Entrée de carnet
Un roman inédit et inachevé de 1952 peut-il être avant-gardiste?
La découverte, la traduction et la recomposition des Mille et une nuits par Galland ont fortement marqué l’histoire de la littérature plusieurs siècles après leur création. De telles discontinuités ne sont pas rares.
D’une certaine façon, on pourrait même dire (avec Michel Butor) que la littérature dite «contemporaine» est un ensemble nécessairement incomplet. Il déclare dans un entretien sur France-Inter le 27 novembre 2012 (émission Le grand entretien, de François Busnel):
C’est très difficile de prendre conscience de ce qui se fait […]. Nous sommes toujours en retard sur ce qui se fait. Il y a des gens qui écrivent, il y a certainement des étudiants très doués qui écrivent des choses passionnantes maintenant, mais je ne peux pas les connaître pour l’instant. Peut-être que dans quelques années ça sera publié, mais ça sera publié chez qui? Bon, ça surprendra, si c’est vraiment intéressant, ça troublera tellement les critiques et les journalistes qu’ils ne sauront pas quoi en dire. Et donc […] ce qui est écrit en ce moment, c’est peut-être dans vingt ans ou dans trente ans seulement que j’arriverai à le lire. […] Nous ne connaissons pas la littérature d’aujourd’hui […]. En grande partie, elle n’est pas à notre disposition.
De ce fait, «quand elles arrivent, les œuvres sont déjà anciennes, elles sont déjà un peu anciennes.» Vertige… Le ciel étoilé de la littérature est aussi hétérochronique que l’autre.
L’histoire littéraire s’en trouve relativisée. Mais quand ces œuvres (ou d’autres de moindre «qualité», notion évidemment culturelle et évolutive) sortent ultérieurement de l’ombre, à quelle époque appartiennent-elles? Ces œuvres sont-elles alors périmées, révolues, et reléguées au simple rang de documents? Vont-elles retrouver leur place dans l’histoire littéraire, être réhabilitées en quelque sorte, et réintégrées à leur rang? Ou bien peuvent-elles, à l’occasion de leur publication «décalée», venir, depuis leur époque, enrichir des problématiques en cours, c’est-à-dire vivre malgré tout dans le présent et comme des œuvres du présent?
Évidemment, ces trois options sont compatibles et les réponses ne peuvent valoir que par leurs nuances. C’est seulement dans cette mesure que je me suis permis d’aborder ici un cas un peu particulier et cela avec un statut également un peu spécial, celui d’éditeur d’œuvres du passé. C’est donc plutôt un témoignage que je proposerai ici et un témoignage «à chaud» puisque j’élabore actuellement l’édition (plus précisément une adaptation mobilisant des documents personnels de l’auteur) du roman La Toussaint de Jean Espar ou L’Étouffement, deux titres possibles pour l’œuvre d’un écrivain oublié nommé Robert Reus.
Le projet d’édition des œuvres de Robert Reus
Depuis un an, j’ai entrepris un travail assez complexe, nouveau pour moi et éloigné de ma spécialisation d’enseignant-chercheur en linguistique. Il s’agit pour moi de publier ou de republier une partie des œuvres de mon père, le romancier Voltaire Deronne, alias Robert Reus (1909-1988). Les romans autrefois publiés, La Foire (1946; réédité en 2012) et L’Épidème (1947), ne trouveront à cette occasion «qu’» une seconde vie: ils ont déjà fait partie intégrante de la production littéraire de leur époque (La Foire a figuré au dernier tour du prix Cazes). Mais les œuvres inédites (une vingtaine d’œuvres de 1945 à 1960 puis de 1973 à 1988 environ) posent ce problème d’une éventuelle naissance «postmaturée» et donc du statut étrange des œuvres du passé apparaissant dans l’horizon littéraire d’une époque qui n’est plus la leur et à laquelle elles n’étaient pas destinées.
