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L’idée de «vie» dans les discours sur la ville

Alexandre Lansmans
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Article paru dans Les migrations interdiscursives: Penser la circulation des idées, sous la responsabilité de Marie-Pierre Krück et Savannah Kocevar (2021)

«La ville, c’est la vie… Liège, rencontre des cultures» (détail), bâche monumentale de Samuel Nicolaï, place Saint-Étienne, Liège (Belgique), affichée d’août 2011 à septembre 2020.

«La ville, c’est la vie… Liège, rencontre des cultures» (détail), bâche monumentale de Samuel Nicolaï, place Saint-Étienne, Liège (Belgique), affichée d’août 2011 à septembre 2020.
(Credit : Alexandre Lansmans)

La vie! à ce seul mot tout œil, toute pensée,
S’inclinent confondus et n’osent pénétrer;

— Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses.

 

Préfaçant La ville passante (2008) de David Mangin, Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’Écologie, conclut: «La responsabilité des urbanistes est immense, mais c’est la plus belle qui soit: celle de repenser les projets de villes pour en faire des projets de vie.» (cité dans Mangin: 7). La formule est efficace: en jouant sur la proximité phonétique des mots ville et vie en français, elle connote le caractère naturel du lien qui unit, ou devrait unir, ces deux idées dans le cadre d’une politique urbaine renouvelée. Cette paronomase est en réalité très fréquente dans le champs des études urbaines. Elle se trouve actualisée dans de nombreux essais, en particulier dans les titres de section, par exemple: «À la découverte de la ville, de la vie» (Ailleret: 71), ou «Modes de vie et modes de ville […]» (Mangin, 2010: 197). La recherche par chaîne de caractères de l’expression «vi(ll)e» sur Google donne cent vingt mille résultats. Le jeu de mot est si usité qu’il pourrait éventuellement constituer un outil exploratoire des discours sur la vie urbaine. Au-delà de cette problématique, un dépouillement assez hétérogène de la littérature urbanistique1Nous avons entrepris celui-ci dans le cadre de notre projet doctoral F.R.S.-F.N.R.S. «Rhétorique de la ville» (2020-2024) à l’Université de Liège sous la direction de François Provenzano. donne à penser que l’idée de «vie» est régulièrement utilisée en tant que catégorie pour penser le phénomène et le projet urbains.

Dans Les métaphores de l’organisme (1971), un livre fondateur pour l’étude de l’interdiscursivité qui pose d’emblée que l’«étude historique et critique de cette circulation des concepts constituerait à elle seule un vaste champ de recherches» (21), Judith Schlanger conclut que «[l]e recours aux analogies de l’organisme vivant a joué un rôle considérable à l’orée des sciences humaines. […] L’histoire est un organisme […], la société est un organisme, l’État est un organisme […].» (257) À cette liste, on pourrait ajouter la ville. En effet, dans un article de 2016 intitulé «La métaphore biologique dans la définition de l’urbanisme moderne», Michela Rossi a mis en évidence l’importance de cette veine métaphorique dans les paradigmes dominants de la géographie urbaine depuis la Renaissance.

Par conséquent, plutôt que de nous attacher à retracer l’origine discursive de l’idée de «vie» dans la philosophie des sciences et la biologie, nous préférerons nous assigner une tâche plus modeste et plus raisonnable, laquelle consistera à donner à voir la circulation de cette idée au sein des études urbaines. De la même façon que Schlanger propose, pour caractériser son travail, la notion de «critique d’usage, c’est-à-dire non pas une détermination transcendantale des conditions de possibilité, mais l’étude réflexive d’un moment historique de la conceptualisation» (257-258), nous entendons d’abord attester l’usage de l’idée de «vie» dans le discours sur la ville afin d’interroger, ensuite, les intentions et les visées argumentatives de cet usage.

À cette fin, après une mise en perspective historique des flux et reflux de la vision organiciste de la ville, deux études de cas, l’une consacrée au concept de «revitalisation urbaine» et l’autre à un récent essai de sociologie urbaine intitulé Quartiers vivants (2020), nous permettront d’analyser la rhétorique vitaliste de l’urbain.

