Entrée de carnet

Le syndrome de Stockholm. Daniel Clowes et l’équivocité

Gabriel Tremblay-Gaudette
couverture
Article paru dans Daniel Clowes, sous la responsabilité de Gabriel Tremblay-Gaudette et Jean-Michel Berthiaume (2012)

Ivan Brunetti, l’éditeur de An Anthology of Graphic Fiction, Cartoons and True Stories, Volume 2, a demandé à Daniel Clowes de produire le design de la jaquette de son recueil. Clowes a accompli sa tâche avec brio: l’illustration principale présente un homme et une femme de biais, à l’intérieur d’une pièce où se trouve une bibliothèque remplie de grandes bandes dessinées surmontée d’une planche tirée d’une bande dessinée expérimentale encadrée. Au-dessus de la tête de la femme, un globe lumineux suggère un phylactère, et cette impression est accentuée par le petit triangle au bas du globe qui rappelle l’appendice de l’instance énonciatrice. Au-dessus de la tête de l’homme, par la fenêtre, une rangée irrégulière de lampadaires urbains crée une trajectoire qui se rend jusqu’à un nuage, évoquant le ballon de pensée propre aux ruminations internes des personnages du neuvième art. La femme a la bouche entrouverte, les yeux écarquillés: elle semble proférer des paroles importantes et intenses, éclairantes. L’homme affecte une expression terne, passive, il paraît si peu engagé dans le dialogue avec sa vis-à-vis que ses pensées se perdent ailleurs, au-dehors de la pièce.

Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, couverture de la jaquette

Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, couverture de la jaquette

Le lecteur attentif aux détails de la composition visuelle de cette illustration peut momentanément être satisfait d’avoir décodé la symbolique de cette image, qui s’appuie sur certains éléments formels de la bande dessinée. Son triomphe est toutefois de courte durée, puisque sur l’un des rabats intérieurs de la jaquette, un récit court de Clowes, où il se présente sous le pseudonyme de Joe Bristolboard, relate la création de cette illustration: Joe parle au téléphone et dit avec assurance qu’il a accepté un contrat de design, Joe se rend dans une boutique de bande dessinée pour chercher de l’inspiration et dédaigne les approches expérimentales chouchoutées par la critique, Joe panique tandis que la date de tombée approche et qu’il s’abime en tentatives médiocres, Joe, en désespoir de cause, se tourne vers des idées préliminaires de sa jeunesse et retrouve le concept suivant: «Image idea –couple talking– thought balloon is actual cloud in background, word balloon is real balloon (50’s light fixture)», Joe exécute cette idée à la sauvette et finalement, Joe, à nouveau au téléphone, mentionne avec dédain qu’il a opté pour une approche expérimentale qu’évidemment personne ne va comprendre.

Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, rabat intérieur de la jaquette de couverture

Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, rabat intérieur de la jaquette de couverture

Clowes a employé plus d’une fois cette tactique d’exposition de la genèse de ses créations, notamment pour le design de couverture de son recueil Twentieth Century Eigthball et du numéro 233 de la revue The Comics Journal. Ce que le lecteur pouvait apprécier comme une manœuvre autoréflexive habile a surtout comme impact de dévaloriser sa propre interprétation: non seulement Clowes minimise l’effort créatif ayant présidé à son travail en le présentant comme une solution de dernière minute un peu cliché, mais de plus, en énonçant en toutes lettres son concept, il vient sceller la signification devant en être retenue. Les œuvres de Clowes contiennent en leur sein une prescription herméneutique. Mais est-ce tout? Clowes, en signalant à son lecteur qu’il ne doit pas être dupe de la complexité supposée de ses œuvres puisqu’elles se résument à des révélations vaseuses, n’insinue-t-il pas également qu’il ne faudrait pas aussi être dupe de cette explication réductrice fournie comme un prêt-à-porter au sein de ses pages? Le bédéiste a cette agaçante manie d’instaurer des mystères dans ses narrations qui trouvent des résolutions partielles au terme du récit, mais dont un second sens est suggéré ou avéré lorsqu’un réseau symbolique est tracé de manière transversale dans les cases, tandis que demeure une lancinante impression qu’un troisième sens est aussi possible, sens que l’on va s’évertuer à déterrer dans l’acte de lecture sans jamais obtenir de certitudes: tout au plus obtiendrait-on un sourire narquois si d’aventure on le soumettait à la validation auprès de Clowes lui-même.

