Entrée de carnet

De la solidarité des récits: Sullivan et la fascination de l’altérité

Laurence Côté-Fournier
couverture
Article paru dans Le journalisme littéraire: l’écrivain sur le terrain, sous la responsabilité de Laurence Côté-Fournier (2013)

«As it happens I am confortable with the Michael Laskis of this world, with those who live outside rather than in, those in whom the sense of dread is so acute that they turn to extreme and doomed commitments ; I know something about dread myself, and appreciate the elaborate systems with which some people manage to fill the void, appreciate all the opiates of the people, whether they are as accessible as alcohol and heroin and promiscuity or as hard to come by as faith in God or History.» Joan Didion, «Comrade Laski, C.P.U.S.A»

Les concerts de rock chrétien, pour une majorité de jeunes gens, ne figurent pas en tête du palmarès des événements branchés, de ceux où ils envisageraient être photographiés pour les pages du Nightlife. Une foule de naïfs et de doux que l’idée du Seigneur exalte un peu trop, voilà ce que l’on imagine côté assistance, et pour ce qui est de la musique elle-même, on n’envisage guère mieux. Lorsque John Jeremiah Sullivan débute le recueil Pulphead par un article sur son expérience à Creation, festival de rock chrétien en Pennsylvanie qualifié de véritable «Godstock» (6), quelque chose dans le ton et le choix du sujet semble déjà promettre au lecteur un peu de cet humour décalé que les amateurs des essais de David Foster Wallace connaissent. S’il y a de ça dans le texte, l’essentiel se trouve toutefois ailleurs. À Creation, Sullivan se fait des amis qui, avec leur allure de motards et leur passé nébuleux, défient les stéréotypes associés au modèle du jeune chrétien. L’un d’entre eux, Ritter, est présenté ainsi par Sullivan:

He was big, one of those fat men who don’t really have any fat, a corrections officer –as I was soon to learn– and a former heavyweight wrestler. He could burst a pineapple in his armpit and chuckle about it (or so I assume). Haircut: military. Mustache: faint. ‘We’re just a bunch of West Virginia guys on fire for Christ,’ he said. (13)

Soulignons la candeur dont fait preuve Ritter en parlant de son amour de Dieu: elle n’est pas étrangère à la manière qu’a Sullivan de mettre en scène ses sujets. Le regard particulier de Sullivan, mélange de justesse d’observation et d’inventivité stylistique, parait orienté par son désir de rendre justice à la réalité sociale, politique et humaine de ceux dont il raconte la vie. En cela, son œuvre se distingue d’un large pan du journalisme littéraire américain, auquel on pourrait associer Chuck Klosterman et certains textes de David Foster Wallace, qui ont surtout mis de l’avant l’aspect grotesque de la vie des petites gens, celle des foires, des croisières et de la grande messe qu’est l’écoute de télévision.

Cette volonté de s’éloigner des récits conventionnels et des portraits caricaturaux ouvre un espace de réflexion salutaire, refusant les facilités de la dérision. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu tout Bourdieu pour saisir à quel point l’appartenance à une classe sociale transparait dans les préférences culturelles de chacun, bien que le lien de cause à effet soit le plus souvent camouflé derrière les concepts de bon goût, de raffinement intellectuel, de culture populaire ou élitiste. L’analyse de cette alliance implicite du socio-politique et du culturel a constitué un des terrains de prédilection du New Journalism depuis son émergence dans les années soixante; Pulphead constitue à cet égard une addition remarquable à cette tradition d’écriture.

Les années de foi

Tom Wolfe et Hunter Thompson, lors des années de gloire du new journalism aux États-Unis, se sont attaqués aux riches et aux mondains pour dévoiler la petitesse et le narcissisme cachés derrière l’apparat et la pompe. Dans un contexte de bouleversements culturels, celui de la lutte pour les droits des femmes et des Noirs et de l’opposition à la guerre du Viêt-Nam, la tonalité outrancière des auteurs possédait en elle-même une sorte de vertu dénonciatrice, comme si les manières hypocrites des soi-disant «élites» ne pouvaient être traitées sérieusement1À ce sujet, les livres The Gang that Wouldn’t Write Straight: Wolfe, Thompson, Didion, Capote and the New Journalism Revolution de Marc Weingarten et The Literature of Fact de Ronald Weber constituent deux références éclairantes. Le premier s’intéresse aux dessous de l’histoire du New Journalism aux États-Unis, tandis que le second se concentre davantage sur leurs partis pris stylistiques et esthétiques.. La prose de John Jeremiah Sullivan est généralement plus mesurée, mais ce parti pris n’empêche pas l’auteur de s’impliquer personnellement dans ses histoires, de se compromettre, comme l’ont fait Wolfe et Thompson avant lui. Toutefois, tandis que les premiers tentaient le plus souvent d’approcher ceux qui leur servaient de sujet pour exposer leur altérité, Sullivan fait l’inverse: il trouve en lui des traces de l’autre pour reconnaître la proximité plus grande que supposée entre lui et ceux qu’il observe.

