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Habiter le contemporain – de l’impératif du squat à la pratique du domicide: création contemporaine, nostalgie du retour et stratégie d’occupation

Louise Lachapelle
couverture
Article paru dans De marche en marche, habiter le monde, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Benoit Bordeleau (2012)

Fig. 1: Lachapelle, Louise. «La maison rouge sur le mur» [Capture d’écran]

Fig. 1: Lachapelle, Louise. «La maison rouge sur le mur» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Le texte de cette communication proposée dans le cadre du colloque De marche en marche, habiter le monde présente certains matériaux du cours «Habiter le contemporain» Théorie de la création littéraire (LIT1250) que j’ai donné à la session d’automne 2010 à l’UQAM, ainsi que des extraits d’un essai en cours d’écriture: Le Coin rouge. Devora Neumark a été artiste en résidence dans ce cours et Benoit Bordeleau a agi titre d’assistant d’enseignement, ainsi que Audrey Lemieux. Patrick Lafontaine et Élyse Turcotte étaient parmi les participants de la première de trois tables rondes. Intitulée «Habiter et création contemporaine», celle-ci portait plus spécifiquement sur les figures de la maison, de la ville, du corps. À moins d’indications autres, les photographies sont de l’auteure.

Cette communication et ce cours s’inscrivent dans un cycle de recherche-création intitulé This should be Housing / Le temps de la maison est passé qui reçoit le soutien du Collège de Maisonneuve et du Fonds de recherche sur la société et la culture dans le cadre des activités de l’Équipe de recherche sur l’imaginaire contemporain, Centre Figura, Université du Québec à Montréal.

En exergue de cette intervention, je placerais un extrait des notes de voyage aux États-Unis d’Alexis de Tocqueville où se déclinent les motifs du vaste, de la ville et de la maison dans la marche d’une culture qui, furieusement, dresse un monde contre le vivant1D’après Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 2002 [1957], p. 17: «Ignorants des fondements et des lois de cette société [le camp de Buchenwald], ce qui apparaissait d’abord, c’était un monde dressé furieusement contre les vivants, calme et indifférent devant la mort»..

«Marchant en avant de l’immense famille européenne dont il forme comme l’avant garde, le pionnier s’empare à son tour des forêts récemment habitées par les sauvages. Il y bâtit sa cabane rustique, et attend que la première guerre lui ouvre le chemin vers de nouveaux déserts.2Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 24.»

Tocqueville publie ces notes en 1835, dans le premier tome de De la démocratie en Amérique. Il convient cependant de rappeler ici que le but de ce voyage qu’il avait fait quelques années auparavant (1831) était de réaliser une enquête sur les principes théoriques et pratiques du système pénitentiaire aux États-Unis.

Ma présentation de différents matériaux et extraits prendra la forme d’un essai (visuel) sur l’espace et la création, à la fois au sens de posture et de lieu. Il s’agit aussi d’une lecture croisée, mais en creux, de la Lettre sur l’humanisme3Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier Montaigne, 1964 [1946, 1947]. et de quatre autres essais de Martin Heidegger, dont «Bâtir habiter penser» (1951) et «…L’homme habite en poète…», écrits dans sa «hut» (cabane, chalet, maison) de Todtnauberg au début des années 19504Martin Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 2001 [1954].; et deux textes plus anciens, «L’origine de l’œuvre d’art» (1935) «Pourquoi des poètes?», parus dans Chemins qui ne mènent nulle part5Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, trad. de l’allemand Wolfgang Brokmeier, coll. «Tel», Paris, Gallimard, 1997 [1962].. Voilà des textes qui continuent à être l’objet d’une grande fascination dans le domaine littéraire et dans celui de l’architecture, des disciplines où semble résonner tel un mantra: «Le langage est la maison de l’être. Dans son abri habite l’homme. Les penseurs et les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri.» (Lettre sur l’humanisme).

«Les fameuses promenades intellectuelles de Heidegger par les “chemins qui ne mènent nulle part” sont les mouvements typiques d’un homme qui a une maison derrière lui6Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain: Une lettre en réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 34-35.» écrit Peter Sloterdijk lorsqu’il critique la Lettre sur l’humanisme. Ma résistance aux textes de Heidegger, la colère culturelle qu’ils alimentent chez moi, sont très certainement liées au fait que j’appartiens aussi à cette tradition culturelle et artistique. Je participe à/de la violence d’un mode d’habiter, d’une posture de création et d’une éthique qui continue de s’inscrire sur les terrains concrets des questionnements et des pratiques de la maison et de l’habiter contemporain, une violence vers laquelle se tournent ma pratique créatrice, ainsi que ma critique de notre culture de la séparation et du sacrifice.

Fig. 2: Lachapelle, Louise. «Le poète, cet homme qui a une maison derrière lui?» [Capture d’écran]

Fig. 2: Lachapelle, Louise. «Le poète, cet homme qui a une maison derrière lui?» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Situer d’abord la maison où je vis, son histoire, et une partie de celle de la femme à qui appartenait cette maison.

Fig. 3: Lachapelle, Louise. «Décharge de Mbeubeuss, Dakar, Sénégal, 2007» [Capture d’écran]

Fig. 3: Lachapelle, Louise. «Décharge de Mbeubeuss, Dakar, Sénégal, 2007» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Le carré principal de la maison est bâti de cèdres équarris sur le modèle traditionnel de la maison rurale québécoise, une cinquantaine d’arbres, une petite forêt. Cette maison d’une seule pièce a été vendue aux enchères à la suite des expropriations excessives qui ont touchées Sainte-Scholastique et dix autres villages de la région de Mirabel en 1969; une appropriation de certaines des meilleures terres agricoles du Québec «dans l’intérêt public», c’est-à-dire en vue de la construction d’un aéroport qui, quelques années après son inauguration, a cessé d’être utilisé. 85% de ces 95,856 acres ont été réclamé ou racheté après plus de 20 ans d’activisme. «The deliberate destruction of Home against the will of the home dwellers, we call DOMICIDE.7J. Doulgas Porteous & Sandra E. Smith, Domicide: The Global Destruction of Home, Montreal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2001.» Cette maison, achetée et transportée en 1973, a été relocalisée dans la forêt des montagnes laurentiennes par Pat de Burgh Paré, qui aurait souhaité y mourir.

Fig. 4: Lachapelle, Louise. «La maison nostalgique tracée sur un canevas épinglé et tendu comme une peau».

