Salon double, dossier thématique, 2013
Le journalisme littéraire: l’écrivain sur le terrain
Une introduction de Laurence Coté-Fournier
Le journalisme littéraire pose certainement avec une urgence particulière la question du rapport de l’écrivain au monde dont il est partie prenante; ce genre force un engagement et exige une prise de position chez celui qui décide de traiter de faits et de gens qui existent bel et bien et envers qui il devient, en quelque sorte, redevable. La spécificité de ce mode d’écriture par rapport à la fiction réside peut-être dans cette intensité supplémentaire que suscite un propos forçant tant l’auteur que le lecteur à s’interroger: comment peut-on rendre compte de vies qui nous sont étrangères?
Le journalisme littéraire pose avec une urgence particulière la question du rapport de l’écrivain au monde dont il est partie prenante; ce genre force un engagement et exige une prise de position chez l’auteur qui décide de traiter de faits et de gens qui existent bel et bien et envers qui il devient, en quelque sorte, redevable. La spécificité de ce mode d’écriture par rapport à la fiction réside peut-être dans cette intensité supplémentaire que suscite un propos forçant tant l’auteur que le lecteur à s’interroger sur la portée directe de ces écrits: comment rendre compte avec respect de vies qui nous sont étrangères et restituer adéquatement la parole de l’autre? Quel sujet mérite l’attention de l’écrivain qui documente le réel? Quelles responsabilités amènent ce savoir et ce travail sur le terrain? Des préoccupations communes traversent ainsi les textes que réunit ce dossier, liées en bonne partie aux enjeux éthiques qui sous-tendent la prise de parole de l’écrivain au nom d’autrui. Le désir d’opposer aux récits hégémoniques la précarité de vies marginalisées par la société est un thème récurrent chez nombre d’écrivains abordés dans ce dossier. Mais mettre en lumière ces vies exige aussi une réflexion sur le style: après les débordements de Tom Wolfe ou Hunter T. Thompson, plusieurs préfèrent désormais l’humilité et recherchent une forme d’authenticité, de transparence dans leur propos.
Le journalisme littéraire, genre associé à la contreculture américaine et à la mise en valeur des exclus de la société, parait lui-même doté d’un statut quelque peu marginal dans le monde des Lettres. Pourtant, depuis la seconde moitié du XXe siècle, fiction et non-fiction multiplient les échanges dynamiques, se constituant grâce à des réflexions parentes sur ce que seraient les modes de représentation les plus adéquats pour parler de notre époque. Ronald Weber, dans The Literature of Fact (1980), situe la première période de gloire du journalisme littéraire américain en pleine crise du roman réaliste, durant les années 1960: le journalisme littéraire aurait alors permis de donner corps au réel avec un dynamisme et une audace renouvelés, n’étant prisonnier d’aucune convention romanesque. Mais loin d’être réductibles à une phase de l’histoire littéraire, ces possibles que permettrait le journalisme littéraire redeviendraient d’actualité: David Shields, dans Reality Hunger: A Manifesto (2010) place la nonfiction au centre d’une transformation des pratiques artistiques actuelles. Ainsi, à en croire Shields, si la nonfiction a toujours existé, elle serait néanmoins appelée à prendre une place de plus en plus grande dans notre culture, en répondant à la «soif de réalité» d’un public lassé des formes de fiction traditionnelles. Plusieurs des textes de ce dossier s’attachent de surcroît à démontrer la porosité entre les pratiques non-fictionnelle et fictionnelle chez des écrivains qui se tournent vers la première pour nourrir la seconde.