Quelques œuvres de mon père n’ont jamais été soumises à des éditeurs. Mais presque toutes l’ont été. Il est donc nécessaire de distinguer, parmi ces œuvres du passé, les inédits non évalués par leurs contemporains des inédits refusés par leurs contemporains. Ce refus constitue, notamment quand il est explicité, une indication non négligeable pour l’historien de la littérature1Je renvoie, pour des cas de refus explicités, liés notamment à des raisons linguistiques, à mon article dans Argotica 1 (2012b).
La Toussaint de Jean Espar ou L’Étouffement
Le roman que j’ai choisi pour cette étude possède de ce point de vue un statut hybride: la partie «journal» a été soumise au moins au jury de la Bourse de la Fondation Del Duca en 1952, mais l’ensemble n’a jamais été examiné ni évalué car le roman est inachevé (d’où la nécessité d’une adaptation). J’ai privilégié cette œuvre en raison de sa construction particulière et de la revendication par l’auteur d’une certaine originalité. Comment penser aujourd’hui l’originalité d’une œuvre de 1952?
Outre de nombreuses notes manuscrites, je possède, pour présenter ce roman, l’introduction envoyée par l’auteur à la Fondation Del Duca. L’orientation générale du roman et son plan détaillé y figurent.
[Ce roman est] la confession clairvoyante et sincère d’un écrivain que l’adversité, particulièrement cruelle pour lui, a condamné à vivre, ou plutôt à mourir, dans l’atmosphère étouffante d’une administration incompréhensive des besoins de l’artiste et même de l’homme.
Dans le mépris total de l’esprit, et à travers les difficultés matérielles nées de la maladie de sa femme, qu’il contracte finalement et qui le mènera à la mort, il lutte désespérément et succombe dans tous ses combats, sauf peut-être sans son combat contre lui-même.
Roman de la fatalité du malheur, c’est aussi le récit d’une ascension incomplète mais émouvante vers la sublimation des tendances.
Sa recherche de Dieu, à travers toutes les données scientifiques qui semblent le contredire, recherche difficile, à contre-courant de l’orgueil, de l’esprit critique et agressif, aboutit aux moyens pratiques de se construire une âme chrétienne, moyens que la mort ne lui laissera pas le temps d’éprouver jusqu’à la victoire.
Étouffement intellectuel d’un écrivain mais ascension d’un esprit. Ouvrage critique mais constructif et en fin de compte optimiste, exaltant.
J’ajouterai à ces données que Jean Espar est un clone de l’auteur: ce roman présente un caractère autobiographique très fort, que j’ai abordé dans un article récent (2012a, à paraître). Toutes les données familiales, par exemple, sont conformes à la réalité, la chronologie des décès ayant seulement été resserrée.
Pour permettre de percevoir la dimension éventuellement novatrice de ce roman, je vais de nouveau citer la présentation rédigée par l’auteur, accompagnée de ses remarques en italiques.
TECHNIQUE
La question qui se pose avant d’entreprendre un roman, c’est toujours: verrons-nous le personnage principal de l’intérieur ou de l’extérieur? Quel que soit son choix, c’est pour l’auteur une mutilation. J’ai donc tenté un procédé, qui me semble inédit, pour présenter, dans une objectivité toujours absolue, tous les aspects de mon personnage de Jean Espar.
L’ÉTOUFFEMENT est divisé en cinq parties d’inégale importance. Chacune de ces parties retrace les mêmes évènements ou du moins les mêmes durées, mais d’un point de vue différent. Ces cinq parties sont cinq révélations d’un même caractère.
1ère partie: L’homme extérieur. Opinions de ses chefs de service et collègues de bureau qui le présentent comme un esprit intelligent mais aigri, agressif, envieux, malsain…
2ème partie: Autre aspect de l’homme extérieur qui se dégage des lettres qu’il a adressées à un confrère (l’auteur du roman) à qui par orgueil autant que par calcul il n’a voulu montrer que ses succès, ses enthousiasmes, ses projets et à qui il a caché ses échecs, ses misères, ses déchéances physiques, morales et intellectuelles.