Considéré par certains comme son meilleur roman, Pale Fire de Vladimir Nabokov est un tour de force de méta-narration. Le texte principal est un long poème de 999 vers écrit par John Shade. Pour qui n’apprécie pas la lecture de poésie cryptique, le poème de Shade est un parfait aperçu de l’enfer. Voulant se porter au secours d’un hypothétique lecteur dérouté par des vers obscurs, un certain Charles Kinbote, voisin du poète et ressortissant du fictif royaume de Zembla, s’improvise éditeur du poème et propose de copieux commentaires autour de l’œuvre de Shade. Or, cette critique abondante n’est pas qu’envahissante: elle est outrecuidante, puisque Kinbote surinterprète le poème au point de lire dans le travail de Shade une ode à sa propre vie. Pouvant être lue comme une attaque féroce contre les critiques littéraires impétueux, Pale Fire place son lecteur dans une double position intenable: il peut soit lire le poème de Shade et tenter tant bien que mal d’y comprendre quelque chose, soit se fier à la lecture délirante de Kinbote. Les deux options sont pour le moins péremptoires, et tout au long de la lecture de Pale Fire, le lecteur peut entendre au fil des pages se réverbérer l’écho du rire malicieux de Nabokov, qui savait pertinemment en écrivant son roman que le lecteur devrait s’enfoncer dans une des deux impasses proposées ou faire sa propre interprétation, ce qui, compte tenu du texte, revient à tenter de se hisser au sommet d’une forteresse en s’agrippant à des parois lisses. Clowes a affirmé en entrevue qu’il était un grand lecteur de Nabokov, et que comme lui, il voulait mettre en place des expériences de lectures complexes, qui ne pouvaient être considérées réussies que dans la mesure où l’œuvre hanterait son lecteur lors des jours suivant la fin de sa lecture (Juno 1997, cité dans Parille et Cates, 2010, 74). Pour parvenir à ce résultat, Clowes, comme Nabokov, instaure une énigme puis distille quelques pistes de «solution» qu’il revient ensuite au lecteur d’assembler. Or, cette lecture accomplie comme l’on mènerait une chasse au trésor ne recouvre qu’une portion minimale de l’expérience littéraire: la découverte d’une réponse définitive peut être conçue en soi comme la finalité d’une interprétation, mais la lecture ne peut faire l’économie des charges morales, émotives, philosophiques, rhétoriques et autre qui s’en dégagent. Justement, ce que Clowes parvient si bien à faire, c’est de confectionner une enquête à son lecteur, mais dont la résolution, passant par le biais d’une lecture attentive, voire obsessive, n’aura comme résultat que de révéler à que point la résorption des indéterminations est un processus voué à l’incomplétude et l’inachèvement. Lire une des bandes dessinées de Clowes est un peu comme jouer au jeu du bunto (également appelé jeu des gobelets): on sait que l’objet est bel et bien caché sous l’un des trois contenants, mais on sait aussi que la personne qui s’occupe de les brasser est très habile, et que si d’aventure on parvenait à le trouver, ce serait peut-être seulement parce que la personne qui permute les gobelets à une vitesse sidérante nous a laissé gagner, afin de nous inciter à jouer à nouveau. C’est une manipulation de haute voltige, à laquelle nous donnons notre assentiment même si l’on se doute bien que les dés sont pipés.

À la manière de David Lynch au cinéma ou de Mark Z. Danielevski en littérature, Clowes lance des fausses pistes, trace des réseaux, insère des clés dont il faudrait ensuite chercher la serrure correspondante, mais ne donne jamais une explication finale qui permettrait d’en arriver à une construction architectonique où tout se tiendrait en place. Quel rôle joue donc cet étrange Mister Jones dans Like A Velvet Glove Cast in Iron? Qui est le graffiteur qui barbouille les murs de Ghost World dans l’œuvre du même titre? Il serait laborieux de faire l’énumération des nombreuses lignes narratives non résolues dans l’ensemble de David Boring. Ainsi de suite. Les tentatives de réponses aux énigmes Clowesiennes ne sont toujours que conjectures et spéculations. L’œuvre qui se prête le mieux à ce jeu d’interprétations hypothétiques est sans doute Wilson, moins en raison de son intrigue ouverte que par les aléas de son personnage principal. Son personnage principal, que l’on pourrait décrire succinctement comme un homme misanthrope qui interpelle pourtant des inconnus afin de les insulter de manière insolente, se révèle beaucoup plus complexe au fil des pages. Le traitement graphique varie de planche en planche, afin de refléter les multiples facettes de sa personnalité (mais Ken Parille, dans un article sur la narration Clowesienne, énumère pas moins de neuf possibles explications plausibles à ces variations) (dans Buenaventura, 2012, 166-168). Wilson se révèle tour à tour attendrissant, détestable, pitoyable, misérable, cynique, sensible, sans cœur, ainsi de suite. Clowes révèle au travers Wilson la complexité des rapports interpersonnels, le danger d’agir socialement selon des impulsions non maîtrisées, les raisons pouvant mener à l’aigreur, et bien d’autres leçons accessibles dans la mesure où le lecteur a un sens de l’humour à toute épreuve. La dernière planche présente un Wilson octogénaire, assis seul devant une fenêtre où des gouttes d’eau s’agglutinent. À la première case, un phylactère contenant un point d’exclamation indique qu’il vient d’avoir une épiphanie. «Finally/It’s so obvions in a way, but it never occured to me!/Of course that’s it! Of course!» (2010, 77), puis il se tait, les deux dernières cases muettes au plan de plus en plus large effectuant un léger zoom out comme pour annoncer que l’œuvre a fini de s’intéresser à lui.

