Entrée de carnet

Temps et contretemps dans le conte quignardien

Simon St-Onge
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Quignard, Pascal. Triomphe du temps, quatre contes, coll. «Lignes fictives», Paris, Galliée, 2006, 74 pages.

Par-delà un intitulé qui fait tinter l’oratorio haendelien, Triomphe du temps emprunte à la musique son souffle, à la voix son geste. Il s’agit de «sonates de conte1Pascal Quignard, Triomphe du temps, quatre contes, Paris, Galilée, coll. «Lignes fictives», 74p. Les prochaines références à ces pages seront identifiées avec l’abréviation «p.i.» suivant la citation.» devant être portées par la voix de Marie Vialle2Triomphe du temps a été présenté pour la première fois au Théâtre de la création, en France, le 26 septembre 2006, par la compagnie Le nom sur le bout de la langue., une voix qui tantôt parle, tantôt hurle et finalement chante. De la matière scripturale à sa mise en scène, de l’écriture quignardienne au jeu vocal de Vialle, le lecteur ou le spectateur est convié à suivre les traces d’une recherche, dont Quignard ignore l’objet: «nous cherchons ensemble quelque chose que j’ignore.» (p.i.) Mais cet objet situé dans l’inconnaissance, grâce au temps du conte, par l’expérience temporelle modalisée par le conte, on peut le reconnaître comme un objet petit a, «qui bouche un peu le trou de la mort parce que c’est aussi la chose qui remplaça un peu le perdu à la naissance» (Quignard, 2005: 50). Et cet objet n’est pas de notre monde, sinon la frontière entre le royaume des ombres et celui des vivants, la trace du perdu merveilleux, la matière même du conte qui se revêt de l’anachronique.

Chez Quignard, le temps que fait éprouver le conte est une expérience du Jadis, qui triomphe toujours du temps chronologique pour faire de l’extrême contemporain un régime temporel originaire, un «ce fut» d’aoriste qui fait du maintenant une pointe d’enchantement, un contretemps qui fracture le continuum temporel. Cette pointe est pour ainsi dire lancée dans une «langue au-dessous des langues», que Quignard définit comme «le son d’un fragment de peur commune, que chacun émet sans doute à sa façon, et plus ou moins, mais qui erre de lèvres en lèvres, sur la protrusion presque sexuelle et toujours dénudée des visages, au cours des millénaires» (Quignard, 1990: 464). Cette langue en contrebas des langues, ou la «mutique sous les musiques» (Lyotard: 192) pour le dire comme Lyotard, est une modalisation du silence: elle parle dans le mutisme et dans les tacets comme dans les cris et la musique qui assaille de tous les côtés, donc n’est pas muette, mais mugit et murmure: elle est le gémissement originaire. Les quatre contes de Triomphe du temps brisent, dépassent et découpent ce silence qui n’est pas muet, ce qui est une façon de dire qu’ils phrasent et chantent le pathos. Et phraser et chanter le pathos, c’est s’adonner à une «archéopathie» (Viart: 31) pour reprendre un néologisme de Dominique Viart, à une recherche de l’objet petit a, qui se loge dans cet inconnaissable que Quignard nomme le Jadis.

Quignard pose les indications préliminaires à la mise en scène des quatre contes de Triomphe du temps en écrivant qu’il «fa[ut] un comédien masculin muet et Marie seule à parler – non seulement seule à parler mais devant aller jusqu’aux hurlements. Puis au chant.» (p.i.) C’est entre le silence de l’un et la musique de l’autre, c’est dans cet entre-deux que point l’objet petit a, l’agalma, «l’identificateur en personne de ce qui disparaît dans la disparition» (Quignard, 2005: 51), dont le conte cadre et les trois autres qui le ponctuent sont déjà les garants. Car l’écriture quignardienne s’emploie d’avance à révéler dans une langue son contrebas, dans la musique annoncée le mutique, et ce, dans l’étrange mouvement de la revenance, à savoir ce qui apporte au présent un passé détaché de toute chronologie, ce qui réactualise la naissance par le trépassé, ce qui, au final, fait de la naissance et la mort le double tempo de la temporalité du conte.

Cette œuvre est une variation de ce mouvement, une médiation d’objets petit alter. Le premier conte le manifeste via un «souvenir» qui «émeut» (p. 9) et qui condense en lui-même le lointain et le proche, où le proche se fait très lointain: «Mon gars, ça fait un siècle! disait-elle, même si je l’avais vue un quart d’heure plus tôt.» (p. 10) Cette mère, toute sénescente, s’autorise à toucher à son fils qu’au seuil de la disparition, donnant à lire dans ses mains ravinées le triomphe du temps. Ce même triomphe est présent à la fin de ce conte-cadre, qui reconduit, dans une distension temporelle, le fils vers l’enfance et la mère à la grand-mère. Après un «cri comme seul enfant peut crier» (p. 72) un cri qui marque le réveil de l’enfant, la grand-mère «murmure une chanson de son pays» (p. 74) qui fait aussitôt retomber l’enfant dans le sommeil, dans l’autre royaume. Cette chanson évoque une «eau qui chante» et qui «porte» «l’ombre» (p. 75) de l’enfant, une eau qui fait écho à un des objets petit a que montre la mère à son fils avec un visage extasié au début du conte, à savoir une mare d’où la mère toute ridée revient: «Elle me montrait sur l’herbe l’eau de la mare. Elle revenait. Elle s’asseyait.» (p. 12) Dans un autre des contes, cette revenance est par exemple celle d’un homme qui erre et qui retrouve sa première femme devenue maigre et vieille; ou, dans un autre encore, celle de Dante, qui revient des morts pour discuter avec l’enfant Jean Racine, après que celui-ci, dans son sommeil, lui ait rendu visite chez les ombres, sur les rives du fleuve Gémissement, donc à l’orée de la langue en contrebas des langues, là où s’entend la musique mutique qui monte depuis l’autre royaume.

La variation de ce mouvement de revenance, la médiation d’objets petit a, fait vibrer une pointe d’enchantement ou plus précisément désenchante, en ce sens où «[d]ésanchanter, [c]’est faire venir l’esprit dehors. L’enchanter ailleurs, le fixer sur autre chose» (Quignard, 1996: 278), comme sur un autre temps, dans un contretemps. Ainsi, Quignard ne réinvente pas le conte, il ne le réactualise même pas, sauf si réinventer ou réactualiser signifie le faire triompher dans une entière contemporanéité, si c’est faire fuser du jadis dans le présent.

 

Bibliographie

Lyotard, Jean-François. «Musique, mutique», dans Moralités postmodernes, Paris, Galilée, coll. «Débats».

Quignard, Pascal. Triomphe du temps, quatre contes, Paris, Galilée, coll. «Lignes fictives», 2006, 74p.

Quignard, Pascal. Sordidissimes, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2005.

Quignard, Pascal. La haine de la musique, petits traités, Paris, Calmann-Lévy, 1996

Quignard, Pascal. «XXe traité, Langue», dans Petit traité I, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1990.

Viart, Dominique. «Les fictions critiques de Pascal Quignard», Études françaises, vol. 40, no 2, 2004.

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    Pascal Quignard, Triomphe du temps, quatre contes, Paris, Galilée, coll. «Lignes fictives», 74p. Les prochaines références à ces pages seront identifiées avec l’abréviation «p.i.» suivant la citation.
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    Triomphe du temps a été présenté pour la première fois au Théâtre de la création, en France, le 26 septembre 2006, par la compagnie Le nom sur le bout de la langue.
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