3ème partie: Simple succession des évènements par juxtaposition, dans l’ordre chronologique, sans commentaires, des papiers trouvés dans son appartement: réclamations de créanciers, refus d’éditeurs, menaces de renvoi, mises en demeure, rapports médicaux, analyses pour recherche du B.K., résultats de thoraco, frais d’hospitalisation non acquittés, lettres accompagnant quelque secours, démarches après décès, etc.
4ème partie: Journal. L’homme intérieur. (Partie essentielle)
Récits de ses malheurs: tuberculose de sa femme, mort de sa mère, de son frère, de son père, atteinte personnelle de la maladie, difficultés pécuniaires, échecs littéraires… Recherche des causes de ses échecs… Étude de la fatalité et des moyens d’y échapper dans une certaine mesure… Psychagogie… Sana… Nécessité de la religion… Recherche des moyens de faciliter l’acceptation de cette religion… etc.
5ème partie: (à mettre en première partie) Lettre de l’aumônier du sana relatant la mort de Jean Espar, laquelle détermine le suicide de sa femme, qui s’acheminait lentement vers la guérison et qui, abandonnée à elle-même, n’a pas le courage de poursuivre seule une lutte inutile.
Appréciation de l’expérience religieuse de Jean Espar.
L’homme qu’il aurait pu parvenir à être, d’après le début de son dernier roman, commencé au sana et resté inachevé, plus parce qu’il ne croyait pas à sa valeur d’art qu’empêché par la mort.
Il est donc question d’un «roman» composé de parties hétérogènes. Chacune relève d’un «point de vue» différent sur le narrateur dans le cadre d’une construction progressive (de l’extérieur à l’intériorité), qui trouve son point culminant dans le journal de Jean Espar, qui conclut le roman si l’on excepte une très brève note qui doit servir d’épilogue.
Une introduction «réaliste» (la cinquième partie, devenue initiale), qui explique la possession des documents par les futurs éditeurs (un cousin de Jean Espar et un universitaire), est suivie:
- des propos négatifs des collègues de bureau du narrateur (conversations: caractère polyphonique; évaluation négative homogène);
- des propos positifs du narrateur sur lui-même (lettres: caractère monologique2Faute de documents suffisants (ces lettres fictives n’ont pas été rédigées par l’auteur), je n’ai pu maintenir dans l’adaptation que je vais proposer de ce roman le caractère monologique de cette partie; on y trouvera des lettres de mon père à son éditeur, mais aussi des lettres de l’éditeur ou d’autres écrivains et d’autres documents qui auraient pu constituer aujourd’hui une espèce de press-book miniature. Mais l’unité axiologique a évidemment été respectée.; auto-évaluation positive homogène);
- de documents bruts hétéroclites, dans l’ordre chronologique, faisant ressortir les difficultés matérielles et les échecs du narrateur (documents divers: polyphonique; évaluation négative homogène);
- du journal du narrateur, qui se livre à une introspection honnête (journal: base monologique; axiologiquement hétérogène).
- Le bref épilogue insiste sur la nécessité d’un certain minimalisme dans la future écriture afin de respecter l’authenticité des documents: «J’ai classé tout cela dans un ordre qui me paraît logique», écrit le cousin-héritier à son collaborateur universitaire. «Pas de style, ni d’éloquence. Un art de ranger, de mettre de l’ordre. Poser la plume pour le pinceau à colle. Ce n’est ni le pittoresque, ni la beauté, ni le transcendant qu’il faut chercher ici. Mais l’authentique.» «Le seul exposé des faits.» On aura noté qu’il ne s’agit pas là du projet de l’auteur pour terminer son roman mais bel et bien du projet du personnage du cousin-héritier, futur éditeur fictif de ce roman: autrement dit, le roman est conçu comme un dossier sur un roman en gestation.
Un roman original, en 1952 et au-delà?