Daniel Clowes, Wilson, p. 77

Daniel Clowes, Wilson, p. 77

Comment interpréter ces paroles? S’appuyant sur le titre de la planche, Raindrop, et sur la présence des nombreux plans d’eau devant lesquels Wilson ne s’émerveille pas, Chris Ware interprète ainsi la planche finale: «Wilson is regularly unimpressed by the supposed majesty of oceans and lakes until, as an old man, he sees individual raindrops tickling down his window, joining each other in streams. Finally, he is moved, and so are we.» (dans Buenaventura, 2012, 112) J’y ai lu pour ma part le résultat d’une réflexion que Wilson a enfin mené à terme, pour lui-même et en profondeur, sans se laisser déranger par un irritant de son environnement immédiat ou arrêter le cours de sa pensée pour en partager les effusions spontanées à la première oreille prête à l’écouter (ou plus exactement, à la première oreille contrainte à l’écouter puisqu’il lui crie par la tête). Ce n’est pas tant l’objet de sa pensée finale qui m’importe, que la manière dont il y est parvenue: en silence, dans le recueillement méditatif induit par l’observation d’une fenêtre frappée par la pluie. Comme Clowes n’écrit pas en toutes lettres les dernières paroles de son personnage, chaque lecteur est libre de spéculer. Mieux, ou pire, c’est selon les cas, chaque lecteur doit spéculer. Une démarche herméneutique ne tolère pas la paresse ou l’abandon; il faut en arriver à une signification quelconque, même si celle-ci sera forcément partielle, transitoire, incomplète. Dans le cas de Clowes, comme il suggère des sens possibles à même son œuvre, il devient difficile pour le lecteur de ne pas mesurer  son interprétation à celle (ou celles) mises de l’avant par l’auteur. L’on voudrait en quelque sorte qu’il nous valide, qu’il donne son assentiment, qu’il nous accorde son approbation d’une manière quelconque. Or, ce serait oublier que la personne dont on voudrait obtenir une sorte de récompense est aussi notre bourreau, celui qui fait miroiter un sens possible avant de le dérober de notre portée au moment où l’on cherche à s’en rapprocher.

Conceptualisé pour une première fois en 1973 par le psychiatre Nils Bejerot et répertorié en 1978 par Frank Ochberg suite à une prise d’otage ayant eu lieu dans la capitale suédoise, le syndrome de Stockholm désigne un phénomène psychologique étrange par lequel un otage en vient à se prendre d’affection pour son ravisseur. C’est également ce qui définit de la manière la plus exacte mon rapport avec Daniel Clowes et, j’imagine, celui de la plupart de ses admirateurs. Chaque lecteur qui a fait l’expérience de cette relation conflictuelle et paradoxale peut dès lors s’identifier à Harry Naybors, personnage agissant à titre de métanarrateur dans le polyphonique Ice Haven, critique de bande dessinée qui clôt l’album en en offrant une ultime analyse. Il émet plusieurs pistes de réflexion:

Daniel Clowes, Ice Haven, p.86

Daniel Clowes, Ice Haven, p.86

C’est peut-être la dernière question qui est la plus cruciale, à la fois pour Harry Naybors et pour le lecteur de Clowes. La démarche interprétative qu’il accomplit à la lecture d’un album de Clowes, démarche qu’il sait d’avance imparfaite, se fonde sur davantage qu’une satisfaction personnelle au plan intellectuel: le lecteur entre dans le jeu de l’artiste, conscient que celui-ci triche et a l’avantage du terrain, mais étonnamment, il voudrait obtenir l’approbation de son tortionnaire.

