Cahiers ReMix, numéro 02, 2012

De marche en marche, habiter le monde

Rachel Bouvet
Benoit Bordeleau
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De marche en marche… comment ce geste simple, quotidien, à la base de la mobilité humaine, nous permet-il d’habiter le monde? D’une marche à l’autre, de degré en degré, du seuil de la maison à la rue, de la porte de la cité aux marches creusées dans le roc de la montagne, habite-t-on la maison, la ville ou le vaste de la même façon?

La polysémie du mot marche appelle non seulement l’acte de marcher, cette «méthode tranquille de réenchantement de la durée et de l’espace [, ce] dessaisissement provisoire par l’atteinte d’un gisement intérieur qui tient seulement dans le frisson de l’instant» (Le Breton, 2000), mais aussi cette surface où l’on pose le pied, voire l’écoulement du temps. Un retour à l’étymologie renvoie également à l’empreinte (du francique markōn) ainsi qu’aux marques signalant une frontière provinciale (du germanique marka), cette dernière acception introduisant l’idée de seuil, voire de passage.

Ce cahier de recherches propose autrement dit de rouvrir la question formulée par Martin Heidegger dans ses essais «Bâtir habiter penser» et «… L’homme habite en poète…»: «Mais comment “l’homme” – ce qui veut dire: tout homme et d’une façon permanente – pourrait-il habiter en poète? Toute habitation n’est-elle pas à jamais incompatible avec la manière des poètes?» (Heidegger, 1958). Comment l’habiter est-il possible dans le contexte actuel? Afin de répondre à cette question, nous suggérons d’aborder la maison, la ville et le vaste comme s’il s’agissait de trois marches, de trois seuils, de déplier l’espace en fonction de degrés de grandeur.

La maison constitue chez Bachelard une force d’intégration dont le principe liant serait celui de la rêverie; dans la vie de l’homme, la maison «évince des contingences, multiplie ses conseils de continuité.» (Bachelard, 2007). Pour le flâneur, figure phare des réflexions de Walter Benjamin, «[…] la ville se divise […] en deux pôles dialectiques. Elle s’ouvre à lui en tant que paysage, tout comme elle se referme sur lui à la manière d’une chambre.» (Benjamin, 1999. Nous traduisons.) Quelles sont les modalités de la flânerie dans l’environnement urbain actuel et comment permet-elle d’habiter la ville? La troisième marche nous conduit vers une question paradoxale, étant donné que le vaste semble repousser l’idée même d’habitation. Comme le rappelle Michel Roux, «[l]es hommes ont besoin de territoires qui puissent fonctionner comme des “extensions” de leur être et qui leur permettent de construire des “mondes” et de les maintenir ouverts» (Roux, 2002). Comment envisager l’habiter sous l’angle du voyage, dans lequel les lieux sont successivement occupés et quittés?

Abordée jusqu’à présent surtout par les urbanistes, les architectes, les sociologues, les philosophes et les géographes, la problématique de l’habiter reste encore à déployer dans le domaine littéraire, ce qui nécessite un point de vue multidisciplinaire. Les auteurs ayant contribué à ce collectif ont choisi de donner un éclairage nouveau à ces questions en empruntant les sentiers de la géopoétique, de l’herméneutique, de l’esthétique, de la géocritique, etc. Précisons que ce cahier de recherches réunit les actes du colloque De marche en marche, habiter le monde, présenté au 79e Congrès de l’ACFAS à Sherbrooke en 2011. Il poursuit une réflexion collective menée par les chercheurs de La Traversée – Atelier québécois de géopoétique et portant sur la question de l’espace. Champ de recherche et de création relativement récent, la géopoétique, développée par le poète et essayiste Kenneth White, se définit par le rapport sensible et intelligent à la Terre et tente de faire converger des observations, des réflexions, des intuitions issues de la science, de la philosophie, de la poésie, des arts. Affiliée à l’Institut international de géopoétique, La Traversée est rattachée à Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, c’est d’ailleurs pour cette raison que ce cahier se trouve sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. À cet effet, nous tenons à remercier Myriam Marcil-Bergeron pour son travail de correction et d’aide à la préparation de ce cahier.

Après l’étude des rapports entre la littérature et la géographie (L’espace en toutes lettres, 2003), des modalités du parcours (Nomades, voyageurs, explorateurs, déambulateurs, 2006), des dimensions géographiques, artistiques et littéraires de la carte et de la cartographie (La carte. Point de vue sur le monde, 2008), du nouveau territoire que constitue la géopoétique (Le nouveau territoire. Exploration géopoétique de l’espace, 2008) et des Topographies romanesques (2011), le temps est venu d’approfondir la question même de l’habiter.

Nous remercions La Traversée, Atelier québécois de géopoétique et Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire.

