Entrée de carnet

Une non-lecture de «On the Road»

Pierre-Paul Ferland
couverture
Article paru dans Lectures critiques V, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2012)

Œuvre référencée: Robertson, Ray. What Happened Later, Toronto, Thomas Allen Publishers, 2007, 336 pages.

Peu d’écrivains des États-Unis ont autant marqué la littérature québécoise que le franco-américain Jack Kerouac. Son œuvre romanesque autobiographique raconte avec une «prose spontanée» inspirée du «stream of conciousness» joycien et de la musique be-bop ses voyages de jeunesse sur le continent américain dans les années quarante et cinquante ainsi que son enfance dans le «Petit Canada» de sa ville natale de Lowell, Massachussetts. Le célèbre récit On the Road, publié en 1957, est parvenu à lancer la mode du back-packing et de l’auto-stop; à révolutionner le «road book» et le «road movie»; à forcer l’Amérique à se percevoir autrement. Au Québec, les origines canadiennes-françaises de Kerouac ont provoqué un enthousiasme démesuré pour le personnage. Jean-François Chassay, qui consacre un chapitre de l’essai L’ambigüité américaine1Jean-François Chassay, «Le « road book »: Jack Kerouac et le roman québécois contemporain», dans L’ambiguïté américaine. Le roman québécois face aux États-Unis, Montréal, XYZ éditeur, coll. «Théorie et littérature», 1995, p.65-90. à identifier l’empreinte de Kerouac sur le «road book» québécois, dénonce notamment la récupération nationaliste de la figure de Kerouac au détriment de son œuvre. Parmi les préjugés les plus répandus à l’époque, l’idée selon laquelle les Québécois sont de meilleurs lecteurs de Kerouac en raison de leurs origines semblables irrite particulièrement le chercheur.

La parution en 2007 de What Happened Later de l’écrivain ontarien Ray Robertson vient en quelque sorte briser ce «monopole littéraire» que les Québécois revendiquent −explicitement ou non− sur la figure de Kerouac. La promptitude des éditeurs québécois à s’approprier What Happened Later −une audacieuse traduction de David Jasmin-Barrière paraît cet automne sous le titre Beat vénération aux éditions VLB− n’illustre-t-elle pas justement l’obsession des Québécois pour Kerouac? Ceci dit, le texte de Robertson ignore toute préoccupation nationaliste2Même si, paradoxalement, le fait de ne pas traiter de Kerouac selon les ornières nationalistes révèle une prise de position, volontaire ou non, de l’écrivain ontarien sur l’importance des origines canadiennes-françaises de Kerouac dans son œuvre.. Dans What Happened Later, Kerouac n’incarne pas la métaphore du destin canadien-français en Amérique, comme le proposait Victor-Lévy Beaulieu dans l’essai Jack Kérouac (1972), mais une sorte de guide spirituel à la racine du développement intellectuel d’un jeune écrivain. D’ailleurs, contrairement notamment à Beaulieu ou au roman Le Voyageur distrait de Gilles Archambault (1981), Robertson ne s’intéresse pratiquement pas à la condition de Canuck de Kerouac, ni à son enfance à Lowell.

What Happened Later réunit deux trames narratives parallèles et indépendantes racontées en courts chapitres intercalés. D’une part, la trame «kerouacienne» réinvente certains événements de la vie de Kerouac, notamment son voyage avorté de soixante-douze heures au Québec en 1967, où il désirait se renseigner sur ses ancêtres à Rivière-du-Loup et assister à l’Expo de Montréal. Robertson aborde aussi, bien que brièvement, la jeunesse new-yorkaise que Kerouac raconte dans Vanity of Duluoz où il lit compulsivement Thomas Wolfe (1900-1938), fréquente les boîtes de jazz, les bibliothèques et les cinémas afin de transformer le joueur de football américain qu’il était en écrivain. D’autre part, la seconde trame traite de la genèse intellectuelle de Ray Robertson selon le modèle du bildungsroman. La narration autobiographique raconte la non-rencontre entre le jeune Robertson las de sa banlieue ennuyante et un On the Road mythifié.