En traitant de ses nouveaux amis chrétiens à Creation, Sullivan ne se contente pas de rapporter les aléas de leurs parcours respectif, ceux de jeunes hommes qui ont vécu dans une culture de violence et de misère avant de trouver la paix dans la foi. Il dévoile aussi, dans un aparté plutôt inattendu compte tenu de la distance maintenue jusqu’alors avec la religiosité qui l’entoure, les dessous de la période chrétienne qu’il a vécue à l’adolescence. Rapidement, précise-t-il, il est passé à autre chose, sans trop regarder en arrière, suivant en cela la même voie que plusieurs de ses amis et collègues:

For white Americans with my socio-economic background (middle to upper middle-class), it’s an experience commonly linked to the teens and moved beyond before one reaches twenty. These kids around me at Creation – a lot of them are like that. How many even knew who Darwin was? They’d learn. At least once a year since college, I’ll be getting to know someone, and it comes out that we have in common a high school ‘Jesus phase.’ That’s always an excellent laugh. Except a phase is supposed to end – or at least give way to other phases – not simply expand into a long preoccupation. (32)

Si cette expérience avec un groupe chrétien le fait se questionner sur ce qui amène certains, plus que d’autres, à persister dans leur foi, Sullivan reste discret quant à ses conclusions sur les gens qu’il observe. Il met plutôt l’accent sur la dignité que ceux-ci possèdent, en dépit de la mauvaise musique qui les entoure et de leur ignorance parfois stupéfiante: «they were crazy, and they loved God – and I thought about the unimpeachable dignity of that, which I was never capable of. Knowing it isn’t true doesn’t mean you would be strong enough to believe if it were.» (41) Il s’agirait ainsi, pour Sullivan, de rester suffisamment fasciné par l’autre, quel qu’il soit, pour chercher à le comprendre par-delà les étiquettes que fixent les catégories sociales. La singularité de l’approche de Sullivan tient entre autres à son ouverture introspective, à son talent pour relier le destin d’un étranger à l’intimité de sa propre vie, et à faire de l’interstice entre les deux univers l’espace de son analyse.

Comprendre le destin d’Axl Rose

Il est fréquent chez les praticiens du journalisme littéraire de trouver l’inspiration en fréquentant des lieux excentrés et des communautés culturelles marginales: Hunter S. Thomson a suivi les Hell’s Angels en Californie, David Foster Wallace a participé au gala des stars de l’industrie du porno, Joan Didion s’est intégrée à la faune hippie de Haight Ashbury… Cet intérêt pour les groupes méconnus est contrebalancé par une attention portée à un autre motif, axé sur une visibilité extrême, soit les célébrités et les personnalités plus grandes que nature, celles qui en viennent à signifier, aux yeux de ceux qui les observent, quelque chose à propos des rêves de chacun et de la possibilité de les réaliser: Didion et Howard Hugues, Chuck Klosterman et les musiciens populaires, Foster Wallace et John McCain. Dans un cas comme dans l’autre, les écrivains se posent en herméneutes d’existences qui leur sont extérieures et qu’ils ne peuvent (en théorie) remodeler à leur guise, éthique journalistique oblige. L’intérêt de leurs essais émane en partie de la conscience, chez le lecteur, que de tels destins, aussi singuliers soient-ils, ont bel et bien pu se produire et que de ce fait, ils ont quelque chose à nous enseigner sur notre monde.

L’essai de Sullivan sur le chanteur de Guns N’ Roses, «The Final Comeback of Axl Rose» est pourtant construit sur une absence, celle du chanteur lui-même. Même s’il décrit son héritage musical et analyse sa carrière, Sullivan déplace en effet progressivement la focalisation de son récit, puisqu’il ne parvient pas à obtenir un entretien avec le chanteur. Il doit se contenter d’interviewer un de ses amis d’enfance, Dana Gregory, sous couvert de parler avec lui des démêlés que Dana et Axl auraient eus avec la police à l’adolescence. Le but du «plus vieil ami» d’Axl Rose, désormais assagi, est clair: «lower the level of dysfunction for the next generation». Anecdotes et souvenirs sur le chanteur de Guns N’ Roses constituent l’essentiel de son propos, mais on trouve aussi, en arrière-plan, quelques indices sur la vie beaucoup moins remarquable et beaucoup plus triste de Dana Gregory lui-même.