La vision organiciste de la ville

L’organicisme appliqué à la ville a rencontré des résistances notables à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Dans Le droit à la ville (1968), Henri Lefebvre fustige la pensée vitaliste de l’urbain:

Les philosophes qui prétendent penser la cité et apporter une philosophie de la ville en prolongeant la philosophie traditionnelle discourent sur l’«essence» de la ville ou sur la ville comme «esprit», comme «vie» ou «élan vital», comme être ou «tout organique». Bref, tantôt comme sujet, tantôt comme système abstrait. Ce qui ne mène à rien. (42)

Trois ans plus tard, dans L’homme et la ville (1977), Henri Laborit attire l’attention du lecteur sur son emploi du mot vie au détour d’une note métadiscursive:

Nous avons utilisé et utiliserons sans doute encore le terme de «vie». C’est un terme dangereux car chacun recouvre avec lui un ensemble de préjugés inconscients. Il faudrait parler de systèmes vivants. Compte tenu de cette méfiance à son égard, nous continuerons par commodité de l’utiliser, non sans le dépouiller de tout contenu mythique et sans essayer surtout de le définir. (18-19)

Une telle remarque est cependant symptomatique de la tentation de recourir à ce terme en quelque sorte incontournable lorsqu’il s’agit de penser les rapports entre l’homme et la ville. Et ce, bien que Laborit, qui est médecin, écarte par ailleurs toute espèce d’organicisme:

De même, nous avons éliminé tout rapprochement analogique entre la ville et les organismes vivants, entre structure urbaine et structure biologique. Ces analogies, si souvent exprimées, ne peuvent être que constructions gratuites de l’esprit, que jeu poétique. […] La ville n’est pas un organisme, mais elle représente un des moyens utilisés par un organisme social pour contrôler et maintenir sa structure. (27, nous ne soulignons pas2Il en va de même pour les citations ultérieures: les passages en italique sont déjà présents dans les textes cités.)

L’architecte Claude Thiberge fait une critique similaire lorsqu’il écrit dans La ville en creux (2003): «Cette dimension de l’espace instrumental ne débouche pas sur un espace urbain prétendu « organique ». L’espace urbain n’est pas un organisme vivant, c’est notre corps qui lui donne vie.» (221)

Pour exemplaires qu’elles soient, ces résistances à l’organicisme n’en sont pas moins des exceptions qui attestent, en creux, la permanence de l’analogie organique en dépit de son caractère «abstrait» (Lefebvre), «mythique» (Laborit) ou «poétique» (Thiberge). Mais ces traits ne sont-ils pas plutôt des facteurs de son succès? Tout se passe en effet comme si la représentation partagée de la ville comme être vivant s’ancrait dans un imaginaire partagé dont elle tire sa puissance d’évocation. Comme l’observe Richard Sennett à propos de l’essai de Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities (1961), ce titre «résonne dans d’autres domaines. Pour la psychanalyse, on le sait, « mort » et « vie » ne sont pas seulement des figures de style.» (114).

Un indice supplémentaire du caractère partagé de cette vision organiciste est qu’elle peut éventuellement constituer un contenu d’enseignement, comme l’atteste un essai signé par Jean-Pierre Moulin, professeur à l’École spéciale des travaux publics (E.S.T.P.), La ville en vie (2000). Sur la page de titre de cet ouvrage, le mot vie apparaît en écriture cursive comme pour mieux connoter l’«organicité» ou l’«humanité», par opposition aux caractères typographiques, id est «mécaniques», qui forment le mot ville. À l’intérieur, on lit:

La vie est un organisme vivant? Souvent, j’introduis cette notion en ouvrant mon cours, rappelant que les mots qui caractérisent la ville sont issus des mêmes concepts. Ainsi parle-t-on du cœur de la ville, de ses poumons avec ses espaces verts, de ses artères, de la fluidité de ses transports, de ses malaises, de ses embarras. (29)

L’analogie organiciste est ici soutenue par une métaphore filée qui puise dans un fond exemplaire lui-même composé de métaphores lexicalisées («poumons verts»), parfois jusqu’à la catachrèse («artères»). Comme l’a constaté très justement le géographe Mathieu Van Criekingen, cette analogie circule tant dans les discours spécialisés que dans le discours médiatique:

Ouvrons d’abord un journal, allumons la radio ou la télévision. Quand il est question de sujets urbains, le traitement journalistique proposé est d’ordinaire très superficiel et encombré de métaphores biologiques. Tout espace central est présenté comme «cœur de ville», toute voie de circulation devient une «artère», tout parc ou jardin se mue en «poumon vert»… De même, tout projet de construction, tout programme de rénovation et toute opération de réaménagement sont commentés comme s’il s’agissait d’une intervention médicale sur un corps souffrant: «panser les plaies» de la ville, effacer ses «cicatrices», voire traiter des «cancers urbains». Ces analogies biologisantes ne sont pas l’apanage des récits journalistiques. Elles occupent également une place en vue dans les productions savantes. Ainsi par exemple, l’académicien Erik Orsenna et l’architecte Nicolas Gilsoul soutiennent «[qu’]aucune comparaison n’est plus pertinente: toute ville est corps. Un corps vivant. C’est-à-dire un corps qui bouge, qui jamais ne s’arrête. Comme la vie. Un corps qui grandit ou se tasse avec l’âge. Un corps qui n’est fait que de changement et de métamorphoses. Un corps qui, en permanence, se construit et se déconstruit pour se construire à nouveau.» On ne peut imaginer plus complète assimilation de la ville à une œuvre de la nature plutôt qu’à une construction sociale. (40-42)

Plus récemment, dans son essai Mutabilité urbaine. La nouvelle fabrique des villes (2017), l’urbaniste Anne Durand entend proposer une alternative au «mode de pensée révolu» (21) de la planification urbaine en lui opposant le paradigme de la «mutabilité», qu’elle définit comme «la capacité à s’adapter positivement aux transformations et à favoriser l’avènement des possibles non envisagés préalablement» (43). Il s’agit, pour reprendre l’un des sous-titres de l’ouvrage, de «[v]ivre le présent comme un don» (106). Le concept de «mutabilité» est explicitement emprunté au champ de la biologie: Durand mentionne ainsi l’ouvrage de Georges Pennetier, De la mutabilité des formes organiques (1866) comme source d’inspiration (44).

On pourrait multiplier les exemples et on verra, dans la suite de cet article, d’autres fragments du discours contemporain sur la ville qui permettront de rendre compte de la «vitalité» de la vision organiciste. Mais, avant de passer à l’analyse, il peut être utile de situer à grands traits ces fragments dans une histoire récente du discours vitaliste et des tensions qui le traversent.

 

Le moment vitaliste du projet urbain

Si Le Corbusier marque un jalon d’une grande importance pour l’histoire de l’urbanisme au XXe siècle, c’est notamment parce que sa démarche témoigne d’une «évolution de la métaphore programmatique du modèle organiciste et naturaliste vers le modèle mécaniciste» (Rossi: 11). Le post-fonctionnalisme semble cependant marqué par un retour du modèle organiciste. Dans les discours, à tout le moins, les «unités de vie» ont pris le pas sur les «machines à habiter»: même si la pratique des architectes et des urbanistes contemporains reste profondément influencée par le fonctionnalisme, la mise en récit du geste architectural et urbanistique met davantage l’accent sur la libération du potentiel vital des habitants. Un glissement sémantique (peut-être influencé par l’anglais où habiter se dit to live) s’opère de l’«habitabilité» vers la «vivabilité»: le salon devient ainsi living-room, «pièce à vivre» ou «vivoir» au Québec (dans un usage peu courant mais attesté) et les promoteurs immobiliers multiplient les publicités pour des maisons «prêtes à vivre». C’est en ce sens qu’il nous semble permis de parler d’un «moment vitaliste» du projet urbain, c’est-à-dire de la tendance à donner, au sein de ce projet ou de sa formulation, la primauté aux «valeurs vitales» (Ledrut: 231-232) sur toutes les autres (esthétiques, éthiques, fonctionnelles, etc.).