Autant d’auteurs français qu’américains sont évoqués dans ce dossier, ce qui a de quoi surprendre compte tenu de l’américanité supposée du genre. Travaillant deux récits qui opèrent de véritables détournements littéraires, Marie-Hélène Voyer pose Mathieu Lindon et Jean-Philippe Toussaint en écrivains de «récits de la rectification». Elle analyse ainsi leur relecture surprenante de deux événements ayant occupé l’espace médiatique français, l’annulation d’un vol d’Air France pour menace d’attentat (Lâcheté d’Air France de Lindon) et le célèbre coup de tête de Zinédine Zidane lors de la coupe du monde de football (La mélancolie de Zidane de Toussaint). Dans «Quelques notes sur W. T. Vollmann et l’éthique de l’écriture», Simon Brousseau montre quant à lui la radicalité de la démarche de William T. Vollmann et s’interroge, à partir de son expérience de lecteur, sur ce qu’une telle démarche a à dire de la fonction de la littérature dans le monde. Il prend pour exemple Imperial, ouvrage massif et foisonnant sur la frontière entre le Mexique et les États-Unis publié par Vollmann après de longues recherches et qui s’acharne, comme le reste de l’oeuvre vollmanienne, à démonter les «fictions dominantes». Ma lecture poursuit cette exploration du journalisme littéraire américain en s’arrêtant sur le recueil Pulphead de John Jeremiah Sullivan et sur le rapport à la fois éthique et politique de Sullivan aux communautés marginales qu’il décrit, celle de communautés chrétiennes comme celle de membres du Tea Party. Dans un esprit similaire, Amélie Paquet s’est intéressée à la monstruosité des figures représentées par Chuck Palhaniuk dans Stranger Than Fiction, monstruosité qui n’empêche en rien Palhaniuk de décrire ses sujets avec sympathie, bien au contraire. Elle montre de surcroît la manière dont cette recherche journalistique alimente la pratique romanesque de l’auteur de Fight Club. Finalement, Maïté Snauwaert, dans «Emmanuel Carrère, écrivain du discours», dissèque le mode d’engagement particulier de l’auteur de L’adversaire, celui-ci partant de sa subjectivité et de son expérience personnelle pour tirer ses récits vers une réflexion plus large sur la vie humaine, sur un double mode d’identification et d’investigation avec les existences qui côtoient la sienne.
Dossier dirigé par Laurence Coté-Fournier.
Articles de la publication
Raconter, rétablir: esthétique de la rectification chez Jean-Philippe Toussaint et Mathieu Lindon
Les écrivains adoptent une posture rectificative et opèrent un renversement de signification face à cet événement médiatisé; Toussaint transforme un sacrilège sportif en un coup de maître formaliste, en un pur moment littéraire, alors que Lindon met en évidence la lâcheté d’une compagnie qui affirme avoir agi correctement au nom de «mesures de sécurité». Dans les deux cas, les auteurs décontextualisent l’Événement pour le rapatrier dans le champ du romanesque et de la création (sur un ton empathique chez Toussaint et ironique chez Lindon)
Quelques notes sur W. T. Vollmann et l’éthique de l’écriture
C’est parce que penser le monde actuel est une tâche titanesque que Vollmann en fait un projet littéraire. C’est parce que la fiction, pour le dire bêtement, infiltre l’édifice de notre prétendue réalité qu’il est primordial d’écrire en ayant le sens du devoir devant les faits, mais surtout devant tous ces gens floués par notre médiocre compréhension de la situation dans laquelle ils se trouvent.
De la solidarité des récits: Sullivan et la fascination de l’altérité
Cette volonté de s’éloigner des récits conventionnels et des portraits caricaturaux ouvre un espace de réflexion salutaire, refusant les facilités de la dérision. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu tout Bourdieu pour saisir à quel point l’appartenance à une classe sociale transparait dans les préférences culturelles de chacun, bien que le lien de cause à effet soit le plus souvent camouflé derrière les concepts de bon goût, de raffinement intellectuel, de culture populaire ou élitiste.
Voyage sur les traces des monstres. Ou le journalisme selon Palahniuk
En présentant Manson ainsi, Palahniuk construit une saisissante image de solitude autour de la rockstar. Le monstre, celui que Palahniuk tente de connaître par ses écrits journalistiques, est sans doute cet homme capable de tout faire seul à l’écart de la communauté. À l’évidence, l’Antichrist Superstar est plus près de l’écrivain que du journaliste. Tout porte d’ailleurs à croire, dans le recueil, que Palahniuk peut entrer en relation avec tous ces monstres, parce qu’il est en lui-même un, par son statut d’artiste qui lui permet de vivre dans une période temporaire d’isolement afin de se consacrer à sa création.
Emmanuel Carrère: écrivain du discours
L’écrivain du discours, chez Carrère, se fait l’émissaire de nos interrogations, s’approchant au plus près de l’énigme sans prétendre en savoir quelque chose, usant de sa présence sur les lieux et de son aura culturelle pour accéder à des dimensions qui nous demeureraient inconnues. Il met au jour l’histoire dans ses constituants, la désépaissit sans la réduire en décrivant la suite des faits avec précision et clarté, dans la maîtrise ordonnée d’une langue de laquelle, pour nous permettre d’en être les interlocuteurs, il ne s’efface pas.