Fig. 4: Lachapelle, Louise. «La maison nostalgique tracée sur un canevas épinglé et tendu comme une peau».
(Credit : Lachapelle, Louise)

Au sujet de l’histoire de Pat, je dirais simplement ici que cette femme avant-gardiste et athlétique fut «soignée» pour dépression et instabilité mentale dans les années 60 par le tristement célèbre docteur Ewen Cameron du Allan Memorial de Montréal8Cameron fut aussi, au cours de sa carrière, à la tête de l’association américaine, puis de l’association canadienne et mondiale des psychiatres. qui fut l’un des trois psychiatres américains à attester de l’état mental de Rudolph Hess au procès de Nuremberg et à donner son avis sur ses expérimentations sur des être humains. Cameron sera, un peu plus tard, l’un des principaux collaborateurs des expériences de la CIA sur le lavage de cerveau au Canada; cette thérapie par l’électrochoc que Naomi Klein associe à l’actuelle shock doctrine, c’est-à-dire un outil politique et économique, mais aussi à un ensemble de pratiques culturelles, qui servent bien les intérêts du disaster capitalism9Naomi Klein, The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism, Toronto, Alfred A. Knopf, 2007. ou, sur un autre plan, la cohésion sociale et domestique qui réclame par exemple, qu’au sein d’une famille une femme se fasse lobotomisée pour son bien.

Fig. 5: Lachapelle, Louise. «This should be housing» [Capture d’écran]

Fig. 5: Lachapelle, Louise. «This should be housing» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

La maison déménagée à Sainte-Lucie-des-Laurentides sera réinstallée en retrait de l’un des premiers rangs menant à ce village qui tire son origine de la colonisation blanche à la fin du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire de l’appropriation et de l’occupation par le biais de l’agriculture – une activité qui s’avère inadaptée à cet environnement de lacs, de rivières et de forêts – d’un vaste territoire alors considéré «inhabité», au nom de la foi, de la «survie de la race» et de la promesse d’une vie meilleure.

Fig. 6: Lachapelle, Louise. «Squat this» [Capture d’écran]

Fig. 6: Lachapelle, Louise. «Squat this» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Le village lui-même partage une de ses frontières avec la réserve «indienne» Doncaster, déclarée «territoire» mohawk par la reine Victoria en 1853 en vue de «recevoir» les Iroquois de Kanesatake (bien avant ce qu’il est désormais convenu d’appelé la «crise» d’Oka). Peu de temps après la constitution de la réserve Doncaster, les colons du village de Sainte-Lucie commencent à la squatter aux fins du développement d’une communauté qui «exige» de repousser les autochtones, comme ce fût le cas partout sur l’Île de la Grande Tortue / Amérique du Nord. Fait aussi exceptionnel que paradoxal, cette Première Nation est parvenue à faire valoir «ses droits» sur un territoire que la couronne lui avait elle-même assigné, et ainsi à le «récupérer» (en 1909), précisément par la voie des lois fédérales canadiennes. «[D]omicide is the murder of Home.10J. Douglas Porteous et Sandra E. Smith, Domicide: The Global Destruction of Home.»

Fig. 7: Lachapelle, Louise. «Le vaste, la ville, la maison» [Capture d’écran]

Fig. 7: Lachapelle, Louise. «Le vaste, la ville, la maison» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Fig. 8: Lachapelle, Louise. «La maison» [Capture d’écran]

Fig. 8: Lachapelle, Louise. «La maison» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Fig. 9: Lachapelle, Louise. «La réserve» [Capture d’écran]

Fig. 9: Lachapelle, Louise. «La réserve» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Fig. 10: Lachapelle, Louise. «Nitassinan / Pakua Shipu» [Capture d’écran]

Fig. 10: Lachapelle, Louise. «Nitassinan / Pakua Shipu» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Au Canada, une réserve est l’une des expressions de la Loi sur les Indiens qui considère, encore aujourd’hui, les autochtones comme des pupilles de l’état – une loi, une organisation sociale et spatiale qui a été l’un des modèles de l’apartheid en Afrique du sud, un régime de discrimination systémique qui est lui-même reproduit dans l’occupation actuelle des Territoires palestiniens.

Fig. 11: Meller-Marcovitz, Digne. «Heidegger’s Hut: Todtnauberg» [Capture d’écran]

Fig. 11: Meller-Marcovitz, Digne. «Heidegger’s Hut: Todtnauberg» [Capture d’écran]
(Credit : Meller-Marcovitz, Digne)

«Bâtir est, dans son être, faire habiter. Réaliser l’être du bâtir, c’est édifier des lieux par l’assemblement de leurs espaces. C’est seulement quand nous pouvons habiter que nous pouvons bâtir11Martin, Heidegger, «Bâtir habiter penser», p. 191.» écrit Heidegger dans «Bâtir, habiter, penser» et, immédiatement après ce passage, il donne un exemple décrivant une demeure paysanne de la Forêt-Noire, c’est-à-dire un modèle d’habiter qui désigne le fondement de la «hut» de Todtnauberg et ce qu’elle n’est plus.

«Pensons un instant [écrit Heidegger,] à une demeure paysanne de la Forêt-Noire, qu’un “habiter” paysan bâtissait encore il y a deux cents ans. Ici, ce qui a dressé la maison, c’est la persistance sur place d’un (certain) pouvoir celui de faire venir dans les choses la terre et le ciel, les divins et les mortels en leur simplicité [le quadriparti]. C’est ce pouvoir qui a placé la maison sur le versant de la montagne, à l’abri du vent et face au midi, entre les prairies et la source.» Ce même pouvoir lui aurait donné «le toit en bardeaux à grande avancée», il n’aurait «pas oublié le “coin du Seigneur Dieu” derrière la table commune», et il aurait «”ménagé” dans les chambres les endroits sanctifiés». Revenant à nouveau à l’idée: «C’est seulement quand nous pouvons habiter que nous pouvons bâtir», Heidegger ajoute alors une sorte de repentir: «nous ne voulons aucunement dire qu’il nous faille, et que l’on puisse, revenir à la construction de ces maisons, mais l’exemple montre d’une façon concrète, à propos d’un ‘habiter’ qui a été, comment il s’avait construire.» Ainsi la relation entre habiter et construire est essentiellement placée sous le signe de la nostalgie, du mythe et de la religiosité.

