Un mauvais moment à passer. Les épiphanies de l’altérité dans «La Voix du maître» de Stanislas Lem

Toute pensée qui s’efforce d’imaginer la fin absolue se heurte à l’aporie de devoir concevoir aussi une fin relative, la sienne propre. Et c’est sans doute le plus difficile. Car la fin que l’on peut penser est toujours celle que l’on peut voir: celle des autres. C’est pourquoi la fin totale, comme sa propre fin à soi, ne peuvent jamais que dessiner le lieu de l’Autre absolu. Pas étonnant, dans ces conditions, que l’idée de la fin soit solidaire de celle de Dieu: le sujet, face à ces deux instances, ces deux limites qui à la fois bornent son aire et, en quelque sorte, la balisent, touche les limites de sa pensée et se trouve aux prises avec l’altérité absolue de l’inconcevable. Mais en même temps, et par cette impuissance même que seule transcende la conscience qu’on en a, il esquisse la reconnaissance de l’autre relatif, différent et semblable à la fois, qui peut prendre diverses formes mais d’abord apparaît sous les traits de ce petit autre qu’il faut bien appeler son prochain, autant par révérence à la culture judéo-chrétienne qui est encore, quoi qu’on dise, la nôtre, que parce que ce terme délimite assez précisément sa place ou plutôt son «lieu» spatio-temporel. Guide, sentinelle, miroir ou masque, ce petit autre là qui, pour moi, vacille toujours un peu au bord de la monstruosité en même temps qu’il rend presque palpable et familière l’impensable altérité absolue, voilà qu’il n’est pas seulement celui que je côtoie, il est aussi, comme son nom l’indique, du moins en français, mon futur. Jakobson dirait qu’il est à la fois l’espace métonymique de mes abords et le paradigme (ou la métaphore) où viennent se ficher, comme autant de fausses sorties, mes projections, mes répulsions ou mes dénis.