J’ai gardé pour la fin la révélation d’un dernier détail à propos de la couverture de l’anthologie de bande dessinée qui a ouvert ce texte et que je juge emblématique de l’œuvre de Clowes. À l’endos de la couverture, on peut voir, au centre d’une pièce en bordel, un jeune homme maigrichon qui, assis sur son lit, s’esquinte, sur une planche de travail rudimentaire, à effectuer un dessin que l’on ne voit pas. L’intérêt du jeune homme pour la bande dessinée est manifeste: le plancher de sa chambre est jonché de comic books, une page d’un album orne le mur du fond, même ses draps sont à l’effigie de Spider-Man. Sur l’écran de télévision allumé devant lui, le jeune homme aurait pu apercevoir deux personnes, qui ne se font pas face mais qui semblent plutôt quitter leur conversation en allant chacun dans leur direction, un globe lumineux très semblable à celui sur l’image de couverture figurant à l’avant-plan. Au travers de la fenêtre au fond de la chambre, on peut voir des lampadaires dont l’alignement pointe vers un épais nuage.

Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, quatrième de couverture

Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, quatrième de couverture

En somme, dans l’environnement immédiat de ce jeune homme se trouvent les éléments formels qui ont été rassemblés par Joe Bristolboard dans l’illustration de la couverture. L’inspiration qui aurait frappé celui-ci ne lui serait pas venu d’un élan créatif spontané ou par la voix d’une muse quelconque, mais elle aurait été captée de manière plutôt banale en regardant autour de lui. L’assemblage de ces éléments au sein d’une même image demeure une belle touche, mais perd de sa superbe quand sont mises de l’avant les sources de la combinaison visuelle. Ce qui me frappe le plus dans cette image, c’est l’émotion exprimée par les traits du visage de ce jeune artiste vivant dans un logis délabré et en désordre, entouré d’artefacts artistiques jugés puérils et low-brow, qui s’évertue à pratiquer son art dans une position inconfortable. Ce jeune homme a l’air terriblement seul, et d’une tristesse alimentée par la misère et la résignation. Il est facile de se laisser émouvoir par cette figure tragique de créateur incompris, d’autant plus qu’on peut être impressionné par le résultat de son travail que l’on observe sur la couverture. On suppose dès lors que ce jeune homme est un alter ego du Clowes des premiers temps, qui a combattu le spleen et l’isolation pendant son enfance difficile et son adolescence malheureuse en se réfugiant dans la bande dessinée. Il est donc difficile de réconcilier l’empathie que j’éprouve comme lecteur envers ce jeune homme, possible double de Clowes, et la version plus cynique de créateur que ce dernier propose dans son récit Joe Bristolboard, celui-là qui claironne à son interlocuteur téléphonique que les lecteurs n’ont rien compris à son approche expérimentale. Cette ambivalence interprétative et émotionnelle caractérise mon rapport global de lecture avec Clowes. Je suis fasciné par la concision de son écriture, la précision de son dessin, par la maîtrise de ses architectoniques narratives. Je suis frustré par ses rétentions diégétiques, par les humiliations qu’il fait subir à ses personnages, je lui en veux d’avoir réussi à me faire apprécier des gens détestables pour mieux les traîner dans la boue. Mais après tout, c’est cette démarche interprétative irréconciliable et cette ambivalence émotionnelle qui fondent l’équivocité de Daniel Clowes et qui font de moi un éternel captif de ses œuvres. Je suis conscient de mon statut paradoxal de lecteur pris en otage par un artiste qui me manipule à son gré, j’en suis même venu à m’auto-diagnostiquer un syndrome de Stockholm. Rassurez-vous, je suis confortable dans ma cellule, et je le serai tant que mon geôlier me fournira quelque chose à lire.

Les directeurs du dossier tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d’extraits des oeuvres de ce dernier. 

Bibliographie :

BUNETTI, Ivan, An Anthology of Graphic Fiction, Cartoons and True Stories, Volume 2, New Haven, Yale University Press, 2008

CLOWES, Daniel, Like A Velvet Glove Cast In Iron, Seattle, Fantagraphics, 1995

——–, Ghost World, Seattle, Fantagraphics, 1998

——–, David Boring, New York, Pantheon, 2000

——–, Ice Haven, New York, Pantheon, 2004

——–, Wilson, Montréal, Drawn and Quarterly, 2010

JUNO, Andrea, « Daniel Clowes », dans Daniel Clowes Conversations (Ken PARILLE et Isaac CATES, éds.), Jackson, University Press of Mississipi, 2010, pp. 69-82

PARILLE, Ken, “Narration After Y2K. Daniel Clowes and the End of Style”, dans Daniel Clowes: Modern Cartoonist (Alvin BUENAVENTURA, éd.), New York, Abrams Comicarts, 2012

WARE, Chris, “Who’s Afraid of Daniel Clowes?”, dans Daniel Clowes: Modern Cartoonist (Alvin BUENAVENTURA, éd.), New York, Abrams Comicarts, 2012

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