Si le cadre «réaliste» visant à justifier la possession du dossier par un parent est traditionnel, on peut noter plusieurs caractéristiques qui me semblent novatrices pour l’époque et en partie pour la nôtre. Seuls les vingtiémistes pourront, en situant plus précisément les procédés mis en œuvre dans ce roman, affiner les pistes que recèle l’analyse sommaire qui suit. L’article de Marie-Jeanne Zenetti (2012) m’a permis de m’appuyer, pour qualifier le roman de mon père, sur une comparaison avec les œuvres innovantes des années 60 de Kluge et de Reznikoff auxquelles cet article est consacré.
La première originalité de ce roman, me semble-t-il, est le moyen choisi pour élaborer un ensemble fortement polyphonique. Une alternance régulière, tout d’abord, de l’orientation axiologique. Si l’on inclut la lettre initiale de l’aumônier au cousin (plutôt positive pour le personnage de Jean Espar) (notée ici «0»), on rencontre en effet la variation systématique suivante:
0: nuancé, plutôt positif (l’aumônier);
I: négatif (les collègues);
II: positif (autopromotion);
III: négatif (les traces de la vie quotidienne);
IV: nuancé, plutôt positif (le journal intime).
Le roman souffle alternativement le chaud et le froid, avec une certaine brutalité. Façon de rendre le souci d’«objectivité» revendiqué par l’auteur. Solution un peu simpliste, peut-être, mais esthétiquement améliorée par une variation générique presque systématique. Presque systématique parce qu’on rencontre plusieurs fois des lettres. Cela dit, elles ne relèvent pas du même genre de discours, les unes étant personnelles, d’autres administratives ou professionnelles. Je récapitulerai donc rapidement la lettre de l’aumônier, les témoignages oraux des collègues dans des conversations supposées avec le cousin, les lettres de Jean Espar à ce cousin, des documents divers trouvés à son domicile et enfin le journal de Jean Espar.
Même polyphonie à partir d’une variation du point de vue et des genres de discours chez Alexander Kluge dans Schlachtbeschreibung (1964) (en français Stalingrad: description d’une bataille, 1966), mais sans variation axiologique brutale: seul le point de vue allemand est développé. On peut toutefois considérer, avec Zenetti (30), que la cohabitation de discours ordinaires et de discours «de propagande» introduit une variation axiologique. Le livre de Reznikoff (Testimony, 1965) est en revanche composé uniformément de comptes rendus de procès. Leur multiplicité ne produit pas une polyphonie du même type.
On est bien au-delà, avec La Toussaint de Jean Espar et avec Stalingrad, des jeux des romans par lettres, qui reposent sur une unité générique de leurs éléments, ou des romans «de témoignages ou interviews» qui n’en constituent finalement qu’une variante3Robert Merle, par exemple, présente dans L’idole (1987) une série d’écrits de mains diverses, non légitimées par l’écriture d’un journal intime, de mémoires ou de témoignages par ces personnages. Le récit ne se répète pas sous des formes différentes, mais se poursuit à travers l’enchaînement des témoignages, tous rangés dans une trame chronologique unique, la dimension axiologique ne jouant pas de rôle structurant.. On est également bien au-delà de la simple alternance générique régulière, par exemple, de Vendredi ou Les limbes du Pacifique (narration à la troisième personne vs log-book de Robinson) ou de Bernard Werber dans Les fourmis (1991) et Le jour des fourmis (1992) (deux trames de narration classique vs l’encyclopédie).
Les spécialistes pourront ultérieurement disposer d’un dossier de l’œuvre qui apportera des compléments d’information concernant le projet original de Robert Reus tel qu’il nous est accessible. Pour ce qui est de la réception effective au moins de l’adaptation, je ne peux évidemment plus en témoigner, étant son concepteur. Les effets produits par cette composition (notamment l’interactivité entre les parties successives, à la lecture) ne pourront être ressentis que par les futurs lecteurs, qui seront nécessairement «contraint[s] de multiplier les strates de sens et d’interprétation» (Zenetti, 39).