Cette tendance transcende les ancrages idéologiques. Lefebvre, philosophe marxiste, estime notamment que le droit à la ville «ne peut se formuler que comme droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée» (1968: 132). Le «droit à la ville», précise-t-il, n’est pas un droit «à la ville ancienne», mais bien «à la vie urbaine, à la centralité rénovée, aux lieux de rencontres et d’échanges, au rythmes de vie et emplois du temps permettant l’usage plein et entier de ces moments et lieux, etc.)» (161). Dix ans plus tôt, dans La somme et le reste, Lefebvre avançait déjà que la critique de la vie quotidienne devait servir à «intensifier le rendement vital de la quotidienneté, sa capacité de communication, d’information, et aussi et surtout de jouissance» (1959: 654-655).

Le droit à la ville paraît en mars 1968, peu avant les «événements de mai». Pendant quelques semaines, le discours «sur» la ville se déplace alors sur les murs de la ville. Les inscriptions relevées à cette époque —«La culture est l’inversion de la vie»; «Créativité. Spontanéité. Vie.» (Besançon: 154 et 134)— attestent de la centralité de l’aspiration à une vie plus vivante dans le corpus des revendications soixante-huitardes. Passé le temps de l’événement, cette revendication ne s’épuise pas ; elle est plutôt convertie en nouvelle promesse, infusant durablement les réflexions sur le projet urbain. En 2008, la géographe Catherine Bernié-Boissard peut ainsi écrire qu’il faut «stimuler l’engagement civique sous le signe d’un slogan qui, pour être entouré du halo de Mai 68, n’a rien perdu de sa charge subversive ni de sa nouveauté: Changer la ville, changer la vie» (11).

Dans Les images de la ville, publié en 1973 dans la collection «Société et urbanisme» dirigée par Henri Lefebvre, le sociologue Raymond Ledrut conclut que «[s]ans l’intervention politique et positive de la classe ouvrière il sera impossible d’inventer la ville de la vie» (385). Tel est le «projet général –et utopique» (385) qu’il faut faire advenir. La ville vivante ou, pour mieux dire, le devenir vivant de la ville, est une figure récurrente de la mise en récit de la ville contemporaine. Elle se retrouve, sous diverses formulations, dans de nombreuses propositions conceptuelles visant tantôt à «faire émerger une ville plus vivante et partagée, une ville passante» (Mangin, 2008: 15), tantôt à s’approcher d’«un horizon que l’on rêverait meilleur, plus humain, plus convivial et in fine, plus vivant» (Baudillon: 6).

Bien sûr, la promesse peut ne pas être tenue. Inscrit sur un panneau routier à l’entrée de la ville de Metz, le graffiti «Ville morte. La grande braderie, c’est moins gai que le cimetière de Nancy à 3h du matin» (Hauser: 57) traduit une semblable déception. Il semble bien ici que l’attente du scripteur revendiquant son droit à la vie urbaine n’ait pas été remplie; le caractère implicite de cette promesse, le fait que cette attente soit apparemment vécue comme légitime par le scripteur (qu’elle ait ou non été explicitement formulée par la Ville de Metz), serait alors un indice de l’extension massive de cette promesse implicite qui pourrait se formuler comme suit: la ville sera vivante ou elle ne sera pas.

Une métaphore argumentative: la «revitalisation urbaine»

Si la «revitalisation» était une entrée du Dictionnaire des idées reçues (1911) de Flaubert, elle serait «toujours urbaine». La «revitalisation urbaine» (urban revitalization) a émergé dans les années 1970 pour désigner une approche du renouvellement urbain consistant à rénover le bâti existant tout en préservant le voisinage et en limitant les déplacements des habitants (Wilczkiewicz et al.: 72). Dans le monde francophone, on observe une inflation des titres d’ouvrages dans lesquels le mot de revitalisation affleure à partir des années 1990. En Belgique, la  revitalisation urbaine a été introduite par le décret du 20 décembre 1990 dans le Code wallon de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme et du patrimoine.

