Entrée de carnet

With Brains and a Frank Tongue

William S. Messier
couverture
Article paru dans Le parloir. Les usages de l’oralité en littérature québécoise, sous la responsabilité de William S. Messier (2011)

J’emprunte un détour –on l’aura compris, je me sers de cette plateforme uniquement pour tourner autour du pot!– par le roman western True Grit, de Charles Portis, dont les frères Coen ont fait une adaptation en 2010, après celle, plus classique, de Henry Hathaway en 1969. Ayant vu le film des frères Coen en premier, et ayant été particulièrement marqué par le vernaculaire singulier de la protagoniste Mattie Ross, j’étais curieux de voir quelle importance le livre accordait à cet aspect de la narration. Le roman de Portis offre le récit d’une fille de 14 ans qui fait appel à deux hommes pour venger la mort de son père. Plus précisément, il s’agit d’un récit western de vengeance tel que se le remémore une femme plus âgée, quelques trente années après le fait. En incipit et en excipit, Portis insiste bien sur cette dimension: les deux sections du roman servent d’une part, pour Ross, à assurer la véracité de son récit, d’autre part, pour Portis, à camper sa narratrice dans un rapport de distance avec ces souvenirs, si authentique soient-ils. Dans le film des frères Coen, ce détail apparaît grâce à la voix-off de Ross.

Or, ce qui m’intéresse, c’est le rapport de distance que cela donne au langage de Ross et à sa perception des événements. Si elle insiste pour affirmer que son récit est “vrai”, un “true account” (215), il n’est pas clair que les accents et les manniérismes qu’elle se donne, dans ce souvenir raconté, ne sont pas plutôt ceux de la femme quadra ou quinquagénaire, vieille fille opiniâtre, “with brains and a frank tongue” (215). On prend d’ailleurs plaisir à lire dans le roman les différents commentaires plutôt impitoyables de la narratrice à l’égard de la brutalité des gens qu’elle rencontre dans l’Ouest. Cette posture qui se défendrait bien comme étant ironique n’est pas sans rappeler celle de Twain, dans Roughing It (encore), dont l’humour réside dans la confrontation entre la vision faussement-naïve de l’auteur et la violence de la vie de la frontière.

Dans le film des frères Coen, l’effet m’apparaît tout autre, et c’est précisément à cause du médium. Sans vouloir nier l’importance que les réalisateurs semblent avoir accordé à la subjectivité du récit (c’est bien à travers le regard de Mattie que l’on assiste aux événements), il m’apparaît que l’effet de distance, dans la représentation, n’est pas aussi fort que dans le roman. Le regard de Mattie ne semble pas avoir été distortionné un tant soit peu par trente années d’existence. Encore moins par trente années d’existence à contrecourant; Ross termine après tout son récit riche, célibataire, et une “self-made woman” par-dessus le marché. D’ailleurs, en entrevue avec Charlie Rose, Joel Coen dit avoir aimé le roman de Portis parce que celui-ci “is told in the first-person by this very precocious 14-year-old girl”. Sans trop lui en tenir rigueur pour des propos tenus en pleine campagne de promotion, on peut reconnaître qu’il s’agit tout de même là d’une erreur qui reflète bien l’effet de lecture du film. Si le roman est par moments assez capitvant pour qu’on arrive à oublier le récit-cadre, celui-ci n’est pas moins central dans la narration et son langage.

“For an experienced event,” écrit Walter Benjamin, “is finite —at any rate confined to one sphere of experience; a remembered event is infinite, because it is only a key to everything that happened before and after it.” (cité dans Portelli 1)

J’aurais espéré trouver dans True Grit (le roman ou le film) un parallèle avec Deadwood, surtout en ce qui a trait au traitement langagier. Hélas, je crois que je n’aurais pas le choix de m’en tenir à des “maudits” postmodernistes.

Un lien vers l’entrevue de Charlie Rose avec les frères Coen et Matt Damon: [lien]

BibliographiePortis, Charles. 2004. True Grit. New York: The Overlook Press, 224p.Portelli, Alessandro. 1991. The Death of Luigi Trastulli and Other Stories: Form and Meaning in Oral History. Albany, NY: State University of New York Press, 341p.

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.