Dans le cours de la réalisation de l’adaptation, en tout cas, j’ai fortement pris conscience de la multiplicité des parcours possibles en constituant le recueil (chronologiquement ordonné, je le rappelle) de documents «personnels». Par exemple, j’ai dû m’interroger, outre leur sélection (nature et nombre des documents), sur la place non automatique des documents non datés.
Cette multiplicité de points de vue, ce refus de la synthèse aboutit à un portrait éclaté, contingenté, variable selon les circonstances et les interlocuteurs. Mais néanmoins à une «totalité signifiante», pour reprendre les termes de Zenetti (32). Un portrait qui rend compte de la pluralité de postures de l’individu dans la société et de sa complexité psychologique.
La seconde caractéristique qui me semble importante, c’est le caractère brut, préliminaire de l’ensemble. La Toussaint de Jean Espar est un dossier composé de plusieurs ensembles de matériaux classés et non un roman d’apparence achevée. Un dossier comportant plusieurs parties distinctes. En quelque sorte, un roman en kit. Qui plus est, on l’a vu, ce matériau semble devoir, dans l’esthétique présentée comme celle du cousin, ne pas devoir être banalisé, fondu dans une biographie classique. Par un (léger) effet de mise en abysme, le cousin-éditeur fictif expose la théorie minimaliste (pour ce roman, du moins) de l’écrivain Robert Reus: respect des documents, sobriété du traitement.
Je me permets de répéter que le caractère inachevé du roman n’est pas en cause ici. Mon père voulait bel et bien produire en tant que roman un dossier préparatoire. Pour la vraisemblance (discutable, d’ailleurs), le cousin-éditeur était censé le constituer puis l’envoyer à son collaborateur.
Cette structure sera celle, douze ans plus tard, de Stalingrad, œuvre composée de chapitres thématiques bien distincts recourant à des sources de nature différente (par exemple, le manuel du soldat en hiver ou des témoignages de soldats et d’officiers, respectivement dans les parties 3 et 5: «Les notions obligatoires pour une guerre d’hiver» et «Dans les faits, quel fut l’aspect du désastre»).
C’est autour de ce recours, précisément, à des documents nombreux et divers que se situe une troisième originalité du roman de Robert Reus. Je vais m’efforcer d’en donner une idée fidèle dans son adaptation: l’auteur a en effet conservé (mais, à la vérité, pas dans un dossier annexé au roman) de très nombreux documents personnels que je compte utiliser pour réaliser cette adaptation. Cette solution m’a semblé acceptable en raison du caractère globalement autobiographique du roman.
Pour paraphraser le titre d’un colloque en ligne de Fabula, «ce que le document fait à la littérature», surtout depuis l’invention de la photographie, constitue un très vaste sujet. Pour ce qui est des autobiographies, l’article de Véronique Montémont (2012), qui établit le caractère très fréquent de cette pratique dès les années 75, n’évoque pas les œuvres antérieures. Je crois qu’elle a été peu fréquente dans les années 1950 et sans doute moins encore dans les romans qui, comme La Toussaint de Jean Espar, ne sont pas des autobiographies mais seulement des romans autobiographiques4Les notes manuscrites de mon père ne certifient pas qu’il aurait utilisé (quitte à les maquiller, évidemment) des documents personnels. Mais je vois mal comment il aurait pu envisager une autre solution..
Qui plus est, les matériaux intégrés dans notre roman présentent une très grande hétérogénéité, incluant des documents bruts de la vie courante (factures ou résultats d’analyses médicales par exemple, je le rappelle). Il me semble assez audacieux pour l’époque d’avoir mêlé ainsi à des genres de discours bien établis (journal intime, correspondance), sans aucun parti-pris de détournement ou de jeu, des documents variés de type culturel, administratif, professionnel ou personnel. On retrouve aujourd’hui cette variété, avec une dimension plus esthétisante, dans les carnets de voyage artistiques. Les ouvrages de Kluge (et, je crois, de Reznikoff) ne présentaient pas une telle extension dans la variété des genres de discours5C’est seulement dans la seconde édition, de 1978, que Kluge a introduit des documents iconographiques… et même des faux documents, ce qui a changé la nature du projet initial (Zenetti, 29 et 31).