Les propos de Heidegger valorisent la «hut» de Todtnauberg qu’ils posent généralement en relation d’opposition avec sa maison bourgeoise de Freiburg, une maison qui est pourtant si fondamentalement la condition de possibilité de la «hut», tout autant que la «hut» constitue une continuité de cette maison. Ensemble, elles donnent lieu à une conception dominante de l’habiter qui cherche, manifestement, à retrouver le chemin de la maison. Une matrice, culturellement et historiquement marquée, qui réinscrit une certaine posture (canonique) de réflexion et de création dans les territoires et les formes de «notre» culture, un monde orienté vu du dedans, un centre du monde: imago mundi, axis mundi (Mircea Eliade).

Fig. 12: Lachapelle, Louise. «Imago mundi, axis mundi, familiar/ial house» [Capture d’écran]

Fig. 12: Lachapelle, Louise. «Imago mundi, axis mundi, familiar/ial house» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Réalisé en tant que contribution à l’année internationale de la famille lancée par l’ONU, le projet Material World: A Global Family Portrait12Peter Menzel, Material World: A Global Family Portrait. San Francisco: Sierra Club Books, 1994. du photographe Peter Menzel et de ses collaborateurs est une tentative de «saisir» par la photographie et les statistiques «la commune humanité des personnes habitant notre Terre13Ibid., p. 7. Je souligne.». «Quel meilleur moyen, écrit Menzel, pour commencer à comprendre [d’autres personnes appartenant à d’autres sociétés] que de montrer la vie d’une famille moyenne autour du monde et de fonder cet examen sur une unique photographie d’une famille avec toutes ses possessions hors de son habitation?14Ibid., p. 255.»

Fig. 13: Lachapelle, Louise. «From the many, one» [Capture d’écran]

Fig. 13: Lachapelle, Louise. «From the many, one» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Ce sont les banques de données de l’ONU et de la Banque mondiale qui permettent d’établir une définition modèle de la «famille moyenne» et de faire de cette catégorie close un échantillon représentatif de la commune humanité. Les statistiques prises en compte concernent l’endroit où vit la famille, son type d’habitation, sa taille, le revenu familial annuel, l’occupation (du père?) et la religion. Le modèle familial qui fonde ce projet est défini par un père, une mère (un couple homme/femme «genre différent» de même appartenance culturelle), et leurs enfants, un modèle unique qui a valeur d’évidence pour les auteurs de ce projet, malgré le contexte interculturel dans lequel s’inscrit leur démarche. À cette vision dominante de la famille, correspond une approche uniformisée de la photographie, puisqu’il s’agit de réaliser une «seule belle grande image», de façon à mieux se comprendre «mutuellement» et d’utiliser la photographie comme «outil unique pour saisir des réalités transculturelles15Ibid., p. 255. Je traduis.», From the Many, One. Les critères de sélection des trente pays représentés dans le livre témoignent d’une semblable vision du monde culturellement inscrite dans «l’universalité» (imago mundi) d’un point de vue nord-américain (axis mundi). L’ensemble compose un livre dispendieux dont une part des profits de vente est versée à un fonds d’étude établi par les photographes pour les enfants des familles photographiées désormais intégrées à cette communauté identifiable et close des material world families. Domination et largesse.

Fig. 14: Lachapelle, Louise. «La ville, le vaste, la maison» [Capture d’écran]

Fig. 14: Lachapelle, Louise. «La ville, le vaste, la maison» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Fig. 15: Lachapelle, Louise. «Zbigniew Libera, LEGO Concentration Camp Set» [Capture d’écran]

Fig. 15: Lachapelle, Louise. «Zbigniew Libera, LEGO Concentration Camp Set» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Le Groupe LEGO subventionne des concours artistiques et fait le don de milliers de pièces du système de construction LEGO à des artistes à travers le monde. LEGO Concentration Camp Set de Zbigniew Libera est construit entièrement à partir des pièces LEGO existantes.

Fig. 16: Lachapelle, Louise. «Zbigniew Libera, LEGO Concentration Camp Set, 1996» [Capture d’écran]

Fig. 16: Lachapelle, Louise. «Zbigniew Libera, LEGO Concentration Camp Set, 1996» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Les représentations de goulags et de camps, incluant le Kanada Warehouse, un bâtiment du camp d’Auschwitz-Birkenau, sont reproduites sur les sept boîtes contenant les pièces et mettent ainsi en évidence l’une des possibilités d’assemblage que ce système offre à l’imagination; la potentialité du camp dans le matériau, voire son caractère de nécessité systémique dans l’organisation sociale et l’économie des regroupements humains.

Fig. 17: Lachapelle, Louise. «Zbigniew Libera, LEGO Concentration Camp Set, 1996» [Capture d’écran, détail]

Fig. 17: Lachapelle, Louise. «Zbigniew Libera, LEGO Concentration Camp Set, 1996» [Capture d’écran, détail]
(Credit : Lachapelle, Louise)

«I decided to study mechanism [that] create images concerning organization of a human community, a social space and anatomy of a political body16Libera cité par Stephen C. Feinstein, «Zbigniew Libera’s Lego Concentration Camp: Iconoclasm in Conceptual Art About the Shoah», Other Voices, vol. 2 no. 1, février 2002.»; «[a] kind of architecture [that] could be a factor of transformation of individuals: the architecture which influences those who it shelters, which provides control, subordinates individuals to cognition and modifies them through discipline.»

Fig. 18: Lachapelle, Louise. «THe House that Herman Built, 2003-…» [Capture d’écran]

Fig. 18: Lachapelle, Louise. «THe House that Herman Built, 2003-…» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

«Angola […] is an 18,000-acre former slave-breeding plantation so named for the place in Africa where the plantation owner believed the best slaves came from. [After Civil War (env. 1865) the plantation owner contracted with the United State of Louisiana to house prisoners for free in exchange for their labor.]17Jackie Sumell et Herman Wallace, The House that Herman Built, Stuttgart, Merz & Solitude, 2006.» Je cite ici Jackie Summel dans l’introduction du livre où elle présente, en 2006, une partie des 300 lettres de sa correspondance avec Herman Wallace et documente le projet artistique intitulé The House that Herman Built.

