Entrée de carnet

Un journal très utile

Charles Singher
couverture
Article paru dans Lectures critiques IV, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2011)

Œuvre référencée: Paquet, Simon. Une vie inutile. Montréal, Héliotrope, 2010, 190 pages.

Comme je n’ai rien d’autre à faire, j’écris dans mon journal. Ce qui, au final, n’est pas un bien gros legs à l’humanité, étant donné ce que je viens d’y écrire, à savoir le fait que je possède un journal, ou encore que j’ai envie d’uriner1Simon Paquet, Une vie inutile, Montréal, Héliotrope, 2010, 190 pages.

Nous sommes dans un moment de relâchement crispé, je parle de la couleur du temps. Utilisez le mot «postmodernisme» dans une conversation mondaine, et vous comprendrez. Il ne s’agit plus simplement aujourd’hui de détruire les conventions aliénantes de l’art ou de tenter de mener plus loin un sentiment de rachitisme artistique. Le relâchement brandi par Lyotard en 1979 et 1988 continue de tenir une place bien à lui dans la faune (artistique) littéraire contemporaine –pour le constater, il fallait passer par la Remise le 18 juin dernier pour assister au lancement du recueil de poésie Les monstres spectaculaires publié par Rodrigol, inspiré du spectacle éponyme de destruction–, et la crispation peut difficilement rester une nuance apportée aux présupposés du postmodernisme (Sébastien Charles, L’hypermodernisme expliqué aux enfants), en considérant toute la place qu’elle a aujourd’hui en art –lisons Marc Lévy, Marie Laberge, Nora Roberts et tout le reste. C’est donc une période charnière d’une histoire qu’on veut chronologique durant laquelle un moment subsiste pendant qu’un deuxième commence. Partage des écoles pour dire que les «écoles» existent toujours. Mais surtout, mélange, métissage universel.

Constat facile. Lieu commun des lieux communs. Recyclage. C’est pourtant la réflexion qui est provoquée par la lecture d’Une vie inutile de Simon Paquet. Il y a dans ce roman un jeu entre l’humour cynique, la lourdeur intertextuelle –d’un certain postmodernisme– et l’inutile quête du bonheur, la peur généralisée par rapport à l’avenir –d’un certain hypermodernisme. Normand –le protagoniste– est un homme en milieu de vie qui utilise d’infinies références littéraires et culturelles pour commenter son quotidien –Voltaire, Agatha Christie, Margaret Thatcher, Alphonse Daudet et Romain Gary y passent en seulement sept pages– et qui, somme toute, vit le tragique contemporain de celui pour qui rien ne fonctionne dans une société qui demande que tout soit productif et rempli de bonheur immédiat. Il y a plusieurs éléments en jeu dans ce roman. Le contrat de lecture humoristique qui s’installe dès les premières pages –«il faut cultiver son jardin, certes, comme l’a écrit celui-ci [Voltaire]. Il est vrai qu’il n’a rien mentionné à propos de sa piscine» (Paquet, p.11)– permet une lecture cinglante du moment contemporain nord-américain par le biais du bain hypermoderne qui va bien au-delà du simple misérabilisme crispé qui s’écrit tous les jours. Normand est prisonnier de son «minuscule» (Paquet, p.9) demi-sous-sol, au même titre qu’il ne répond pas de son époque. Il illustre et incarne la fin d’une époque. L’échec de Normand ne s’étaie «ni comme le sigle d’un mouvement (qui n’existe pas), ni comme la désignation d’un état d’esprit (trop flottant, trop contradictoire), mais simplement comme le symptôme d’une crise, d’une fin d’époque» (Scarpetta, p.18). Sur le fond, cette fin est caractérisée par la traditionnelle impasse de la quête du bonheur, par son corollaire: l’ennui, par l’urgence d’avoir des «projets» et par le tragique contemporain qui oppose l’individu et les dieux –ici, la doxa.