Dana Gregory, comme Axl Rose, vient du Sud profond, d’une petite ville appelée Lafayette où le racisme fleurit autant que la pauvreté. Dana y est resté; Axl a quitté cet univers pour les feux des projecteurs. Sullivan présente le passage d’une vedette telle qu’Axl Rose dans l’existence de Gregory comme une sorte d’énigme: «This event had appeared in Gregory’s life like a supernova to a prescientific culture. What was he supposed to do with it ?» (137) Cette énigme est celle de Dana Gregory comme elle est la nôtre, renversement du destin attribuable au talent, à la chance, à un peu n’importe quoi. Et puis, quelques pages plus loin, après un aparté sur les capacités vocales d’Axl Rose, Sullivan raconte son propre voyage en Indiana avec un ami, alors qu’il avait 17 ans. Ce voyage constitue en fait un retour au bercail: Sullivan vient aussi de cette région. Le constat qu’il pose alors, en rencontrant d’anciens camarades de classe, plusieurs d’entre eux étant désœuvrés et sans projets d’avenir, est sans équivoque:

A gulf had appeared. It opened the first day of seventh grade when some of us went into the ‘accelerated’ program and others went into the ‘standard’ program. By sheerest coincidence, I’m sure, this division ran perfecly parallel to the one between our respective parents’ income brackets. […] When I think about it, I never saw those boys again, not after that day. (145)

Juste avant que la parenthèse ne se referme définitivement sur cette anecdote d’adolescence, Sullivan énonce en une phrase laconique le lien entre sa propre vie et celle d’Axl Rose: tout comme lui, «Axl got away». (145)

Au sein d’une culture axée sur la visibilité, qui expose les célébrités, issues de tous horizons, comme exemples des possibilités démocratiques de succès qu’offre l’époque contemporaine, Sullivan opère une sorte de renversement. Si le cas d’Axl Rose prouve effectivement que la gloire peut surgir même dans la pauvreté, Sullivan montre en parallèle le paysage nettement plus navrant qui entoure cette réussite, rappelant –sans pourtant appuyer le message– que ce type de succès égalitaire est bien parcimonieusement distribué.

Ces deux exemples de retour vers le passé de John Jeremiah Sullivan, celui sur sa période chrétienne comme celui sur son enfance dans le Midwest, peuvent paraître anecdotiques. Or cette façon qu’a l’auteur de mettre en parallèle son destin avec celui de ses sujets est justement ce qui permet aux anecdotes de se transformer en quelque chose de plus riche et de plus intéressant. Là où il serait possible de ne voir que des cas isolés et le fruit du hasard, Sullivan insiste sur le contexte, les structures, les recoupements révélateurs, sans pour autant jouer au sociologue ou proposer une morale à tirer de ces rencontres. Sa capacité à utiliser sa propre vie comme matière à réflexion, loin d’apparaître comme une dérive égocentrique, montre que la subjectivité et le donné biographique représentent aussi des instruments de connaissance valables.

Le fait divers et la foule en marche

Dans l’essai «American Grotesque», Sullivan façonne son récit à travers différentes vies qu’il manie comme autant de trames narratives dont il peut moduler la tonalité. Le 12 septembre 2009, Sullivan se trouve dans une marche à Washington, parmi une foule nombreuse dont il incarne pendant quelques paragraphes la voix: «We’re too many even for ourselves, and more are coming. As many of the signs say, silent majority no more.» (157) Cette «majorité silencieuse» est constituée de membres du Tea Party et autres opposants aux pratiques «socialistes» du gouvernement Obama. Il devient rapidement clair que Sullivan, malgré son emploi de la première personne du pluriel, ridiculise –d’abord subtilement, puis ouvertement– cette foule dont il dépeint le piètre talent pour les événements démonstratifs de cet ordre: «our march is in part –we could even say mostly– an act of mass irony. Conservatives do not march. We shake our heads and hold signs while lefties march.» (159) Après avoir assisté à cette marche, Sullivan rejoint son cousin, homme d’affaires connecté avec différents groupes industriels, dans la suite d’un chic hôtel. Bien que le cousin en question s’en défende, Sullivan l’accuse, lui et ses semblables, d’avoir mené une campagne de peur dans les médias pour protéger les intérêts des groupes qu’il représente. Nombre de manifestants aperçus par Sullivan, handicapés ou visiblement défavorisés, bénéficieraient du programme de soins de santé du gouvernement mais s’entêtent, entre autres à travers l’influence de gens beaucoup mieux nantis qu’eux, à y voir une menace.