«What kind of a house does a man who has lived in a six-foot-by-nine foot cell for over 30 years dream of?18Je souligne» Après huit mois d’échange épistolaire avec cet homme emprisonné à Angola, la Louisiana State Prison, c’est la question que pose l’artiste états-unienne, Jackie Sumell, à Herman Wallace à l’occasion d’un travail académique où elle doit parler des relations spatiales et de l’architecture19L’artiste Jackie Sumell s’est mise à écrire à Herman Wallace, emprisonné à Angola, après qu’elle eut entendu Robert King Wilkerson (autre activiste membre du Angola 3) à l’occasion d’une conférence publique, peu de temps après sa sortie de l’Angola Prison où il a servi 29 années de confinement solitaire (closed cell restriction)..

Réponse de Wallace datée du 11 novembre 2002 à la question initiale de Sumell: «In your letter you ask me what sort of a house does a man who has been kept in a 6′ X 10′ box for 30 years dream of? To be truthful, I never dream of a house – not one to live in.

Fig. 19: Lachapelle, Louise. «The House That Herman Built (2003-)» [Capture d’écran]

Fig. 19: Lachapelle, Louise. «The House That Herman Built (2003-)» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

You forget, my dreams are but a reflection of the man I am. […] I never thought it was necessary as I’ve always thought of myself in the bush; in the hills of Mexico – on the battle field. But I guess 35 years of prison and 30 of that in solitary tells me I would not be able to carry out such extreme dreams / plans. Nonetheless, my objectives are intact.20Ibid. Je souligne.»

Fig. 20: Lachapelle, Louise. «JAILHOUSE. The House that Herman Built» [Capture d’écran]

Fig. 20: Lachapelle, Louise. «JAILHOUSE. The House that Herman Built» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Malgré cette réponse, et malgré (ou à cause) qu’il trouve que les maisons modèles envoyées par l’artiste sont laides et qu’elles n’ont rien de la maison de rêve, Wallace décide néanmoins de trouver sa propre maison dont il fait une description détaillée dans ses lettres: une maison en bois, complète avec un foyer, piscine, jardins, garage pour deux voitures, plusieurs fours micro-onde… et un bunker souterrain avec un tunnel de sortie. Le projet artistique The House that Herman Built qui a émergé de cette correspondance est toujours en cours avec la collaboration de Wallace depuis la prison. L’artiste a mis en ligne un site où elle présente le projet et recueille des fonds en vue de la construction de la maison.

Fig. 21: Lachapelle, Louise. « ATSA. Action terroriste socialement acceptable» [Capture d’écran]

Fig. 21: Lachapelle, Louise. « ATSA. Action terroriste socialement acceptable» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Depuis 1998, l’ATSA tente de faire du «camp de réfugié» de L’État d’urgence un événement récurent organisé chaque année «dans l’urgence». Ce duo d’artistes (Annie Roy et Pierre Allard) multiplie les appels en vue de recevoir des dons, ainsi que la vente de produits dérivés visant à pérenniser leurs propres activités. En témoigne cette page du site d’un agent immobilier d’un quartier gentrifié de Montréal qui «se garde quand même une petite gêne» et partage les fruits de sa levée de fonds entre l’ATSA et le journal de rue L’Itinéraire.

Fig. 22: Lachapelle, Louise. «ATSA. Change, produits dérivés» [Capture d’écran]

Fig. 22: Lachapelle, Louise. «ATSA. Change, produits dérivés» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Ou le projet CHANGE, dans lequel les artistes, qui ont sans doute moins de «retenue», disent s’offrir «en cobaye» d’où l’ouverture, en guise d’intervention interdisciplinaire, d’un commerce temporaire de type «pop up shop».

Fig. 23: Lachapelle, Louise. «Le poète, cet agriculteur, prêtre et guerrier?»

Fig. 23: Lachapelle, Louise. «Le poète, cet agriculteur, prêtre et guerrier?»
(Credit : Lachapelle, Louise)

Fig. 24: Lachapelle, Louise. «Maison Mbeubeuss, Cultural Housebreaking» [Capture d’écran]

Fig. 24: Lachapelle, Louise. «Maison Mbeubeuss, Cultural Housebreaking» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

La maison déplacée avec laquelle je vis, est l’un des terrains concrets et privilégiés de la présente démarche. Depuis les dernières sept années, je transforme la maison de Pat. Ce travail physique et matériel avec la maison, touche, d’une manière radicale, à l’existentiel. Dans ce processus réciproque où je déconstruis, construis et reconstruis cette maison, la violence de la maison est ramenée à la surface – entre autres à la surface de ma peau – je ne pensais pas m’exposer d’une manière aussi fondamentale.

Vivre avec cette maison c’est éprouver, dans mon corps, les enjeux et les contradictions d’une culture dominante et colonisatrice de l’habiter, et leur relation avec ma posture de création: les tensions entre la nécessité d’habiter, les joies de la cabane et l’inadéquation de la maison.

Il y a une violence certaine liée à la construction culturelle et matérielle de la maison, des dynamiques relationnelles de cultural housebreaking qui font que la maison est aussi l’expression d’une éthique basée sur la séparation et sur la domination physique et symbolique; séparation entre eux et nous, entre l’humain et le vivant, entre maison et habitat. La loi de la maison exige des choix, elle régit l’inclusion et l’exclusion. Moment décisif de la crise – crise du logement, crise de l’immobilier – la maison demeure un espace sacrificiel. Elle pose le problème de la gestion et de l’accumulation des humains, et celui de la force de travail nécessaire pour soutenir une économie globale d’exploitation. La destruction de la «maison des uns» continue de répondre aux impératifs (sécuritaires, identitaires, économiques ou culturels) de la «maison des autres».

Warehousing for disposable people.

How many slaves do I own21D’après Kevin Bales, Disposable People: New Slavery in the Global Economy, Berkeley & Los Angeles, University of California Press, 2004 [1999]. Voir, également le programme de formation et d’échange, que j’ai coanimé avec Devora Neumark, intitulé Combien d’esclaves avez-vous? L’Art et les économies d’exploitation, passées et présentes, les 12, 13 et 14 mars 2010 au MAI (Montréal, arts interculturels). Meena Murugesan était alors chargée de projet. En ligne: http://www.engrenagenoir.ca/blog/archives/category/rencontres/combien-desclaves-avez-vous (dernière consultation le 6 juin 2012).