Pourquoi la «revitalisation» semble-t-elle l’emporter sur d’autres expressions concurrentes telles que «renouvellement», «rénovation» (toutes deux calquées sur l’anglais urban renewal), «réhabilitation» ou encore «redynamisation»? Serait-ce parce qu’elle permet d’unifier le projet urbain? La «revitalisation» se donne en effet comme une rénovation de la vie elle-même, quelle que soit la destination fonctionnelle (commerciale, touristique, économique ou résidentielle) de la zone rénovée. Un autre facteur de son succès semble résider dans la «magie» du procès transitif qu’elle exprime, comme l’a observé Marta Pappalardo à propos de la «régénération»:

Le terme «régénération» […] ne signifie pas simplement l’action de redessiner la ville sur elle-même comme instrument de développement urbain, mais présente des acceptions bibliques, signifiant «retour à la vie». La ville est ainsi d’une part, conçue comme un corps organique, dont les tissus se «régénèrent» à travers les interventions urbaines, lui permettant de continuer à vivre, tel un serpent qui mue. (50)

On voit qu’un lien étroit unit le programme vitaliste («revitaliser») et la vision organiciste («tissu urbain»). Le sens premier de revitaliser est en effet de «redonner de la vitalité à un organisme, à un tissu organique» (la publicité vante ainsi les lotions revitalisantes pour la peau ou les cheveux). «Revitaliser» semble toujours appeler un complément d’objet existant: «revitalisation» postule un déjà-là. Ce n’est pourtant pas toujours le cas des opérations immobilières qui utilisent ce mot pour qualifier leur projet, des projets qui consistent souvent moins à «revitaliser» l’existant qu’à le détruire pour rebâtir autre chose. Dans ce cas, la «vitalité» n’est que l’autre nom de l’attractivité économique, et c’est peut-être moins de la «vie» qu’il s’agit de produire que de la valeur immobilière. De ce point de vue, la «revitalisation» est un mot d’aménageur qui permet de susciter l’adhésion: ce mot active des connotations euphoriques qui font écho au «contenu mythique» de l’idée de «vie» pointé par Laborit.

Pour Vygotski, un concept scientifique est «un ensemble d’opérations réglées de pensée n’existant qu’en relation à d’autres concepts à l’intérieur d’un système visant à rendre compte d’un domaine du réel» (cité dans Brossard: s.p.). Or la «revitalisation» n’est intégrée à aucun «système» conceptuel; son contraire, par exemple, la «dévitalisation», est un impensé du discours urbain. Ainsi dans l’ouvrage collectif Retours en villes, des processus de «gentrification» urbaine aux politiques de «revitalisation» des centres (2003), on ne trouve aucune occurrence des mots «dévitaliser» ni «dévitalisation»; quant au mot de «revitalisation», malgré ce que l’usage des guillemets dans le titre laissait espérer, il ne fait l’objet d’aucune critique d’usage.

La formulation d’une critique construite à l’endroit de cette étiquette est en fait un phénomène (très) récent. Ainsi Mathieu Van Criekingen dans Contre la gentrification (2021) prend fermement position contre la dépolitisation des questions urbaines à laquelle contribue la phraséologie des aménageurs parsemée de mots d’ordre en «re –», lesquels sont autant d’«abstractions passe-partout et propices à une adhésion par réflexe» (42). Cet essai présente le grand mérite de poser la question clivante du «pour qui?» (47), en considérant que les politiques de rénovation urbaine consistent le plus souvent en un «réaménagement à destination de publics choisis» (80). Un passage en particulier mérite d’être cité extensivement:

Ces visions [revitalisation, renaissance, regénération, etc.] ont en commun de donner à voir la ville comme une unité biologique soumise à des mécanismes naturalisés de régénération et de dégénérescence. Aujourd’hui, les métaphores interchangeables et omniprésentes de la «renaissance», de la «revitalisation» ou de la «régénération urbaine» sont des fers de lance de cette naturalisation. Elles projettent sur les transformations actuelles des villes, de leurs quartiers populaires centraux en particulier, l’image d’un retour à la normale après une période de vaches maigres, ou celle du début d’un nouveau cycle prometteur après des temps difficiles: le «renouveau urbain» chasserait le «déclin» comme le printemps vient toujours après l’hiver. Elles concourent ainsi à effacer par les mots les violences sociales et symboliques constatées dans les faits. Le prisme du «renouveau urbain» n’a pas de place, en effet, pour les expulsions d’habitants, les fermetures de commerces populaires, les mobilités imposées, les répressions policières, la privatisation rampante de toute une série d’équipements, le déni démocratique en matière d’aménagement urbain, les dégâts écologiques imputables aux flux métropolitains… Voir l’œuvre de la nature là où ce sont des intérêts, des idéologies, des stratégies d’investissement ou de désinvestissement et encore des mobilisations qui mènent la danse est la plus sûre manière de dénier toute dimension politique à la question traitée. (40-42)