Enfin, il s’agit ici de documents bruts insérés dans le domaine littéraire avec une fonction référentielle conforme au sujet du roman. Mais, loin d’occuper la fonction ancillaire qui serait celle de simples illustrations, ils forment bel et bien une autre trame, un autre développement à part entière pour décrire le personnage, avec un statut égal à celui des autres ingrédients de ce portrait à multiples facettes: «Ces cinq parties sont cinq révélations d’un même caractère», écrivait l’auteur dans le second extrait («Technique») cité dans la présentation de l’œuvre. Avec cette dignité reconnue aux documents non accompagnés de commentaires de l’auteur (cette partie est un simple montage de documents), La Toussaint de Jean Espar anticipe sur le procédé de Kluge.
Dans La Toussaint, certes, les documents ne sont pas là, au sens strict, «au lieu de l’œuvre», mais c’est tout de même le cas, intégralement, dans la quatrième partie de ce roman composite. L’objectivité revendiquée par Robert Reus, son refus de commenter, d’intervenir, équivaut à la position de Kluge et de Reznikoff. À cette nuance importante près que La Toussaint de Jean Espar est un roman autobiographique et que les documents (personnels) auraient été adaptés par l’auteur à son projet, selon des modalités que nous ignorons. Reznikoff avait changé les noms de personne et de lieux dans son montage de comptes rendus de procès, mais aussi atténué des expressions et versifié (!) les témoignages: il est donc intervenu de façon relativement importante (Zenetti, 29). J’ai adopté pour principe dans l’adaptation du roman de ne modifier (même pas totalement) que les noms propres.
Conclusion pour revenir au statut des œuvres du passé
Soit donc ces procédés existaient avant 1952 et l’histoire littéraire ne s’enrichit a posteriori que d’une illustration supplémentaire. Un nom de plus. Un simple codicille à l’histoire littéraire. Soit ils n’existaient pas, et cela remet en cause, d’une, de deux ou de trois façons, l’histoire d’un genre, de la polyphonie ou l’histoire de l’utilisation des documents dans le roman, ce qui nous concernerait davantage, dans la mesure où, par un effet de domino, plusieurs facettes de la création littéraire seraient affectées par cette révélation.
Ces deux projections rétrospectives constituent en quelque sorte des «rectifications», des réhabilitations posthumes avec incidences sur l’histoire littéraire, mais elles ne changent pas la trame des événements. Elles ne font «que» compléter, enrichir, modifier quelques éléments de l’histoire littéraire et notamment l’évaluation du degré d’originalité de certaines œuvres ultérieures. Il n’en reste pas moins que ces œuvres «repêchées» n’ont pas pu, en aval, nourrir les œuvres suivantes. Contrairement aux œuvres connues et publiées «à temps» (?) et à l’origine d’une descendance féconde (fût-elle issue d’une contestation), les œuvres réhabilitées ne peuvent être que remises à leur place, artificiellement, a posteriori: elles y sont figées et stériles. Une fois opéré leur coming out, elles ne peuvent que nourrir les travaux des spécialistes universitaires de leur époque de création.
Au-delà de ce statut (toujours accessible à ces œuvres auparavant en latence?), il me semble que La Toussaint de Jean Espar a anticipé et croisé plusieurs évolutions ultérieures du roman (évolutions déjà dans l’air du temps, certes), au point que, sous toutes réserves, ce roman est encore un peu original aujourd’hui. Moins surprenant, moins choquant (?) sans doute qu’il ne l’aurait été à l’époque, plus «banal», mais, je crois, au moins hybride d’une façon encore «inédite». Le saut temporel de 61 ans ne lui a pas enlevé toute sa nouveauté et à ce titre, d’une certaine façon, il pourra appartenir à la littérature d’aujourd’hui.