Il y a aussi toute une tradition – un canon même – de la «hut» du philosophe, de la cellule du reclus, du lieu de retrait de l’ermite, ou encore, de la chambre de l’écrivain avec laquelle je tente de composer. Un modèle générique – Heidegger est ici exemplaire – qui définit les conditions de possibilité de la pensée ou de l’écriture, au moins autant qu’elle en représente un point aveugle; une posture et une éthique de la création qui, potentiellement, réinscrit, dans l’espace, dans le geste créateur et dans la culture, les cassures du vivants, l’armature même du discours de Heidegger sur l’habiter22Je fais ici référence à la «réinterprétation radicale du vivant» qu’appelle, au sujet du discours heideggérien, Jacques Derrida dans L’animal que donc je suis, Paris, Éditions Galilée, 2006..

Fig. 25: Meller-Marcovitz, Digne. «Autoportrait de Heidegger? ou Le séjour du penseur dans la maison…» [Photographie]

Fig. 25: Meller-Marcovitz, Digne. «Autoportrait de Heidegger? ou Le séjour du penseur dans la maison…» [Photographie]
(Credit : Meller-Marcovitz, Digne)

Dans la Lettre sur l’humanisme, Heidegger rapporte un mot qu’Héraclite «aurait dit à des étrangers désireux de parvenir jusqu’à lui. S’approchant, ils le virent qui se chauffait à un four de boulanger. Ils s’arrêtèrent, interdits, et cela d’autant plus que, les voyant hésiter, Héraclite leur rend courage et les invite à entrer par ces mots: “Ici aussi les dieux sont présents”.23Martin heidegger, Lettre sur l’humanisme.»

L’anecdote parlerait d’elle-même selon Heidegger qui la commente néanmoins longuement. Il analyse la curiosité «des visiteurs étrangers» qu’il décrit comme une «masse»; de même que les sentiments et les intentions qu’il prête à ces «voyageurs en marche vers le voisinage de l’Être24Ibid.» et qui auraient été déçus de se retrouver en face du «séjour du penseur» sans le surprendre dans une méditation profonde ni pouvoir vivre par procuration un moment qui porterait la marque de l’exception…

C’est plutôt «[l]e spectacle d’un penseur qui a froid » qui s’offre à eux, je cite Heidegger: un «événement banal et sans relief», «quelqu’un qui […] se tient auprès du four» pas même «pour cuire du pain» qui «n’y séjourne que pour se chauffer» trahissant «en cet endroit ordinaire toute l’indigence de sa vie.25Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme.» Ainsi Héraclite aurait-il invité ces visiteurs à entrer pour ne pas «priver la masse d’une sensation attendue»: «ici aussi les dieux sont présents», une parole qui, selon Heidegger, situe[rait] le séjour du penseur et son faire dans une autre lumière.» La photojournaliste Digne Meller-Marcovicz réalise en 1966 et en 1968 une documentation précise de la «hut» de Todtnauberg et de la maison de Freiburg à l’occasion de l’entrevue qu’accorde Heidegger au magazine allemand Der Spiegel. La juxtaposition de ces photographies et de certains passages des essais de Heidegger accentue certainement l’effet de mise en scène de la domesticité qui se dégage de ces images et surtout, dans le cas présent, la construction d’une représentation du séjour du penseur (et du poète) projetée sur un habiter universel qui, comme dans l’anecdote concernant Héraclite, réclame aussi ses témoins.

Fig. 26: Lachapelle, Louise. «Imago Mundis, Axis Mundi, The Playhouse» [Capture d’écran]

Fig. 26: Lachapelle, Louise. «Imago Mundis, Axis Mundi, The Playhouse» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Splitting (1974) de Gordon Matta-Clark. En résumé: une maison, littéralement coupée en deux par l’artiste, est finalement redéposée sur ses fondations réelles aussi bien que symboliques. Par la suite, certains morceaux découpés in situ retrouvent le chemin plus conventionnel de l’exposition en galerie, et la maison elle-même se voit recomposée photographiquement à l’intérieur d’un livre: «322 Humphrey Street / as it was left / abandoned26Cité dans Corinne Diserens (dir.), Gordon Matta-Clark, Londres & New York, Phaidon Press, 2003.» écrit Matta-Clark au début de son livre.

Fig. 27: Lachapelle, Louise. «Splitting, Gordon Matta-Clark (1974)» [Capture d’écran]

Fig. 27: Lachapelle, Louise. «Splitting, Gordon Matta-Clark (1974)» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Splitting est représentative d’un important corpus où la maison (et ses diverses configurations) est à la fois une forme, un thème et un matériaux de l’art. Dans ce cas spécifique, la disponibilité du matériau était due à l’expropriation et à la démolition prochaine de cette maison en vue d’un nouveau développement. Un corpus qui, apparemment, déconstruit la maison, ce foyer d’investissement symbolique sur lequel le sujet d’un habiter in-quiet ne cesse pourtant de se replier. Cette œuvre est aussi exemplaire du retournement de cette critique sur elle-même qui, ultimement, réaffirme le sujet créateur héroïque, voire une citoyenneté romantique et petite-bourgeoise. Autrement dit, l’œuvre est exemplaire de ce moment où, dans nos gestes culturels et artistiques, la mise en question de la maison reconduit ultimement la même manière d’habiter et la même posture de création. De nombreuses tentatives de délocaliser ou de déterritorialiser les lieux et les pratiques de l’art, qu’elles s’inscrivent explicitement dans l’espace domestique, dans l’espace de la ville ou dans le «vaste monde», s’avèrent ainsi une extension conquérante du territoire de l’art dont elles assurent à nouveau la clôture. «Où donc l’œuvre est-elle chez elle? En tant qu’œuvre, elle est chez elle uniquement dans le rayon qu’elle ouvre elle-même par sa présence» (Heidegger «L’origine de l’œuvre d’art»).

Fig. 28: IDF. 2003. «Art en milieu urbain, art d’intervention…» [Photographie]

Fig. 28: IDF. 2003. «Art en milieu urbain, art d’intervention…» [Photographie]

Les institutions militaires ne s’y trompent pas, puisque la formation que dispensent certaines d’entre elles s’inspire directement du travail de Matta-Clark, des situationnistes et des mêmes théories de l’espace développées par la critique post-coloniale et poststructuraliste27Voir à ce sujet Eyal Weizman, Hollow Land: Israel’s Architecture of Occupation, Londres & New York, Verso, 2007. que celles qui influencent plusieurs pratiques artistiques actuelles et ce, pour développer les stratégies militaires contemporaines d’occupation du territoire et l’usage de l’enceinte de la maison dans la guerre domestique et urbaine.