Crédits de ce numéro

Comité scientifique: Rachel Bouvet et Benoit Bordeleau

Révision du contenu: Rachel Bouvet, Benoit Bordeleau et Myriam Marcil-Bergeron

Intégration du contenu: Benoit Bordeleau et Myriam Marcil-Bergeron

Édition PDF: Sarah Grenier-Millette

ISBN: 978-2-923907-63-5

La version PDF du Cahier est disponible en téléchargement au bas de cette page.

Crédits de l’image: Bordeleau, Benoit. 2012. «De marche en marche, habiter le monde» [Affiche]

Articles de la publication

Benoit Bordeleau

Flânerie et photographie: habiter l’oblique

Figure phare de récits et d’études mettant au premier plan l’expérience urbaine depuis Baudelaire, la photographie questionne la relation du flâneur à son milieu et permet d’assurer l’ouverture de chemins au sein de la ville. L’appareil photo, plutôt qu’offrir une copie carbone visuelle du réel, aide à forger, à canaliser le regard, à le dépouiller du répertoire culturel qui le sous-tend.

Denise Brassard

«Entre autres villes» ou le poème en marche

La suite «entre autres villes» de Michel Beaulieu présente un sujet attentif aux déplacements de la foule, aux moyens de transport, à tout ce qui, en somme, rend les villes impersonnelles et anonymes. À cela s’ajoute un parti pris esthétique: les poèmes sont constitués d’une seule longue phrase, sans ponctuation, et leur dimension poétique repose souvent sur les enjambements – le pas, la marche, la station éclairent le sens de l’avancée en même temps que celui des mots.

Patrick Lafontaine

Habiter humble et solidaire

Par le contact privilégié qu’elles permettent avec l’espace – du dedans et du dehors – la déambulation et l’observation peuvent développer une écriture qui se veut un faire habiter. Nous verrons donc, depuis le processus créateur ayant donné lieu au recueil Homa Sweet Home, et le vaste ouvert par «La plaine» de Félix-Antoine Savard, comment elles offrent une écriture qui permet à l’homme d’habiter à son tour le monde à son propre pas.

Daniel Laforest

Bruce Bégout, Régine Robin, et le curieux plaisir de la ville néolibérale

Y a-t-il encore lieu de vouloir conjoindre aussi étroitement poétique, déambulation et habitation au cœur des étalements sans fin de l’urbanité contemporaine? Ce qu’on tentera de cerner ici est la nature de l’étrange enthousiasme qui accompagne Bruce Bégout et Régine Robin; un enthousiasme sans vraie antécédence en littérature. Se pourrait-il que le marcheur ayant accepté l’infamie de se mouvoir parmi le béton et le plastique des espaces manufacturés découvre le plaisir imprévu de créer ses propres seuils et frontières parmi une matière urbaine vierge?

Louise Lachapelle

Habiter le contemporain – de l’impératif du squat à la pratique du domicide: création contemporaine, nostalgie du retour et stratégie d’occupation

Le texte de cette communication proposée dans le cadre du colloque De marche en marche, habiter le monde présente certains matériaux du cours «Habiter le contemporain» Théorie de la création littéraire (LIT1250) que j’ai donné à la session d’automne 2010 à l’UQAM, ainsi que des extraits d’un essai en cours d’écriture: Le Coin rouge.

Philippe Archambault

Marcher, apprendre. L’être et le savoir de l’expérience

De mon expérience de pèlerin sur les chemins de Compostelle, je distingue trois ordres ou niveaux de connaissances, qui correspondent à trois étapes de mon apprentissage: l’épreuve du corps et la reconnaissance des limites physiques; l’élaboration d’un imaginaire de la traversée pédestre; le bonheur du sens ou ce que signifie être dans la bonne voie. Au fil de ce retour sur mes propres pas, un questionnement me guidera: qu’apprend-t-on à marcher?

Lucie Bartlett-Jeffrey

Du monastère de Québec jusqu’au Grand Nord: Point de fuite de Marie Guyart de l’Incarnation

Maison ultime des cloîtrés, le monastère, habitat de vie singulier s’il en est, peut devenir lieu de réclusion ou, comme ce fut le cas pour Marie Guyart de l’Incarnation, se transformer en point de fuite vers le dehors.

Benoit Doyon-Gosselin

De pièce en pièce. Habiter la pensée

À l’aide de l’herméneutique des espaces fictionnels (figuration, configuration, refiguration spatiale), cette analyse met en lumière les différents faisceaux de sens évoqués dans le roman La maison à penser de P., de Suzanne Leblanc (La Peuplade, 2010), pour montrer que ce dernier suggère non pas une «archéologie du savoir» (Michel Foucault), mais plutôt une architecture du savoir.

Karine Faucher-Lajoie

Les territoires de l’errance: Imaginaire de l’habiter dans deux romans de J.M.G. Le Clézio

La présente étude de l’espace désertique dans Désert et Onitsha de Le Clézio est divisée selon trois principes liés aux pratiques sémiotiques de l’espace, soit le paysage, le parcours et l’habiter. Celui-ci s’appréhende en fonction non pas d’une fixité dans le territoire, mais bien d’une mobilité provoquée à son contact.

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