 

À la recherche du bonheur perdu

En poursuivant un bonheur qui n’est jamais atteint, Normand témoigne du moment hypermoderne. «Le bonheur est encore un idéal et le monde de la consommation, censé nous l’apporter sur un plateau d’argent, ne l’a pas rendu plus actuel pour autant» (Charles, p.12). Ainsi, «[sa] vie est un échec» (Paquet, p.139) dans la mesure où le succès contemporain –d’un point de vue occidental– consiste en une certaine définition du bonheur. N’arrivant pas à jouir de ce bonheur, Normand se trouve enfoncé dans une vie des plus vides. En ce sens, un bonheur inaccessible provoque une profonde «lassitude». Le journal du protagoniste témoigne de la modernité qui a échoué depuis longtemps

en laissant la totalité de la vie se briser en spécialités indépendantes abandonnées à la compétence étroite des experts, cependant que l’individu concret vit le «sens désublimé» et «la forme déstructurée» non pas comme une libération, mais sur le mode de cet immense ennui que Baudelaire écrivait il y a plus d’un siècle (Lyotard, p.11).

Normand est au centre d’un cercle vicieux: il ne trouve pas le bonheur; il vit donc l’ennui; l’ennui le pousse à chercher le bonheur; il ne trouve pas le bonheur; etc. Cette spirale ne lui permet pas de s’inscrire dans la société qui sans cesse le repousse. En effet, Normand est un homme laissé seul «en régime postmoderne [durant lequel] la tradition a perdu du terrain face à l’autonomisation des individus dont le parcours a plus été conçu comme fait de bric et de broc que comme une voie toute tracée par les instances traditionnelles de la socialisation» (Charles, p.20). Normand est un homme de l’époque des grands récits qui orientent la vie considérée comme collectivité. L’effort de tracer son propre parcours sans l’aide des «instances traditionnelles» est fatal pour lui dans le moment contemporain. Il n’arrive pas à se mettre au diapason de ses voisins. Il est reclus, ne cherchant le bonheur qu’à tâtons aléatoires.

 

L’avenir est un bouquet de projets

Plus précisément, l’idée de bonheur est rapidement liée à celle d’avoir des «projets». Le bonheur n’est donc pas exactement l’accumulation d’argent ou de biens matériels, mais plutôt le fait d’avoir toujours quelque chose à faire. Il en va du «sens» qu’on donne à notre vie. Sans cesse, Normand tente alors d’avoir des «projets». Constatant que les gens vivent à travers les leurs, en avoir aussi lui semble une solution parfaite à son ennui eurythmique.

Un des policiers, derrière le cordon, me demande de circuler, de «continuer mes petites affaires».
-Si vous saviez… C’est ce dont je rêve, monsieur, d’avoir de ces fameuses petites affaires, pour m’occuper. J’aimerais, j’adorerais être archi-débordé. Crouler sous les dossiers, avoir des clients à rencontrer, une partie de tennis à disputer avec mes associés… Mais je n’ai absolument rien d’autre à faire aujourd’hui (Paquet, p.147).

Si l’individu hypermoderne de Jacqueline Barus-Michel est «conduit à développer des compétences nouvelles et à se saisir de divers outils et techniques pour aider [sa] prise de décision» (Barus-Michel, p.282), c’est surtout à propos de la gestion du temps. À ce propos, ces «compétences» ou ces «méthodes» sont liées à la question du projet: l’individu est «contraint d’avoir un ou plusieurs projets pour pouvoir avoir une bonne raison d’agir» (Barus-Michel, p.183). La légitimité d’une vie est en adéquation avec la quantité d’activités planifiées qui l’anime.

Le projet a ainsi le grand intérêt de transformer un contexte incertain en contexte d’action, et de faire de l’événement une occasion, une «opportunité» comme on dit aujourd’hui. L’individu et l’entreprise qui n’ont pas de projet sont ballottés, voire submergés, par l’événement, car c’est lui qui dicte sa loi (Barus-Michel, p.183).

