Entrée de carnet

Couler l’encre du sang

Bernabé Wesley
couverture
Article paru dans Lectures critiques VI, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)

Œuvre référencée: David, Sylvain. Faire violence, Montréal, XYZ, 2013, 145 pages.

Sens et fonction sociale de la violence radicale

Rejoindre une bande, graffer les murs de la ville, déclencher un incendie, lancer des projectiles, déverrouiller la sécurité d’un bâtiment administratif, jouer les trouble-fête d’une réception privée ou fausser compagnie aux forces de l’ordre, voilà quelques-uns des faits délictueux pour lesquels Sylvain David aurait pu écoper de longues heures de travaux d’intérêt général. En lieu de quoi, il a fait de la littérature –et c’est heureux, y compris pour l’improbable agent de la sûreté publique qui lit ces lignes et s’indigne à juste titre de ce qu’elles confondent criminellement auteur et narrateur.

Entre essai et fiction, ce premier roman retrace l’itinéraire d’un jeune homme qui se radicalise, expérience que le narrateur se remémore des années plus tard afin d’en saisir la particularité. Fréquentes, les incises essayistiques du livre cherchent d’abord à penser la violence radicale hors des clichés l’assimilant aux protestations d’un lumpenproletariat juvénile ou aux voies de fait qui font les classes dangereuses et dans lesquelles se noie la question sociale. À l’inverse, l’écriture fragmentaire de l’auteur redonne à ce phénomène asocial toute sa teneur politique dans une réflexion qu’inaugure l’exergue emprunté à Pierre Clastres: «Le guerrier est voué à la solitude, à ce combat douteux qui ne le conduit qu’à la mort1Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Minuit, coll. «Critique», 2011 [1974], p.179.». Les analyses menées par cet anthropologue libertaire dans les années soixante-dix démontrèrent le rôle bénéfique qu’occupaient les affrontements entre ethnies dans les sociétés d’Amérique du Sud dites «primitives», lesquels empêchaient notamment la formation d’un cadre étatique plus puissant et donc plus virulent encore. Une telle archéologie de la guerre ne saurait mieux ouvrir les hostilités et convient parfaitement à un livre qui attribue à la violence dite «asociale» ou «gratuite» une double utilité sociale. Celle-ci a d’abord une fonction stratégique de dévoilement qui pousse le pouvoir à la répression, c’est-à-dire à l’usage de la force dans lequel la violence d’état est manifeste aux yeux de l’ensemble des citoyens. L’autre fonction sociologique de cette violence réside dans sa résistance à toute appropriation idéologique dans des actions concertées, organisées et donc récupérables par les instances du pouvoir. Parce qu’elle le force à se dévoiler et résiste à toute forme de fixation institutionnelle, la violence radicale est donc doublement dangereuse aux yeux du pouvoir. Sa gratuité garantit sa force contestataire et ce désistement idéologique constitue un acte très politique.

 

Les limites d’une démarche explicative de la violence

L’originalité théorique du livre tient aussi au chemin emprunté pour revenir sur les causes du basculement dans la violence, présentée comme le fruit du désœuvrement: «À défaut de pouvoir accéder ailleurs, on fracasse le présent, l’existant» (FV, 21). Cette délinquance des jours d’ennui, nourrie d’errance et de vies parallèles rêvées par procuration, le texte en dévoile le trait déceptif, son envers de monotonie ordinaire, et présente, loin de toute glorification du combat, le passage à l’acte qu’elle suppose comme le geste d’une jeunesse désœuvrée qui rompt l’ordre morose du monde comme elle peut. Le chaos, s’il n’est pas une fête, offre la sombre séduction de l’exutoire et présente l’avantage éphémère de transformer l’espace urbain en aire de jeu. L’écriture se confronte ainsi aux limites d’une démarche d’explication de la violence radicale. «Que dire?» (FV, 65), s’interroge le narrateur quand on lui demande de répondre de ses actes. Laissant à d’autres le soin de faire du forcing sémiotique pour donner sens à ce qui n’en a pas toujours, le texte gagne à représenter comme tel ce qui n’est ni justifiable ni même explicable, assumant que la radicalité de cette violence réside aussi dans sa part d’incompréhensible.