Le mot de «naturalisation» renvoie ici à un double phénomène: c’est à la fois ce que nous avons appelé, avec Schlanger, la «vision organiciste» (de la ville), et l’effet de dépolitisation induit par l’utilisation de cette métaphore, qui fait passer pour naturel l’espace de la ville, produit social et anthropique entre tous. La naturalisation a pour effet de masquer la production de l’espace, pour paraphraser Lefebvre. De la même façon, le mot de «revitalisation» focalise l’attention de l’allocutaire sur le procès transitif, l’opération de ré-énonciation de l’espace, ce qui masque au passage le changement de destinataire du nouvel énoncé produit: non plus, dans le cas de la «revitalisation» des quartiers populaires centraux, les habitants historiques de ces quartiers, mais bien de nouveaux habitants apparentés aux «classes créatives» tant vantées par Richard Florida.

Ces processus peuvent heureusement faire l’objet de résistances habitantes. Van Criekingen cite à cet égard quelques-unes des affiches qui apparurent en 2014 à Bruxelles pour s’opposer au réaménagement de la place du Jeu de Balle, parmi lesquelles celle-ci: «Pas besoin de travaux stupides pour se (ré)approprier la ville et la (re)vitaliser! Elle est vivante et nous la vivons maintenant.» (160) Ici, le débat urbain porte moins sur la qualité de vie que sur le degré de vie, les habitants étant réduits à protester de leur vitalité.

Quartiers vivants: une «lecture vitaliste des phénomènes urbains»

Quartiers vivants (2020) est un essai collectif de trois sociologues lyonnais membres du Groupe de Recherche ACtion (GRAC): Rémi Eliçabe, Amandine Guilbert et Yannis Lemery. Dénonçant avec vigueur le processus de la métropolisation et partant du postulat selon lequel «[l]a vitalité d’une ville tient à sa capacité à déborder l’ordre public» (29), ils proposent une «lecture vitaliste des phénomènes urbains» (190). Cette démarche s’inscrit dans une certaine mode intellectuelle, attestée notamment par le succès critique et public rencontré dans le champ de la philosophie de l’environnement par l’essai de Baptiste Morizot, Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous (2020). Morizot reconnaît qu’il partage à certains égard «l’affect philosophique du vitalisme: c’est bien la vie, le fait vivant, qui est le grand mystère et la grande puissance autour de laquelle tout gravite […]» (114). Dès l’introduction de Quartiers vivants, les auteurs assument ainsi leur parti pris vitaliste:

Dans le compte-rendu d’enquête que nous présentons ici, l’idée de vie de quartier doit être comprise comme une véritable catégorie d’analyse, désignant ces phénomènes qui relèvent de l’évidence pour qui habite un quartier, mais qui semblent recouverts d’un épais mystère pour l’observateur non-averti […][.] [L]es quartiers choisis pour l’enquête l’ont été […] du fait de leur capacité à ne pas se laisser aisément réduire, pour leur vitalité débordante pourrait-on dire […]. (29-30)

L’objet d’étude semble commander la démarche d’investigation: ce livre, qui se consacre à l’étude de «réalités récalcitrantes» (8), est le premier d’une collection intitulée «Enquêtes sauvages». Il comprend deux études de cas: la première examine les Murs à Pêches, un quartier de Montreuil en Seine–Saint-Denis, la seconde le quartier de Saint-Léonard à Liège.