C’est bien dans cette position du «sans projet» que Normand est emprisonné entre les murs de son demi-sous-sol. Il n’a pas de «représentation du (de son) futur» puisqu’il n’a pas de projet. Il n’arrive pas à passer au «contexte d’action». Au contraire de la famille de sa sœur, fardée jusqu’au front d’activités, l’inaction règne dans la sienne. Normand a bien un «projet» plus ou moins constant: celui de garder ses neveux. Néanmoins, ce «projet» est vécu par procuration. «J’ai souvent la garde de mes deux neveux, les fois où ma sœur a ses cours d’aérobie, de Feng Shui et de Dieu sait quoi d’autre» (Paquet, p.18). C’est bien plus le projet de sa sœur qu’il vit par ricochet –avoir des enfants, une famille, des activités– que le sien durant ses épisodes de gardiennage.

Normand comprend l’adéquation entre le bonheur et le bouquet de projets. Il cherche donc à sortir de son apathie en s’organisant des activités. Cependant, les unes après les autres, elles échouent.

Je ne suis jamais parvenu à me faire des souvenirs de qualité. Si je vais camper, il pleut. Si je veux aller au musée, il est fermé; à l’hôtel, des marteaux-piqueurs rugissent à côté de mon balcon. Je suis certain que si je me rends un jour en Égypte, les pyramides se seront écroulées la veille de mon atterrissage (Paquet, p.96).

Ses échecs ponctuent sa vie. S’il déménage, le moteur du camion qu’il a loué s’arrête durant le voyage. Et arrivé à son nouvel appartement, le propriétaire lui annonce qu’il a loué en double et que ce sera l’autre locataire qui conservera l’appartement. S’il va au ciné-parc, personne ne veut lui offrir de le raccompagner en ville et il doit marcher toute la nuit jusqu’à chez lui. S’il doit engraisser pour un tournage, les scènes dans lesquelles il apparaissait sont coupées au montage et il conserve le poids qu’il a en trop, incapable de le perdre.

L’impossibilité pour le protagoniste de réussir quoi que ce soit est aussi symptomatique d’un rejet plus important. Normand est ignoré par la société. Il n’est pas adapté pour survivre dans son milieu urbain où le bonheur passe par les projets. C’est un homme emprisonné dans un demi-sous-sol où il «ne peu[t] recevoir personne» (Paquet, p.10), dans un demi-sous-sol sans rideaux qui fait de lui «une bête en cage que les passants peuvent admirer à loisir» (Paquet, p.23). Normand vit un double rejet: celui qui l’empêche de vivre un bonheur rempli de projets et, sur le plan physique, celui qui le met en cage pour que les passants puissent observer cet homme d’une autre époque sorti de son habitat naturel. Lequel des deux rejets résulte de l’autre? Il n’est pas facile de démêler la question. Néanmoins, Normand appelle une vie alternative qui ne correspond pas à celle de son moment contemporain. Il est l’élément qui reste de la dernière chaîne d’une évolution sociale rapide.

 

Le tragique cherche le calme

Sans réellement s’inscrire dans un récit qui met en scène un dialogisme tragique à l’image du théâtre classique, Une vie inutile est d’abord le récit d’un homme qui n’arrive pas à vivre une vie comme celle que sa société attend de ses citoyens. Il y a un sentiment tragique contemporain. Parasite d’un système duquel il est exclu, sa présence soulève un bouleversement auprès des gens qui le côtoient. Sa famille l’a toujours considéré comme «le petit con» (Paquet, p.40), sa concierge et son patron le traitent sans respect, son oncle «de onze ans» ne cesse de lui donner des ordres, ses collègues se trompent de nom en lui parlant, sa mère lui achète une banderole et des ballons imprimés «Bonne fête Marc» parce qu’ils étaient au rabais –Normand était probablement un enfant au rabais, lui aussi. C’est un homme exclu. Il est nuisible pour la société. «Je suis au niveau du sol, aussi vois-je toutes les bestioles qu’on dit nuisibles» (Paquet, p.61). Il vit avec elles. Il est, lui aussi, une bestiole nuisible. S’ajoutant aux références littéraires qui ponctuent le roman, ce motif de l’insecte n’est pas sans rappeler La métamorphose de Kafka.