Et cela d’autant plus que les choix éditoriaux que j’ai opérés mi-contraint mi-volontairement (la publication sous forme d’un livre électronique, qui par ailleurs présente des avantages considérables pour la reproduction des documents, désormais même en couleurs; la suppression du cadre réaliste concernant la transmission du dossier par le cousin et l’entremise de l’aumônier) lui donnent une apparence moderne supplémentaire. On pourra la juger accidentelle, non essentielle, mais il faut bien que le livre se voie attribuer une forme d’aujourd’hui: une édition à l’ancienne serait à la fois une gageure et une absurdité. Je préfère assumer des choix d’éditeur et même le risque d’une requalification erronée de ce roman en tant que roman historique de la part de lecteurs pressés ou simplement influencés inconsciemment par leur catalogue culturel personnel.
Donner naissance. Aujourd’hui. À une œuvre autrefois avant-gardiste. Encore originale. En recourant à des manipulations personnelles pour compenser son inachèvement et lui donner forme. Complexité d’un projet dans lequel on voit bien l’importance de la dimension personnelle. Collaboration posthume. Ré-apparition ou re-création? Entrée en lice avec les concurrents du passé et du présent. Statut ambigu d’une renaissance.
Bibliographie
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DERONNE, Emmanuel, «Sexe, argot et espagnol dans Le Printemps des éclopés (ou La guerre des doudounes) de Robert Reus», Argotica 1 / 2012, Craiova, p.46-64, [en ligne]. http://cis01.central.ucv.ro/litere/argotica/Argotica_Fr.html (2012b)
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REUS, Robert, La Foire, Aurillac, Pierre Clairac, 1946; Kindle Direct Publishing, Amazon, 2012.
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REUS, Robert, La Toussaint de Jean Espar ou L’Étouffement, roman inachevé, inédit, 1952. (DERONNE, Emmanuel éd., Kindle Direct Publishing, Amazon, 2013.)
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REZNIKOFF, Charles, Testimony: the United States: 1885-1915: recitative, New-York et San Francisco, New Directions et San Francisco Review, 1965 (trad. fr. 1981).
TOURNIER, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1967.
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WERBER, Bernard, Le jour des fourmis, Paris, Albin Michel, 1992.
ZENETTI, Marie-Jeanne, «Prélèvement / déplacement: le document au lieu de l’œuvre», dans Littérature, numéro 166 (BLOOMFIELD, Camille et ZENETTI, Marie-Jeanne, éds), Paris, p.26-39.
- 1Je renvoie, pour des cas de refus explicités, liés notamment à des raisons linguistiques, à mon article dans Argotica 1 (2012b)
- 2Faute de documents suffisants (ces lettres fictives n’ont pas été rédigées par l’auteur), je n’ai pu maintenir dans l’adaptation que je vais proposer de ce roman le caractère monologique de cette partie; on y trouvera des lettres de mon père à son éditeur, mais aussi des lettres de l’éditeur ou d’autres écrivains et d’autres documents qui auraient pu constituer aujourd’hui une espèce de press-book miniature. Mais l’unité axiologique a évidemment été respectée.
- 3Robert Merle, par exemple, présente dans L’idole (1987) une série d’écrits de mains diverses, non légitimées par l’écriture d’un journal intime, de mémoires ou de témoignages par ces personnages. Le récit ne se répète pas sous des formes différentes, mais se poursuit à travers l’enchaînement des témoignages, tous rangés dans une trame chronologique unique, la dimension axiologique ne jouant pas de rôle structurant.
- 4Les notes manuscrites de mon père ne certifient pas qu’il aurait utilisé (quitte à les maquiller, évidemment) des documents personnels. Mais je vois mal comment il aurait pu envisager une autre solution.
- 5C’est seulement dans la seconde édition, de 1978, que Kluge a introduit des documents iconographiques… et même des faux documents, ce qui a changé la nature du projet initial (Zenetti, 29 et 31)