 

De la violence asociale à la violence contre soi

Redonner sens à cette expérience sans la dénaturer, cela consiste alors à la réinscrire par l’écriture dans l’itinéraire individuel qu’elle fut d’abord. Le chapitre médian du livre, le seul écrit à la première personne, revient sur cette épreuve depuis un présent où les années ont passé et dévoile l’identité du personnage-narrateur: «Reste un buveur solitaire, désœuvré, ressassant confusément des souvenirs, perdu dans le tourbillon de ses pensées» (FV, 71). Le jeune homme révolté est à présent un sceptique, buveur solitaire à l’identité sapée par le doute et prise dans la dualité conflictuelle du sujet et de la collectivité. Faute de saisir ce qu’il est, son esprit dérive dans les trous et les scories de la mémoire et tente de s’expliquer ce qui s’est passé. Sorti de la marginalité, le survivant s’étonne d’être sorti indemne de l’aventure mais constate que la société n’a rien de mieux à offrir que des légitimations factices à l’existence. Comment, dès lors, s’arracher à l’impasse mortifère du nihilisme? «Sentir pourtant encore la violence bouillonner en soi. Craindre même qu’une telle force négative, toujours intacte, en vienne à ronger de l’intérieur le corps qui la contient. Mais n’avoir pas forcément la capacité d’en tirer quelque chose» (FV, 138). L’ancien rêve de destruction s’est refermé comme la gueule d’un monstre qui ronge de l’intérieur. La violence contre le social a laissé place à la violence contre soi d’un personnage dévoré par le doute qui prélève les fragments de son identité au-delà de toute croyance en soi.

Aussi le texte met-il en place, à l’exception de ce chapitre central, un dispositif d’effacement du sujet. Il fait de l’infinitif, temps de l’inactuel qui prive le verbe de tout sujet grammatical, son seul temps verbal et le frontispice d’une écriture de soi qui exprime moins un Moi saisi par sa propre parole que le procès émotif et psychique qui agit en lui:

Entendre clairement, nettement le bruit des impacts. Sentir chacun des coups résonner au travers de son propre corps.
En avoir l’estomac serré. En être ébranlé, révulsé.
Ne pas pouvoir ou savoir s’interposer. Se détourner. Une fois de plus.
Repartir seul. Marqué. (FV, 122)

Dans cette scène, le narrateur, témoin passif d’un passage à tabac, avoue son impuissance et sa lâcheté de manière comparable au mea culpa auquel se livrait Jean-Baptiste Clamence après avoir laissé une femme se suicider en sautant d’un pont d’Amsterdam. Le texte de Camus exhibait un «Je» cynique qui déployait tous les recours de l’éloquence pour s’absoudre et utilisait le prétexte d’une confession pleine de calcul d’intérêt pour capturer le lecteur dans la circularité rhétorico-lyrique du récit de soi. Dans une épure radicalement différente, la prose de Sylvain David transcrit l’impact de la violence à la façon d’un sismographe intérieur: le son mat de l’ossature d’un corps broyé, le vacillement organique du témoin qui, pris au piège d’une sidération hypnotique, accuse les coups dans son corps à lui et finit tragiquement par intérioriser sa passivité comme une lâcheté personnelle, tout le passage retrace par touches minimalistes les soubresauts émotifs et psychiques d’un sujet qui subit la violence d’être le témoin de la violence.

De fait, le sauvetage du sujet a lieu par la mémoire d’un dépôt sensoriel qui résiste au scepticisme et à la violence critique: «L’intensité, la séduction de la sensation perdure et l’important n’est plus tant de savoir pourquoi on a agi mais comment on a vibré» (FV, 75). Sous ce mot d’ordre lyrique, l’écriture procède d’une infrasensorialité qui saisit la trace sensible des matériaux ployant sous la force, l’odeur âcre d’une combustion, la texture rugueuse des parois et des toits escaladés, etc. Parallèlement, les espaces urbains en marge de la ville cartographient subtilement un paysage mental. Les rêves d’ailleurs, «vastes monstres» au milieu d’une réalité ternie, prennent la grandeur artificielle et décalée de structures en béton, de masses statiques et d’édifices écrasants où la cité capture ses enfants terribles. Les scories d’un pont (FV, 34) rappellent celles de la mémoire (FV, 72). Les parcelles de nature en milieu urbain ouvrent un espace au sauvage intérieur qui, loin d’en être un bon, appelle la destruction. Le parcours du délinquant se fait dans l’errance et pourtant, un itinéraire vertical se dessine. Des dessous d’un pont, masse figée qui renvoie à l’oppression de la ville, au toit d’un immeuble dont l’escalade fracture le lieu d’exclusion réservé aux classes aisées, un élan d’ascension, synonyme d’émancipation individuelle, s’esquisse là où les lois de la métropole peuvent être contournées. Le personnage-narrateur du livre, pour n’avoir point de nom et s’abstenir presque toujours de dire «Je», forme la voix d’un récit très personnel qui force le langage lui-même à une épure et une tension, subjectivation du langage sentie comme une forme plus authentique d’être soi.