Certes, il existe certains points de contact entre les deux trames: les deux hommes entretiennent une relation étroite avec leur mère, ils pratiquent le football, ils ont des racines canadiennes-françaises et on les destine à une carrière palpitante de bureaucrates en cravates. Hormis ces détails souvent anecdotiques, voire accidentels, le soin revient au lecteur de tisser les liens entre le déclin d’un Kerouac cynique cherchant à se dissocier de son propre mythe et la naïveté du jeune Robertson qui s’abreuve précisément de ce même mythe du «roi des beats».

 

Un bildungsroman

Ray Robertson habite Chatham, ville de banlieue en Ontario. La narration à la première personne insiste sur les signes de la normalité et de la banalité pour la décrire. Le père de Ray, par exemple, est un ouvrier de la Ontario Steel obsédé par son gazon et qui déguste des beignets du Tim Horton’s. Tous les garçons jouent au hockey. D’ailleurs, le hockey, particulièrement la «Série du siècle» de 1972 où s’affrontaient le Canada et l’URSS, semble pour le jeune Robertson le seul symbole de son identité canadienne: «I didn’t know I was Canadian until september 28, 1972» (p.23). Les marques de commerce, les émissions de télévision et les biens de consommation envahissent la narration afin de mettre en évidence l’omniprésence du confort matériel typique de la petite bourgeoisie émergente des Trente glorieuses. Le jeune Robertson voit dans les États-Unis un pays de rêve où pourraient s’épanouir tous ses désirs:

I’d drag a french fry through the blob of ketchup on my plate and watch Gilligan fall out of a coconut tree on top of the Skipper and wish we lived in the United States, where all the good stuff was (p.93).

La mise en scène de Chatham comme une banlieue nord-américaine typique favorise l’émergence du discours de contre-culture de Kerouac qui s’opposait précisément à la montée de l’American Way Of Life dans les années cinquante. Grâce d’abord à la musique du groupe rock The Doors qui le séduit, le jeune Robertson met la main sur la biographie du chanteur, Jim Morrison, où il apprend que On the Road était son livre favori. À défaut de trouver le célèbre roman dans les librairies de son bled, Robertson se rabat sur une biographie de Kerouac intitulée Jack’s Book. Par conséquent, Robertson adopte Morrison et Kerouac comme modèles pendant son adolescence:

Jack’s Book was a how-to book, except instead of outlining how to build your own backyard deck or install a television antenna on your rooftop, it told you to live your life like it’s worth dying for, to burn, burn, burn just like Sal and Dean in On the Road because four seconds of lightning is better than a decade’s worth of cloudless skies (p.137).

Cet extrait du roman illustre bien le système d’opposition sur lequel repose le cheminement du jeune Robertson qui cherche à s’émanciper de la coquille matérialiste de sa ville paisible afin d’accéder à un état d’esprit calqué sur celui de ses idoles. La crise d’adolescence typique, en fait. La quête des sensations fortes se fait notamment remarquer à travers la progression des «premières fois» que vit Ray dans les années soixante-dix et quatre-vingt: le premier emploi aux récoltes de tabac, la première relation sexuelle et la première expérience d’enivrement avec du Jack Daniel’s, boisson de prédilection de Morrison. Cette dernière étape l’intéresse particulièrement: «Now I wanted to get Jack Kerouac drunk. Stay-up-all-night-tale-telling drunk. Grow-a-golden-gibbering-tongue drunk. See-hear-taste-smell-things-never-seen-heard-tasted-before drunk» (p.175). Évidemment, l’intoxication n’entraîne pas les résultats escomptés. Robertson se libère progressivement de la tutelle autodestructice de Morrison et Kerouac pour se livrer à sa nouvelle passion pour la philosophie et particulièrement pour Bertrand Russell. Cette nouvelle ouverture donne son élan à l’intrigue du dernier tiers du roman, alors que Ray décide de fréquenter l’université malgré son aversion pour les mathématiques et la physique –tandis que Kerouac, lui, échouait en chimie. Le roman s’achève d’ailleurs sur le départ de Ray du foyer familial vers l’université York à Toronto et la fameuse rue Younge, où il pourra enfin se procurer On the Road. La fin ouverte laisse le soin au lecteur de déterminer quel impact le récit mythique exercera sur Robertson adulte. La seconde trame qui insiste sur le pathétique de la vie de Kerouac pourrait-elle alors illustrer le cheminement de l’écrivain Robertson ayant réussi à dissocier le «mythe» «beatnik» qu’il adulait de l’homme effectif, Jack Kerouac?