Fig. 29: Abramovic, Marina. 2002. «The House with the Ocean View» [Capture d’écran]

Fig. 29: Abramovic, Marina. 2002. «The House with the Ocean View» [Capture d’écran]
(Credit : Abramovic, Marina)

À côté de la maison réaffirmée de Matta-Clark et de la mise en scène d’Heidegger en Héraclite, plaçons The House with the Ocean View – une performance de Marina Abramović qui, en 2002, a habité pendant douze jours les trois pièces ouvertes d’une maison suspendue à l’intérieur d’une galerie d’art. Abramović situe elle-même l’origine de cette performance dans un désir de voir: «if it is possible to use simple daily discipline, rules and restrictions to purify [one]self?28Marina Abramović citée par Amy Gotzler (dir.), Marina Abramović: The House with the Ocean View, Milan, Charta, 2003, p. 7.». L’artiste définit donc un ensemble de règles pour elle-même (par exemple: pas de nourriture, ne pas parler, ni écrire ni lire; sept heures de sommeil par jour; trois douches par jour; etc.), aussi bien que des règles pour le public qui doit demeurer silencieux; établir un dialogue avec l’artiste sur le plan de l’énergie; et utiliser le télescope. Ces différents impératifs de la maison sont pour l’artiste des «conditions for living installation». Trois échelles fabriquées à l’aide de couteaux de boucher manifestent dramatiquement la frontière et une certaine impossibilité pour l’artiste de sortir de la maison et pour le public d’y entrer.

Fig. 30: Lachapelle, Louise. «The House with the Ocean View. Marina Abramović (2002)» [Capture d’écran]

Fig. 30: Lachapelle, Louise. «The House with the Ocean View. Marina Abramović (2002)» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Dans la description qu’elle fait des vêtements qu’elle a apporté – incluant ses sources d’inspiration et des informations sur les différents types d’habits et couleurs – Abramović spécifie: «The boots are the ones I used to walk the great wall of China in 1987». Elle trace ainsi, par sa propre marche, une continuité entre mur et maison, et un lien avec une précédente performance de la séparation: The Great Wall Walk, au cours de laquelle elle avait marché pendant trois mois, en provenance de l’est, à la rencontre de celui qui était alors son partenaire artistique et son partenaire de vie Ulay, qui lui marchait en provenance de l’ouest, avant de s’en séparer.

Fig. 31: Lachapelle, Louise. «Har Homa / Montagne Mur» [Capture d’écran]

Fig. 31: Lachapelle, Louise. «Har Homa / Montagne Mur» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

L’une des colonies établies sur les hauteurs entourant la ville murée de Bethléem se nomme Har Homa, ce qui signifie «montagne mur». Depuis les premières coopératives agricoles établies dans les vallées, la forme des colonies a évolué pour occuper désormais les sommets autour des villages. Ces forteresses, véritable système de domination et de contrôle opéré par une population civile armée, sont elles-mêmes protégées par une route de surveillance où circulent les patrouilles militaires. La logique de la banlieue semble trouver ici l’une de ses expressions extrêmes; stratégie d’occupation du territoire, arme de guerre ou moyen d’exclusion, une conquête de l’Ouest qui se met à nouveau en scène dans les déserts de Judée et de Samarie. Dans les formes contemporaines de squattage que représentent ces colonies, l’architecture remplace parfois la présence humaine. Les maisons se construisent plus rapidement qu’elles ne sont habitées. Leur seule implantation matérielle suffit cependant à justifier un imposant dispositif de sécurité et à produire l’effet de surveillance d’un poste d’observation civile.

Fig. 32: Lachapelle, Louise. «Har Homa / Montagne Mur, Bethléem (2005)» [Capture d’écran]

Fig. 32: Lachapelle, Louise. «Har Homa / Montagne Mur, Bethléem (2005)» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Amos Oz, écrivain et essayiste israélien écrit que «Le fanatisme […] commence à la maison29Amos Oz, Comment guérir un fanatique,trad. de l’anglais par Sylvie Cohen, coll. «Arcades», Paris, Gallimard, 2006.», et qu’il n’y aurait plus à choisir entre l’ami ou l’ennemi, entre l’un ou l’autre tracé du Mur, «vous devez être propaix» écrit-il: «L’affrontement entre les Israéliens et les Palestiniens n’a rien d’une guerre civile entre deux catégories de la même population, du même peuple ou de la même culture. […] Il ne s’agit pas d’une controverse théologique, culturelle, d’un désaccord entre deux traditions, mais d’un simple conflit immobilier quant au véritable propriétaire de la maison.»

Fig. 33: Al’Eizariya. 2005. «House in Dispute. À qui appartient la maison?» [Capture d’écran]

Fig. 33: Al’Eizariya. 2005. «House in Dispute. À qui appartient la maison?» [Capture d’écran]
(Credit : Al’Eizariya)

Depuis novembre 2003, la Security Fence / Separation Barrier entoure complètement la maison de la famille Ameer30Grâce à Susan Greene et au International Women’s Peace Service, Devora Neumark et moi avons visité la famille Aamer en novembre 2005. Pour plus d’information consulter le site Break the Silence: Mural and Arts Project (http://breakthesilencearts.org/) et le texte de Susan Greene intitulé Up against the Wall: http://breakthesilencearts.org/wp-content/uploads/2010/02/With_Photo_Greene_Up_Against_the_Wall_final_1_.pdf. Voir aussi le dossier sur les murs dans l’édition du 27 septembre 2009 de La Presse.. Sur les côtés et derrière la maison, c’est la même clôture de treillis métallique que celle qui encercle le village tout près de la colonie d’Ariel, une forteresse sur les sommets, qui a annexé presque toutes les terres agricoles du voisinage. Cette famille de six n’a plus accès à ses terres; poulailler (hen house) et serres (greenhouses) ont été détruits. Devant la maison, c’est la version bétonnée du Mur: 9 mètres de haut sur 30 mètres de large. Entre le Mur et la maison, la route où circule la patrouille militaire. Derrière, tout contre la maison des Aamer, mais de l’autre côté de la clôture métallique, les maisons des colons. En juillet 2004, une murale représentant un paysage extérieur est peinte sur la face intérieure du Mur devant la façade de la maison des Ameer par l’artiste Susan Greene, Erik Drooker et des membres du Break the Silence: Mural and Arts Project (San Francisco), la famille et des amis du village dont une vingtaine d’enfants. L’été suivant, il sera interdit aux artistes de terminer la murale. La famille utilisera alors les restes de peinture à l’intérieur de la maison pour repeindre en couleurs vives les murs des chambres. Depuis l’électrification de la clôture, une porte a été intégrée au Mur de protection. Les Ameer en possèdent la clef, mais doivent tenir la porte verrouillée puisqu’elle fait partie du dispositif de sécurité. Jusqu’à maintenant, les parents refusent de céder leur maison.