Bien qu’il s’agisse d’un «quartier en cours de gentrification» (131), le quartier Saint-Léonard semble aux auteurs «particulièrement rétif à sa conversion métropolitaine» (185). C’est «un de ses quartiers, dont on [leur] assure qu’il est bien vivant» (120), et son irréductible «vitalité» est précisément ce qui semble fonder sa «résistance à la métropolisation (à l’inscription spatiale du capitalisme ou à l’autoritarisme des pouvoirs publics)» (21). Fidèles à leur souci de «ne rien piétiner de ce qui fait la vitalité d’une situation» (28), les sociologues s’attachent à recueillir les signes de vie produits par les habitants du quartier. Cet inventaire s’intitule «Vie de quartier animée à Saint-Léonard» et s’élabore au travers d’enquêtes auprès des «acteurs de la vie de quartier» (140) qui «donnent forme et vie à l’âme du quartier» (138-139). Le «foisonnement d’associations atteste de la vitalité du quartier» (133), et l’institution locale du carnaval des patates «reste, de l’avis de tous, […] un événement investi et vivant» (173-174). Au terme de leur enquête, les auteurs concluent: «Nous avons voulu décrire […] des situations […] qui, mises bout à bout, indiquent qu’il y a bien de la vie […].» (187-188)

Tout se passe comme s’il s’agissait de calmer une inquiétude en additionnant des preuves de la vitalité du quartier. Cependant, qui doutait que Saint-Léonard ne fût un «quartier vivant»? Un quartier n’est-il pas «vivant» pour la raison, nécessaire et suffisante, qu’il est habité? Bien sûr, poser cette question c’est feindre de ne pas voir la portée critique du concept de «quartier vivant» en tant que résistance habitante opposée à la «gentrification». Il y a en effet chez les auteurs de Quartiers vivants l’idée sous-jacente qu’un quartier serait d’autant plus «vivant» qu’il serait «populaire». On touche ici au vieux mythe cher au romantisme selon lequel le «peuple» serait le reliquaire de l’«âme» nationale (correspondant ici à «l’esprit du lieu» ou genius loci). Ne dit-on pas en effet, dans le langage courant, avec un peu trop de légèreté sans doute, d’un quartier pauvre, mais animé, qu’il est un «quartier vivant»? La présomption de vitalité, de même que Lotman parle de «présomption de sémioticité» (p. 17), associée aux quartiers populaires (habités par une «vie dangereuse», mais une «vie» tout de même) est en quelque sorte donnée comme la contrepartie de leur caractère dominé. On peut cependant redouter que l’opération intellectuelle consistant à laisser entendre qu’un quartier à faible niveau de vie serait, pour cette raison, un quartier à haut degré de vitalité, revienne (encore une fois) à naturaliser les inégalités socio-économiques.

L’angoisse de la dévitalisation

Bien qu’elle soit loin d’être exhaustive, la circulation qu’on vient de proposer nous a permis d’attester la remarquable «vitalité» de l’idée de «vie» dans le discours contemporain sur la ville. En dépit de ses nombreuses limites, l’idée de «vie» semble fonctionner au sein de ce discours à la manière d’une quasi-catégorie d’analyse du phénomène et du projet urbain. Nous avons tenté de faire apparaître le caractère discursivement marqué de cette idée, en particulier son usage à des fins argumentatives. La trace du marketing urbain ou du city branding, dont la «revitalisation» constitue une des incantations favorites, est toutefois suffisamment discrète pour ne pas faire obstacle à sa circulation au sein même des discours spécialisés.

En guise de conclusion, il faudrait encore se demander: de quel phénomène cette «vitalité» de l’idée de «vie» dans le discours urbain est-elle le signe? Nous reprenons ici la question posée par Schlanger à propos de la métaphorisation organique: «Pourquoi un tel succès à un tel moment? […] Le pourquoi du succès d’une argumentation se comprendra en fonction des intérêts de la pensée auxquels cette argumentation répond» (34-35). À quels «intérêts» le discours de la «revitalisation urbaine» répond-il ? À ceux des aménageurs et des promoteurs immobiliers, sans doute, puisque l’aura vitale attachée à un lieu donné est aussi un actif spéculatif, mais cette réponse est insuffisante. En effet, la rapidité avec laquelle cette expression s’est stabilisée dans le discours, ainsi que le peu de résistance qu’elle a rencontré jusqu’ici, exception faite de quelques usages trop rares pour être véritablement significatifs3Par exemple, les auteurs d’un ouvrage de la collection «Que sais-je?» consacré au tourisme urbain et paru en 1996 lui préfèrent l’expression de «réactivation urbaine» (Cazes et Potier: 47)., ne sont-ils pas des indices qu’elle répond à un besoin plus profond?