La question en reste là jusqu’à ce que Sullivan ait vent de l’histoire d’un agent du gouvernement du Minnesota qui travaillait au recensement, Bill Sparkman. L’homme a été retrouvé mort, attaché à un arbre, le mot «FED» griffonné sur sa poitrine nue. On soupçonne le mouvement anti-gouvernemental d’avoir échauffé les esprits au point d’avoir mené à ce meurtre. Sullivan se rend au Minnesota, sur les lieux du crime, et cherche sur le terrain des indices ou des déclarations pouvant éclaircir les circonstances de cet acte horrible. Il parle avec le fils de Sparkman, qui est inquiet: pour des détails techniques, la compagnie d’assurance-vie rechigne à payer le montant qui lui est dû, ce qui pourrait lui faire perdre la demeure familiale. Des rumeurs courent selon lesquelles l’agent du gouvernement se serait suicidé et aurait mis en scène le meurtre pour laisser à son fils cette même assurance-vie. Si ces rumeurs peuvent sembler farfelues, le rapport d’autopsie confirme que le mot «FED» a été effectivement écrit de la main même de l’agent, et l’explication de cette triste fin est dévoilée:

Sparkman’s death had been all about health care. He was financially ruined from fighting lymphoma without good insurance. Deep in debt, working multiple low-paying jobs to make his mortgage while trying to earn a slightly more lucrative degree, he took the census work as most people take it, out of necessity. The police investigation concluded that Sparkman had killed himself as part of a tragic insurance scam. (181)

La boucle est bouclée: les liens entre la foule en marche contre les soins «socialistes» et l’agent du gouvernement poussé à mettre en scène sa mort. Il va sans dire que Sullivan prend fortement parti, tant par le ton que par la construction de son récit: il n’endosse pas le point de vue du cousin homme d’affaires pour prétendre atteindre, en bon journaliste, une forme d’objectivité, en pesant les pour et les contre de la nouvelle politique gouvernementale. Sullivan se range résolument du côté des petites gens dont il reconstruit la vie, abandonnant progressivement le ton satirique qu’il avait adopté lors de la manifestation pour dévoiler la tristesse aberrante que causent les manipulations dont la population est victime. Ce qui tire la conclusion loin du didactisme et de la morale facile tient dans les bifurcations qu’emprunte Sullivan pour aboutir à ce résultat, de la manifestation à une longue parenthèse sur Benjamin Franklin, jusqu’à l’histoire de Bill Sparkman. Nous savons que des gens votent pour des mesures qui les défavorisent, semble dire Sullivan; mais comment peut-on interpréter la surprenante récurrence de cette tendance dans l’histoire américaine? La réponse à cette question ne sera pas dévoilée.

Il est difficile de rendre compte de la finesse des analyses de Sullivan sans en grossir le trait, sans souligner au marqueur rouge ce qui n’est qu’évoqué par l’auteur. Sullivan prend tout le temps nécessaire pour développer ses portraits en accordant du poids aux nuances et aux détails, en employant toutes les armes du style et de l’ambiguïté qu’offre la littérature. À cet égard, ce qui ressort à la lecture de ses essais, pour la plupart publiés dans des magazines et des journaux avant d’être rassemblés dans Pulphead, c’est aussi un regret: celui de constater la difficulté qu’il y a, au Québec, à réaliser des reportages de cette qualité, aussi longs, aussi soignés, dans le contexte économique qui est le nôtre. Il y a peu d’espaces dévolus ici pour ce type de reportage, à la frontière du culturel et du social. Des livres partageant en partie cet esprit ont été publiés récemment, ceux de Frédérick Lavoie (Allers simples) et d’Anaïs Barbeau-Lavalette (Embrasser Yasser Arafat), par exemple, mais ils ont privilégié la découverte de l’ailleurs, de l’inconnu. Ce qui nous manque peut-être, c’est quelqu’un qui, comme Sullivan, nous permet de revoir et repenser ce que nous croyons déjà connaître, de percevoir la réalité qui nous entoure d’un autre œil. La réalité, pourquoi pas, des écrivains de région méconnus, des témoins de Jéhovah, des fans de Radio X ou encore, rêvons un peu, des amis d’enfance d’Éric Lapointe.

 

Bibliographie

Heinich, Nathalie. 2012. De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique. Paris: Gallimard, «Bibliothèque des sciences humaines».

Sullivan, John Jeremiah. 2011. Pulphead. New York: Farrar, Straus and Giroux.

Weber, Ronald. 1985. The Literature of Facts: Literary Nonfiction in American Writing. Ohio: Ohio University Press.

Wingarten, Marc. 2006. The Gang That Wouldn’t Write Straight: Wolfe, Thompson, Didion, Capote, and the New Journalism Revolution. New York: Three Rivers Press.

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    À ce sujet, les livres The Gang that Wouldn’t Write Straight: Wolfe, Thompson, Didion, Capote and the New Journalism Revolution de Marc Weingarten et The Literature of Fact de Ronald Weber constituent deux références éclairantes. Le premier s’intéresse aux dessous de l’histoire du New Journalism aux États-Unis, tandis que le second se concentre davantage sur leurs partis pris stylistiques et esthétiques.
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