 

Le déclin

Si la trame de Ray décrit le mouvement d’émancipation d’un jeune intellectuel en devenir, la trame kerouacienne décrit la fin de vie tragique d’un Jack Kerouac alcoolique et, selon lui, incompris. Une scène imaginée du voyage de 1967 où Kerouac et son chauffeur Jos Chaput font monter à bord un pouceux illustre bien l’amertume de Kerouac. Chaput, conversant avec le jeune, lui cache l’identité de son célèbre passager et oriente la conversation vers On the Road. L’auto-stoppeur, sorte d’émule de Robertson, explique toute son admiration pour l’aventure telle que vécue et décrite dans le célèbre texte. Kerouac congédie le jeune homme en lui confirmant que Jack Kerouac est effectivement décédé: «You’re right. He’s dead. […] I killed him myself last Thursday night. He forgot to say his rosary so I stabbed him in the heart with my Smith-Corona» (p.29). Plus loin, Robertson raconte une conférence que Kerouac donne dans l’Université Brandeis où il traite de sa démarche spirituelle: la quête du sacré, les liens entre bouddhisme et catholicisme, la piété et le besoin de se réorienter vers la pratique de la vie intérieure. Cette dimension méconnue mais néanmoins fondamentale de l’œuvre de Kerouac suscite pourtant les huées de ceux qui ne voulaient qu’entendre des histoires de cuites… Robertson met donc en valeur comment la perception de Kerouac, devenu du jour au lendemain une célébrité après la parution de On the Road, est demeurée figée à sa première mouture; la lecture du jeune Robertson correspondant précisément à cette incompréhension de la démarche existentielle de Kerouac!

La relation que développe Robertson avec Kerouac n’est pas littéraire. En aucun temps, le roman ne se permet un commentaire explicite sur l’œuvre littéraire du Franco-Américain. Bien que Robertson mette en valeur avec astuce la réduction du célèbre écrivain au romantisme de On the Road qui traduit une véritable méconnaissance de son projet existentiel, il semble que Robertson entretient néanmoins une sorte de mythe autour de Kerouac. En délaissant l’œuvre au détriment de la biographie de l’homme, ne tombe-t-il pas lui aussi dans le piège de la critique traditionnelle? Certes, comme l’a fait valoir François Ricard avec le concept de vécriture3François Ricard, «La « vécriture » de Jack Kerouac», Liberté, vol. 22, n°2, (128), 1980, p.85-90., la vie et l’œuvre de Jack Kerouac se compénètrent. Pourtant, la méprise fondamentale dont Kerouac est la victime n’est-elle pas justement cette négation de sa valeur littéraire au profit d’une récupération romantique ou, au Québec, nationaliste? En faisant de son roman un cheminement vers le texte-sacré On the Road, Robertson ne se trompe-t-il pas d’objet?