«Tous les cauchemars plutôt que l’insignifiance», écrit Schlanger, qui poursuit: «C’est sur ce fond répulsif que peut se comprendre l’immense succès de la pensée de l’organisme à travers toutes ses généralisations.» (42) Quel est le «fond répulsif» sur lequel peut se comprendre le succès de l’idée de «vie» dans le discours urbain? Pour répondre, il ne faut pas perdre de vue que la tradition organiciste de la pensée de l’urbain, dont le succès de l’expression de «revitalisation» n’est qu’un épiphénomène, se conçoit en relation avec la vision mécaniciste à laquelle elle s’oppose (Rossi: s. p.). De fait, on peut affirmer que l’usage de la métaphore organique et de l’idée de vie dans la pensée contemporaine de la ville sert à exorciser l’angoisse suscitée par la perspective d’une ville «mécanisée» et «déshumanisée» (on pense en particulier à l’horizon de la smart city), où la perte d’«humanité» s’accompagnerait d’une perte de vie (dévitalisation) corrélée à une perte de sens (désémantisation). L’axiologie de la «ville de la vie» prospère sur cette angoisse de la dévitalisation. Les invitations à «ensauvager» la ville (formulées notamment dans deux ouvrages de 2020: Zoocities. Des animaux sauvages dans la ville de Joëlle Zask, et L’utopie sauvage de Sébastien Dalgalarrondo et Tristan Fournier) ou à «faire front contre l’invivabilité croissante du monde» (Christin: 134) formulent une promesse similaire.

Dans la Dédicace de Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1951), Adorno écrit:

Ce qui jadis méritait pour les philosophes de s’appeler la vie est devenue une affaire privée et ne relève plus finalement que de la consommation, et comme tel, tout cela est à la remorque du processus de la production matérielle, dépourvu d’autonomie et de substance propre.
Ainsi, le regard que nous posons sur la vie s’est mué en une idéologie qui nous trompe en nous masquant le fait que cette vie n’existe plus. (9)

Le situationniste Guy Debord formule une réflexion proche de celle d’Adorno lorsqu’il déclare au cours d’une communication prononcé le 17 mai 1961 à l’invitation de Lefebvre et de son groupe de recherche sur la vie quotidienne: «On s’est demandé: « La vie privée est privée de quoi? » Tout simplement de la vie, qui en est cruellement absente.» (578).

Pour éclairer plus complètement la résurgence du vitalisme dans les études urbaines (et, plus largement, dans les sciences dites «humaines»), il faudrait encore étudier, par opposition à la «ville de la vie», l’imaginaire de la «ville morte», c’est-à-dire la ville vécue ou ressentie comme dévitalisée (notamment au travers des figures de la ville minéralisée, pétrifiée ou artialisée). Mais ce serait là l’étude d’une autre idée.

 

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Zask, Joëlle. 2020. Zoocities. Des animaux sauvages dans la ville. Paris : Premier Parallèle, 256 p.

  • 1
    Nous avons entrepris celui-ci dans le cadre de notre projet doctoral F.R.S.-F.N.R.S. «Rhétorique de la ville» (2020-2024) à l’Université de Liège sous la direction de François Provenzano.
  • 2
    Il en va de même pour les citations ultérieures: les passages en italique sont déjà présents dans les textes cités.
  • 3
    Par exemple, les auteurs d’un ouvrage de la collection «Que sais-je?» consacré au tourisme urbain et paru en 1996 lui préfèrent l’expression de «réactivation urbaine» (Cazes et Potier: 47).
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