain: «ma mère et mon ami m’oppressent, ils m’étouffent, me contrôlent, quémandent je ne sais trop quoi, je suis là et ça a l’air de leur suffire, pourtant je sais que je les domine et, si je le sais, c’est justement parce qu’ils sont sans cesse en train de quémander» (p.358; nous soulignons). Symboliquement, le meurtre de Gabi pourrait représenter une défense du patriarcat contre cette jeune femme qui menace l’ordre établi; pour Kurt Janisch cependant, cet assassinat met un terme à une relation qui pourrait lui causer des ennuis mais qui, surtout, ne lui permettra pas de s’enrichir: «Il a préféré éliminer la jeune fille pour sa propre sécurité, le tueur, cela valait mieux que de devenir tout pour elle —ce qui ne lui aurait rien rapporté» (p.399). Les rapports de force déséquilibrés qui s’établissent entre les personnages tendent donc à se résoudre par la disparition de ces victimes de la domination que sont Gerti et Gabi.

 

L’instrumentalisation des rapports humains

Non seulement les relations entre les personnages sont-elles marquées par d’évidents rapports de force, elles sont également dépourvues d’humanité. Les protagonistes d’Avidité établissent des liens entre eux qui sont presque uniquement basés sur une espérance de profit matériel. Ce constat s’impose d’abord lorsqu’on observe les agissements du gendarme. Celui-ci utilise son pouvoir de séduction sur les femmes pour tenter de leur subtiliser leur maison, mais il devient vite évident qu’il ne s’investit pas réellement dans ces relations: «Dans l’âme sereine de cet homme, il n’y a en principe, et il se garde bien de le dire, pas de place pour la moindre femme. Il y en a toujours pour une maison, ah ça oui, et pourtant elle serait bien plus grande» (p.105).

En outre, l’absence de désir du gendarme envers Gerti renforce cette idée que la femme n’est rien d’autre qu’un instrument pour accéder à la propriété. Cette absence de désir se manifeste entre autres par le comportement de Kurt Janisch qui, pendant le rapport sexuel, évite de regarder le visage de Gerti: «je me fraie toujours, comme si c’était la première fois, un nouveau chemin en toi, de préférence par la porte de derrière, ce qui me dispense de te mettre exprès une serviette sur le visage» (p.140). L’utilisation de certains termes confirme également cette hypothèse. Par exemple, dans la phrase «Exécuter ces figures en plein air pourrait devenir une habitude pour elle, craint l’homme qui préfère la besogner dans sa maison» (p.281), l’emploi du verbe «besogner», utilisé pour nommer l’acte sexuel, montre bien comment, pour Janisch, sa relation avec Gerti n’est qu’une forme de travail qui doit le mener ultimement à la propriété. L’accès direct aux pensées du gendarme nous permet par ailleurs de constater ses penchants homosexuels: «[Kurt Janisch] a la tête à une autre affaire qu’il se projette tranquillement quand il est tout seul: dans les douches communes, les corps des hommes, des gens sympa avec lesquels on n’a pas besoin d’être aimable» (p.277). Cette préférence pour les hommes, de même que l’absence manifeste de désir envers Gerti, contribue à confirmer l’idée selon laquelle l’avidité matérielle du gendarme le pousse sans cesse à utiliser les femmes.

Dans ce roman, l’avidité n’est cependant pas le monopole de l’homme, les deux autres protagonistes se caractérisant aussi par ce désir de posséder. Tout comme le gendarme, les femmes de ce roman voient le profit matériel comme une finalité des rapports humains. Gerti, dans son désir pour Kurt, voit l’opportunité d’avoir un homme à sa portée pour effectuer les travaux de la maison. De son côté, Gabi se montre également intéressée par les gains que peut lui rapporter sa relation avec le gendarme. Se faisant reconduire au travail par lui à chaque matin, elle réclame les titres de transport de ses collègues afin que le patron continue à lui rembourser ses frais de déplacement. Chacune à leur façon, les femmes de ce roman tentent donc elles aussi d’utiliser Kurt Janisch.

L’analyse des relations entre les personnages nous permet finalement de reconsidérer l’impact des choix concernant la voix narrative. Ainsi, d’une part, l’inscription de la narratrice dans le récit, par le biais de commentaires autoréflexifs, insiste fortement sur son rôle de médiation. Cette mise à distance, qui dévoile en partie la mécanique de la transmission narrative, n’est sans doute pas sans lien avec la représentation de rapports humains froids et utilitaires. D’autre part, le paradoxe de la voix narrative —à la fois autoritaire et fragile— semble se résorber dans la critique de l’autorité qui ressort clairement de la lecture d’Avidité. Le caractère autoritaire de l’instance narrative, qui tente d’assujettir le lecteur, serait en fait la contrepartie discursive de la domination exercée par le gendarme sur les autres personnages. Imitant Kurt Janisch dans ses comportements autoritaires, la narratrice met en échec sa propre autorité, ce qui représenterait une autre façon, peut-être encore plus ironique, de critiquer les agissements du gendarme.

Cette narration envahissante qui expose ses propres procédés est aussi ce qui ferait d’Avidité une œuvre bien de son temps. Fortier et Mercier voient effectivement dans «la visibilité du pacte narratif5Frances Fortier et Andrée Mercier, «Ces romans qui racontent. Formes et enjeux de l’autorité narrative contemporaine», dans René Audet (dir.), Enjeux du contemporain, Québec, Nota Bene, coll. «Contemporanéités», 2009, p.190.» une caractéristique de la littérature contemporaine et affirment que «le récit édifie ostensiblement une autorité narrative en même temps qu’il s’ingénie à la miner» (p.191). Cette insistance à dévoiler les mécanismes de la transmission narrative permettrait donc d’inscrire Avidité dans la production contemporaine et ce, malgré les expérimentations formelles si présentes chez Jelinek, qui nous rappellent souvent les écritures des différents regroupements littéraires des années 1950 et 1960 —l’influence du Groupe de Vienne se fait fortement sentir dans ses romans— et qui inscrivent l’œuvre de l’écrivaine autrichienne en opposition avec le retour à la lisibilité fréquemment observé dans la littérature contemporaine.

  • 1
    Juliet, Wigmore, «Crime, Corruption, Capitalism: Elfriede Jelinek’s Gier», dans Julian Preece et Osman Durrani (dir.), Cityscapes and Countryside in Contemporary German Literature, Oxford et New York, Peter Lang, 2004, p.284.
  • 2
    Cette implication de la narratrice dans son récit lui confère d’ailleurs un statut ambigu, certains critiques la décrivant comme hétérodiégétique mais presque homodiégétique par moments. Olaf Grabienski, Bernd Kühne et Jörg Schönert, «Stimmen-Wirrwarr? Zur Relation von Erzählerin- und Figuren-Stimmen in Elfriede Jelineks Roman Gier», dans Daniela Langer, Michael Scheffel et Andreas Blödorn (dir.) Stimme(n) im Text : Narratologische Positionsbestimmungen, Berlin, Walter de Gruyter, 2006, pp.212-213.
  • 3
    Felix Martinez-Bonati, Fictive Discourse and the Structures of Literature, trad. en anglais par Philip W. Silver, Ithaca (NY), Cornell University Press, 1981, pp.31-32.
  • 4
    Susan Rubin Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, Presses Universitaires de France, 1983, p.90.
  • 5
    Frances Fortier et Andrée Mercier, «Ces romans qui racontent. Formes et enjeux de l’autorité narrative contemporaine», dans René Audet (dir.), Enjeux du contemporain, Québec, Nota Bene, coll. «Contemporanéités», 2009, p.190.
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