Si on compare What Happened Later avec deux textes québécois mentionnés précédemment qui remplissent une mission similaire, Jack Kérouac de Victor-Lévy Beaulieu et Le Voyageur distrait de Gilles Archambault, on saisit bien comment Robertson néglige la dimension littéraire de Kerouac. Bien que What Happened Later cultive un souci d’oralité tant dans la narration que dans les dialogues qui rappellent la langue de Kerouac, on ne sent jamais le besoin de Robertson de se positionner vis-à-vis de la prose spontanée. En fait, le roman se termine précisément où il aurait pu commencer à devenir intéressant: comment la lecture de Kerouac, enfin, après près de quinze ans d’attente, parvient-elle à façonner la vision du monde et du langage de l’écrivain en herbe qu’est le jeune universitaire torontois? L’essai de Beaulieu, qui reprend l’usage récurrent du tiret comme signe de ponctuation, me semble plus habile afin de traduire la puissance d’évocation qui rend l’œuvre de Kerouac si marquante et magnifique. Tous les romans qui portent sur Kerouac n’ont pas à calquer sa prose spontanée, certes. Mais ils doivent à tout le moins reconnaître l’importance de celle-ci comme principe fondamental de l’œuvre de Kerouac! Bien que Beaulieu propose une interprétation nationaliste de la figure de Jack Kerouac, sa manière d’investir l’écriture kerouacienne rend son projet plus stimulant que celui de Robertson qui, en vertu de son contrat initial –raconter un cheminement vers un On the Road intouchable et mythique– le force à demeurer superficiel dans son rapport à la démarche artistique de l’écrivain américain.

Le Voyageur distrait, de Gilles Archambault, peut-être le meilleur roman québécois portant sur Kerouac, met en scène Michel, un écrivain intimiste sur le déclin vivant de contrats alimentaires pour la télévision qu’un ami amène de force à Lowell, New York et San Francisco afin d’écrire un livre sur Kerouac. Au fil de l’intrigue, Michel entre en dialogue avec la vie et l’œuvre de Kerouac. Sa perception d’un Kerouac ayant donné sa vie et son âme pour son écriture fait le procès de son repli sur sa production alimentaire et sa relation amoureuse monotone. Michel, qu’on devine être l’avatar d’Archambault lui-même, aurait-il sacrifié son accès à la littérature transcendantale, immortelle, au prix d’un confort émotif et matériel? À l’inverse, la non-lecture de Kerouac chez Robertson l’empêche d’ériger un tel dialogue existentiel entre Kerouac et lui-même. L’occasion est d’autant plus ratée que le jeune Robertson se passionne de philosophie: jamais n’apprendrons-nous comment le cheminement de Kerouac influe sur sa vision de la vie et de la mort. Les liens entre les deux trames narratives apparaissent parfois si ténus qu’on se demande pourquoi Robertson prend la peine d’entretenir le filon qui décrit la vie de Kerouac avec autant de soin. Pourquoi proposer un tel récit initiatique si c’est pour refuser de réfléchir à sa propre écriture face à celle de Kerouac?

 

L’édifice Kerouac

Malgré ces réserves, What Happened Later est une contribution digne de mention à la tradition romanesque qui revendique sa filiation avec Jack Kerouac. Là où le roman de Robertson réussit, c’est dans sa capacité à refléter notre propre rencontre avec Kerouac. La majorité d’entre nous a découvert l’univers de Kerouac à l’adolescence ou dans les premières années de la vie adulte. Comme chez Robertson, le romantisme de la route, la liberté de mœurs, les expériences sensorielles, le cosmopolitisme, la contestation des valeurs marchandes et de la morale conservatrice nous ont enchantés. C’est cet appétit primal de «changer la vie», pour reprendre l’expression de Rimbaud, qui nous rend Kerouac si séduisant à première vue et que Robertson a su illustrer avec brio.

  • 1
    Jean-François Chassay, «Le « road book »: Jack Kerouac et le roman québécois contemporain», dans L’ambiguïté américaine. Le roman québécois face aux États-Unis, Montréal, XYZ éditeur, coll. «Théorie et littérature», 1995, p.65-90.
  • 2
    Même si, paradoxalement, le fait de ne pas traiter de Kerouac selon les ornières nationalistes révèle une prise de position, volontaire ou non, de l’écrivain ontarien sur l’importance des origines canadiennes-françaises de Kerouac dans son œuvre.
  • 3
    François Ricard, «La « vécriture » de Jack Kerouac», Liberté, vol. 22, n°2, (128), 1980, p.85-90.
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