 

Une esthétique de la violence, le roman au crible du minimum narratif

Les choix formels du texte reportent ainsi la violence des actes sur le langage et sur le roman, dont les aptitudes à dire le monde et l’intériorité ne semblent parvenir qu’à livrer l’impression forte d’un monde et d’un sujet qui se fissurent de l’intérieur. La violence ne suscite pas d’épopée, même moderne. Elle donne tout au plus un roman d’initiation «en suspens» dont l’intrigue implicite est ramenée au seul ressort dramatique des dangers qu’encourt celui qui, blouson noir, punk ou kaïra, se fait l’agent de cette violence. Sa montée angoissante, ses risques inhérents, ses imprévus et ses accidents, sa possible répression composent alors les moments-clés d’une expérience qui déforme plus qu’elle ne forme. De cette petite délinquance dérisoire, dont les ratés suscitent ironie et inquiétude, le texte déploie aussi tout le répertoire comico-tragique. Les moments de loose complète, le comportement grégaire parfois étrange de la meute donnant lieu à des remarques ironiques ou incongrues, comme celle sur la division des sexes pendant une rixe: «Constater une étrange division des rôles. Les garçons se pourchassent entre eux, les filles aussi. Paradoxale codification du chaos» (FV, 119). L’auteur ne manque pourtant pas de souligner qu’ils pourraient potentiellement déboucher sur la mort, comme lors de cette nuit où la bande de révoltés a tendu, dans l’espoir d’y voir une voiture s’encastrer, un fil en fer au milieu de la route, et aperçoit avec terreur une moto s’avancer au bout du chemin:

Consternation dans les rangs. Visions d’horreur qui surgissent. De corps désarticulés. De tripes répandues.
Que faire? Désamorcer le piège?
Trop tard…
Se révéler pour mettre la victime potentielle en garde? Déjà certains se lèvent, agitent les bras. (FV, 106)

Dans un instant, le corps du motocycliste se déchirera en lambeaux, ils seront tous des assassins. Puis l’engin se détourne de lui-même… Le texte fait l’inventaire de tels ratages. Il en constate l’étendue des dégâts sur l’intériorité et les saisit dans des leitmotivs comme celui de la fuite ou de l’affrontement dont c’est un plaisir de suivre les infimes modulations au fil du texte. Parmi ses motifs qui dessinent l’estompe d’un sujet emporté par le chaos, celui, récurrent, de la chute fait mieux qu’un autre sentir le vertige d’une vie saisie par ces ratés:

Méditer sa chute.
Ce qu’on aurait pu être, ce qu’on a été.
Se réjouir éventuellement des renoncements auxquels on aura échappé.
Sortir momentanément de soi pour le bilan de ses échecs.
Jeter un regard étonné aux gouttes de pluie, apparemment immobiles, rattrapées puis dépassées dans sa brutale plongée vers le bas.
Contempler avec effroi la perspective inversée des immeubles. En être désormais le point de fuite.
S’étonner de ne coïncider avec rien. Pas même avec l’idée de sa propre mort.
Rater encore et toujours.
Rater faute de mieux. (FV, 145)

Placée en finale du texte, l’allusion à Cap au pire2Samuel Beckett, Cap au pire (Worstward Ho), (trad. Édith Fournier), Paris, Minuit, 1991 [1982], 64 p. laisse penser que le roman est pour Sylvain David un art de l’amenuisement, de retour du récit à un degré d’extrême dénuement qui rappelle bien la recherche beckettienne de l’«innanulable moindre», du minimum requis qui fait l’art du drame ou du roman. Sous prétexte d’humour et d’art, l’ironie post-moderne exhibe la violence sans distance ni mesure. Plutôt que de la réduire à sa seule dimension esthétique, celui qui s’en est fait l’agent en écoute le bruit mat derrière la cloison de l’intériorité.

  • 1
    Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Minuit, coll. «Critique», 2011 [1974], p.179.
  • 2
    Samuel Beckett, Cap au pire (Worstward Ho), (trad. Édith Fournier), Paris, Minuit, 1991 [1982], 64 p.
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