Fig. 34: Auteur inconnu. «Walled in House. La maison des Ameer, Ma’sha». 

Fig. 34: Auteur inconnu. «Walled in House. La maison des Ameer, Ma’sha». 

Fig. 35: Lachapelle, Louise. «Le poète, ce sniper, gardien du territoire et berger de l’Être?» [capture d’écran]

Fig. 35: Lachapelle, Louise. «Le poète, ce sniper, gardien du territoire et berger de l’Être?» [capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Fig. 36: Lachapelle, Louise. «La source et le penseur / La «hut» vue de la source» [Montage photographique]

Fig. 36: Lachapelle, Louise. «La source et le penseur / La «hut» vue de la source» [Montage photographique]
(Credit : Digne Meller-Marcovitz)

«La poésie est le faire habiter originel.31Martin Heidegger, «L’homme habite en poète».» «L’homme n’habite pas en tant qu’il se borne à organiser son séjour sur la terre […] L’homme ne peut bâtir ainsi [soigner et construire] que s’il habite (baut) déjà au sens de la prise de mesure [aménageante de la condition humaine] par le poète. Le vrai habiter (Bauen) a lieu là où sont des poètes.» «Le lieu est une garde (hut [au sens verbal: le lieu veille sur le Quadriparti (la terre, le ciel, les divins et les mortels), il le préserve])».

Fig. 37: Lachapelle, Louise. «Home, Dogville, le monde en chantier» [Capture d’écran]

Fig. 37: Lachapelle, Louise. «Home, Dogville, le monde en chantier» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Fig. 38: Yann-Arthus Bertrand. 2009. «Home»

Fig. 38: Yann-Arthus Bertrand. 2009. «Home»
(Credit : Yann-Arthus Bertrand)

Fig. 39: Lars von Trier. 2009. «Dogville»

Fig. 39: Lars von Trier. 2009. «Dogville»
(Credit : Lars von Trier)

Fig. 40: Paiement, Alain. «Le monde en chantier» [Détail]

Fig. 40: Paiement, Alain. «Le monde en chantier» [Détail]
(Credit : Paiement, Alain)

Fig. 41: Lachapelle, Louise. « Le sniper, gardien du territoire, berger de l’être?» [Capture d’écran]

Fig. 41: Lachapelle, Louise. « Le sniper, gardien du territoire, berger de l’être?» [Capture d’écran]
(Credit : Haaretz)

Sur le t-shirt du sniper, une cible ovale est dessinée sur la représentation d’une femme enceinte, voilée et tenant un pistolet mitrailleur32Cette photographie accompagne un article de Uri Blau publié le 20 mars 2009 dans Haaretz (www.haaretz.com): «Dead Palestinian babies and bombed mosques – IDF Fashion 2009». L’article est désormais disponible sur Counter Currents à cette adresse: www.countercurrents.org/blau051209.htm. et, juste au-dessus, une inscription en hébreux qui renvoie au conflit: ami ou ennemi? En-dessous de cette mire-matrice orienté sur le ventre de la mère: «1 SHOT 2 KILLS», suggère qu’il y aurait une valeur ajoutée à tuer une femme enceinte.

«Ami ou ennemi» Voilà une manière relativement commune de poser le rapport à l’autre – même hors du contexte militaire – et, par extension, une éthique dominante qui impose les termes du choix: il faut choisir entre tuer et être tué. Ce modèle renvoie au cycle de la vie et de la mort et à une certaine écologie (proie / prédateur), cette économie du vivant qui réclame de tuer pour vivre. Malgré l’histoire de la culture humaine, avons-nous jamais été autrement que de tels «mangeurs de monde33J’emprunte cette expression à Valère Novarina, Devant la parole, Paris, P.O.L., 1999, p.13.»? La culture participe pleinement à cette économie de la maison qui rappelle potentiellement à chaque vivant son état d’épargné. Cependant, elle parvient presque toujours à la voiler en nous «réconciliant» avec la nécessité de tuer ou en marginalisant cette pratique par rapport à la culture ou en l’excluant du propre de l’humain. Il «n’y a pas de différence de nature entre le régime ‘normal’ d’exploitation de l’homme et celui des camps» écrit Antelme en 1948 dans un article intitulé «Pauvre – Prolétaire – Déporté». «[L]e camp est simplement l’image nette de l’enfer plus ou moins voilé dans lequel vivent encore tant de peuples34Robert Antelme, Textes inédits sur l’Espèce humaine. Essais et témoignages, Paris, Gallimard, 1996, p. 32.». Unité du camp et de la maison, unité des régimes d’exploitation de l’humain par l’humain. Ainsi notre commune conjoncture de survie se voit aggravée à chaque fois que la culture continue à favoriser ou à justifier l’exploitation de l’humain par l’humain, comme celle des animaux ou de l’habitat. C’est donc en regard de cette aggravation qu’il me semble qu’il n’y a pas une question plus culturelle que celle-ci: qui tuer pour (mieux) vivre?

Fig. 42: Lachapelle, Louise. « The Master’s Tools will Never Dismantle the Master’s House (Audrey Lorde)» [Capture d’écran]

Fig. 42: Lachapelle, Louise. « The Master’s Tools will Never Dismantle the Master’s House (Audrey Lorde)» [Capture d’écran]
(Credit : Lachapelle, Louise)

Le choix du sniper est inscrit sous la cible: 1 SHOT 2 KILLS35Je fais ici référence au titre de l’essai d’Audre Lorde, «The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House» (les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître), titre qui évoque notamment la domination du système patriarcal et esclavagiste, ainsi qu’à l’extrait suivant, tiré d’un autre essai dans le même recueil: «For we have, built into all of us, old blueprints of expectation and response, old structures of oppression, and these must be altered at the same time as we alter the living conditions which are a result of those structures. For the master’s tools will never dismantle the master’s house.» Je souligne. Sister Outsider: Essays and Speeches, Berkeley, Crossing Press Feminist Series, 2007[1984], p.123.. Un tir, deux morts. Voilà un slogan guerrier qui pourrait possiblement se lire aussi: I SHOT TO KILL. Mais porter une telle cible – ou un tel poème – sur son propre dos, n’est-ce pas la plus impitoyable illustration du fait que le cycle de la violence est toujours autodestructeur? Il commence et finit dans la haine de soi et la ruine de la maison – génocide, domicide et suicide: c’est l’humain, dressé furieusement contre l’humain, contre le vivant partageant un même habitat.