Le tragique ici, c’est celui de Hegel. C’est le résumé qu’il en fait: «Par la Tragédie, une pierre a été lancée dans cette mare calme de la sérénité, le repos des dieux a été troublé, des rides sont apparues à la surface d’une eau qui exige le retour unifié de sa limpidité» (Gravel, p.124). Normand est cette pierre jetée dans la mare calme de la société. Les dieux ne sont pas incarnés dans ce «roman tragique», mais ils sont remplacés par des signes envoyés au protagoniste. Dans la foulée des tragiques grecs, la Tragédie commence lorsque le «”sujet” humain peut s’autoriser, d’une manière souveraine, à prendre ses distances à l’égard des valeurs collectives transmises par le groupe» (Bibeau, s.p.). Normand ne respecte pas les valeurs collectives. Il reste chez lui sans bouger. Même s’il tente malgré tout de parvenir à vivre selon les valeurs qui l’entourent, ses tentatives échouent. Il trouble ainsi le «calme» de la société en vivant en dehors de ses règles et appelle involontairement une intervention divine qui pourra ramener le calme qu’il a troublé.

Malgré l’idée du suicide qui revient sans cesse –«Note pour moi-même: songer à acheter un crochet pour le plafond, et un tabouret» (Paquet, p.34)– Normand ne disparaîtra pas par lui-même. Un échafaudage de signes que j’appellerai «divins» l’avertit pourtant de la précarité de sa vie, d’un retour au calme péremptoire qui nécessite son évacuation. Ainsi, Normand bouge rapidement pour répondre au téléphone et détruit par inadvertance un casse-tête; au bout du fil, c’est un mauvais numéro. La serveuse d’un restaurant renverse sa soupe. Des machines à laver apparaissent devant la porte de son appartement et lui bloquent l’entrée. Son demi-sous-sol est inondé. Il est le seul spectateur choisi comme volontaire lors d’un spectacle d’humour durant lequel il est déshabillé et humilié. Son patron perd ses informations et ne l’appelle plus pour qu’il travaille. Du début à la fin, Normand est le sujet de ce genre d’«avertissements divins». À l’image des policiers qui s’installent devant la maison d’un suspect dans une fourgonnette blanche de fleuristes pour espionner sa vie, ce qui reste des dieux semble être installé dans un énorme camion de goudron qui suit Normand partout pour observer ce qui se passe dans son demi-sous-sol. C’est ce même camion que Normand croit être disparu un matin qui revient rapidement mettre un terme aux troubles causés par le protagoniste. Le mystérieux conducteur semble profiter de l’inattention de Normand pour lui rouler dessus, permettant enfin au calme de revenir. Nous voilà témoins de dieux chauffards. Parce qu’une seule solution permet au calme de la société de «projets» de revenir: l’élimination de l’élément perturbateur.

La Tragédie représente une destruction de l’individualité qui s’est ainsi élevée jusqu’à s’identifier à la substance morale elle-même; c’est là, pour Hegel, l’aspect apaisant ou reposant de la Tragédie, c’est-à-dire le moment du retour à l’unité initiale, ce retour qui s’obtient par la suppression de l’unilatéralité. (Gravel, p.123).

Le retour au calme est expéditif dans Une vie inutile. Il n’est pas commenté. Il n’y a en effet rien à dire à propos du calme où tout se passe comme les dieux –la doxa– ont prévu. Les chroniques du perturbateur sont terminées.

Le dernier roman de Simon Paquet s’inscrit dans une écriture de la subjectivité –Une vie inutile est le journal du protagoniste– qui permet une fiction-témoignage d’un homme aux prises avec son époque. Époque hypermoderne dans les valeurs véhiculées; et témoignage qui a hérité son humour cynique et son bagage de citations du postmodernisme. C’est donc une triade forme-fond-fond (journal–postmodernisme–hypermodernisme) qui est mise en scène. Au profit de la rumeur d’une réflexion sur les canons, ou au profit d’une forme qui se doit à jamais contemporaine.

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    Simon Paquet, Une vie inutile, Montréal, Héliotrope, 2010, 190 pages
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