Cahiers Figura, numéro 12, 2005
Des fins et des temps: les limites de l’imaginaire
Nicole Brossard, Louis Ferdinand Céline, Normand Chaurette, E. L. Doctorow, Stanislas Lem, Antoine Volodine. Qu’ont en commun ces auteurs? Ils sont fascinés par la fin, par le temps, par l’Histoire et ses multiples soubresauts, par l’éclatement d’un monde dont ils ne parviennent à sauver que des restes, des fragments. La fin, le temps sont au cœur d’un imaginaire qui se nourrit de révélations et de catastrophes, et qui engage peut-être la part la plus subjective de l’aventure humaine. L’imaginaire de la fin trahit une angoisse fondamentale : celle d’un univers que nous ne parvenons pas à maîtriser, celle d’un temps dont la science nous est tout aussi incertaine. Serait-ce que le temps nous échappe de plus en plus? Il semble plus juste de dire qu’il nous a toujours échappé. Et cette perte, sans cesse reconduite, est au cœur des fictions soumises ici à l’examen.
Articles de la publication
Présentation: Des fins et des temps
Vivons-nous la fin des temps?
La question nous revient sans cesse, depuis que le monothéisme et ses avatars ont enraciné la pensée du temps et de l’histoire dans l’angoisse de la rédemption et l’espoir d’un accomplissement.
Les phasmes de la fin. Anticipations, révélations et répétitions dans «Le Petit Köchel» de Normand Chaurette
La fin. C’est à imaginer ses pourtours sans cesse évanescents que l’imaginaire de la fin s’emploie. Où commence la fin, où se termine-t-elle? Comment imaginer ce qui, par définition, résiste à toute perception? Et de quelle fin parlons-nous? De celle, collective, qui embrasse le monde entier? De celle, individuelle, qui secoue son monde à soi, sa vie, dans des apocalypses intimes?
Féerie pour un temps sans mesure. Louis-Ferdinand Céline chroniqueur du désastre
Le temps passe, paraît-il, et nous emporte avec lui. Est-ce si sûr? Il va sans dire, en tout cas, que dans cet emportement général, chacun s’accroche à ses morceaux —épaves ou projets, souvenirs ou ambitions—, à jamais décalé de l’histoire et de la mémoire, et de ce fait livré à la hâte, au retard, à cette condition finalement indépassable d’existence inopportune, intempestive et déplacée.
Traduction, fission et trahison. «L’hologramme» de J. Robert Oppenheimer dans «Le Désert mauve» de Nicole Brossard
Au milieu du désert du Nouveau Mexique, un obélisque en pierre volcanique porte la légende: «Ici le premier engin nucléaire a explosé, le 16 juillet 1945». La mise au point d’une arme qui pouvait mettre fin à la guerre avait impliqué la collaboration de scientifiques, de militaires et d’entrepreneurs.
Le mouvement des fluides. «La Machine d’eau de Manhattan», de E. L. Doctorow
Il y a de ces fins qui ne veulent pas finir, qui se croient éternelles, qui vont à l’encontre de leur nature. S’agit-il encore d’une fin quand elle dépasse ses limites? Quand elle refuse de se conformer à sa propre définition? Comment expliquer une fin qui n’en est pas une? Une fin qui s’annule, en quelque sorte?
Un mauvais moment à passer. Les épiphanies de l’altérité dans «La Voix du maître» de Stanislas Lem
Toute pensée qui s’efforce d’imaginer la fin absolue se heurte à l’aporie de devoir concevoir aussi une fin relative, la sienne propre. Et c’est sans doute le plus difficile. Car la fin que l’on peut penser est toujours celle que l’on peut voir: celle des autres. C’est pourquoi la fin totale, comme sa propre fin à soi, ne peuvent jamais que dessiner le lieu de l’Autre absolu.
L’alpha et l’oméga. Le temps catastrophique dans «Des anges mineurs» d’Antoine Volodine
Des anges mineurs est un livre sur l’attente, sur un temps suspendu, où le monde se défait (a déjà été défait? Sera défait? On ne respecte pas ici la logique du temps linéaire). Mais dans ce monde qui ressemble au nôtre tout en l’exaspérant, les anges peuvent apparaître, comme chez Benjamin, comme des anges de l’histoire.