 

Bibliographie

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Novarina, Valère. 1999. Devant la parole. Paris: P.O.L.

Antelme, Robert. 1996. Textes inédits sur l’Espèce humaine. Essais et témoignages. Paris: Gallimard.

Lorde, Audre. 2007. Sister Outsider: Essays and Speeches. Berkeley: The Crossing Press.

  • 1
    D’après Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 2002 [1957], p. 17: «Ignorants des fondements et des lois de cette société [le camp de Buchenwald], ce qui apparaissait d’abord, c’était un monde dressé furieusement contre les vivants, calme et indifférent devant la mort».
  • 2
    Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 24.
  • 3
    Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier Montaigne, 1964 [1946, 1947].
  • 4
    Martin Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 2001 [1954].
  • 5
    Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, trad. de l’allemand Wolfgang Brokmeier, coll. «Tel», Paris, Gallimard, 1997 [1962].
  • 6
    Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain: Une lettre en réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 34-35.
  • 7
    J. Doulgas Porteous & Sandra E. Smith, Domicide: The Global Destruction of Home, Montreal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2001.
  • 8
    Cameron fut aussi, au cours de sa carrière, à la tête de l’association américaine, puis de l’association canadienne et mondiale des psychiatres.
  • 9
    Naomi Klein, The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism, Toronto, Alfred A. Knopf, 2007.
  • 10
    J. Douglas Porteous et Sandra E. Smith, Domicide: The Global Destruction of Home.
  • 11
    Martin, Heidegger, «Bâtir habiter penser», p. 191.
  • 12
    Peter Menzel, Material World: A Global Family Portrait. San Francisco: Sierra Club Books, 1994.
  • 13
    Ibid., p. 7. Je souligne.
  • 14
    Ibid., p. 255.
  • 15
    Ibid., p. 255. Je traduis.
  • 16
    Libera cité par Stephen C. Feinstein, «Zbigniew Libera’s Lego Concentration Camp: Iconoclasm in Conceptual Art About the Shoah», Other Voices, vol. 2 no. 1, février 2002.
  • 17
    Jackie Sumell et Herman Wallace, The House that Herman Built, Stuttgart, Merz & Solitude, 2006.
  • 18
    Je souligne
  • 19
    L’artiste Jackie Sumell s’est mise à écrire à Herman Wallace, emprisonné à Angola, après qu’elle eut entendu Robert King Wilkerson (autre activiste membre du Angola 3) à l’occasion d’une conférence publique, peu de temps après sa sortie de l’Angola Prison où il a servi 29 années de confinement solitaire (closed cell restriction).
  • 20
    Ibid. Je souligne.
  • 21
    D’après Kevin Bales, Disposable People: New Slavery in the Global Economy, Berkeley & Los Angeles, University of California Press, 2004 [1999]. Voir, également le programme de formation et d’échange, que j’ai coanimé avec Devora Neumark, intitulé Combien d’esclaves avez-vous? L’Art et les économies d’exploitation, passées et présentes, les 12, 13 et 14 mars 2010 au MAI (Montréal, arts interculturels). Meena Murugesan était alors chargée de projet. En ligne: http://www.engrenagenoir.ca/blog/archives/category/rencontres/combien-desclaves-avez-vous (dernière consultation le 6 juin 2012).
  • 22
    Je fais ici référence à la «réinterprétation radicale du vivant» qu’appelle, au sujet du discours heideggérien, Jacques Derrida dans L’animal que donc je suis, Paris, Éditions Galilée, 2006.
  • 23
    Martin heidegger, Lettre sur l’humanisme.
  • 24
    Ibid.
  • 25
    Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme.
  • 26
    Cité dans Corinne Diserens (dir.), Gordon Matta-Clark, Londres & New York, Phaidon Press, 2003.
  • 27
    Voir à ce sujet Eyal Weizman, Hollow Land: Israel’s Architecture of Occupation, Londres & New York, Verso, 2007.
  • 28
    Marina Abramović citée par Amy Gotzler (dir.), Marina Abramović: The House with the Ocean View, Milan, Charta, 2003, p. 7.
  • 29
    Amos Oz, Comment guérir un fanatique,trad. de l’anglais par Sylvie Cohen, coll. «Arcades», Paris, Gallimard, 2006.
  • 30
    Grâce à Susan Greene et au International Women’s Peace Service, Devora Neumark et moi avons visité la famille Aamer en novembre 2005. Pour plus d’information consulter le site Break the Silence: Mural and Arts Project (http://breakthesilencearts.org/) et le texte de Susan Greene intitulé Up against the Wall: http://breakthesilencearts.org/wp-content/uploads/2010/02/With_Photo_Greene_Up_Against_the_Wall_final_1_.pdf. Voir aussi le dossier sur les murs dans l’édition du 27 septembre 2009 de La Presse.
  • 31
    Martin Heidegger, «L’homme habite en poète».
  • 32
    Cette photographie accompagne un article de Uri Blau publié le 20 mars 2009 dans Haaretz (www.haaretz.com): «Dead Palestinian babies and bombed mosques – IDF Fashion 2009». L’article est désormais disponible sur Counter Currents à cette adresse: www.countercurrents.org/blau051209.htm.
  • 33
    J’emprunte cette expression à Valère Novarina, Devant la parole, Paris, P.O.L., 1999, p.13.
  • 34
    Robert Antelme, Textes inédits sur l’Espèce humaine. Essais et témoignages, Paris, Gallimard, 1996, p. 32.
  • 35
    Je fais ici référence au titre de l’essai d’Audre Lorde, «The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House» (les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître), titre qui évoque notamment la domination du système patriarcal et esclavagiste, ainsi qu’à l’extrait suivant, tiré d’un autre essai dans le même recueil: «For we have, built into all of us, old blueprints of expectation and response, old structures of oppression, and these must be altered at the same time as we alter the living conditions which are a result of those structures. For the master’s tools will never dismantle the master’s house.» Je souligne. Sister Outsider: Essays and Speeches, Berkeley, Crossing Press Feminist Series, 2007[1984], p.123.
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