Entrée de carnet

Les excès de la photographie numérique, première partie: ralentir le processus.

Gabriel Tremblay-Gaudette
couverture
Article paru dans Le tournant de l’image (numérique), sous la responsabilité de Gabriel Tremblay-Gaudette (2011)

Il y a peut-être actuellement au monde quelques milliers d’appareils photographiques. Combien y a-t-il de photographes? Par photographe, j’entends un esprit capable de dominer sa machine, de la faire servir au lieu d’en être l’esclave. J’ai bien peur qu’il n’en existe pas un seul. Dans quelques années, il y aura des millions d’appareils. Chaque famille, ou presque, possèdera le sien. Cela nous vaudra un nombre incalculable de documents. Mais combien d’oeuvres résultant d’une conception individuelle de la photographie? Je me me fais guère d’illusion à ce propos… 1Ehrlich, Erwahn (1982) Les photographies conceptuelles d’Erwahn Ehrlich (1894 – 1961), Bruxelles: Daily-Bul, 100 pages

Le poète surréaliste belge Erwahn Erlich, était passablement méfiant à l’égard du jeune médium de la photographie; il choisissant de tourner en dérision cette pratique par la création de “photographie conceptuelles”, mélange de dessins et de mots qui suggéraient le contenu d’une photographie sans en reproduire la méthode (voir exemple plus bas). L’extrait d’une de ses lettres écrite par  date de 1913, donnée en ouverture de ce billet, a une valeur prohpétique à notre époque.

Erlich, Erwahn. 1913. «Sans titre» [Dessin]

Erlich, Erwahn. 1913. «Sans titre» [Dessin]
(Credit : Erlich, Erwahn)

Il est en effet consternant de constater à quel point tout le monde et sa mère semble posséder un appareil photographique. Qui plus est, la technologie numérique permet dorénavant à n’importe quel badaud armé d’un appareil de mitrailler de son objectif n’importe quel sujet. De la sélection mesurée de chaque cliché à l’époque du rouleau de 24 poses, nous sommes passés à une démesure de l’appui sur le déclencheur. Les photographies prises au terme d’un voyage, d’une sortie mondaine ou des premiers pas d’un poupin se comptent par centaines. Malgré un tri opéré avant la mise en ligne, ceci a pour effet que des recherche sur des agrégateurs comme Flick et Google Images donnent des résultats au volume vertigineux.

Le hic, c’est que l’appareil numérique et les options de paramétrages automatiques qu’il offre ne remplacent pas entièrement les compétences techniques du photographe. Sans parler du fait que jamais un appareil ne va interrompre son fonctionnement pour s’adresser à son utilisateur afin de lui demander “es-tu certain que ça fera une belle photographie?”

Dans un article paru dans le magazine Slate en janvier 2011, Tim Wu s’interroge sur les excès de cette approche accélérée et peu réfléchie de l’acte photographique :

While taking photos has become a way to mark almost any moment, there is often an unnoticed tradeoff. Photography is so easy that the camera threatens to replace the eyeball. Our cameras are so advanced that looking at what you are photographing has become strictly optional. (…) What gets lost is the idea that photography might force you to spend time looking at what is in front of you, noticing what you might otherwise ignore.2Wu, Tim (2011) “The Slow-Photography Movement. What is the point of taking pictures?” Dans Slate, 18 janvier 2011, en ligne : http://www.slate.com/id/2279659/pagenum/all/#p2 (consulté le 18 mars 2011)

Il oppose donc à la plus commune procédure accélérée une démarche de photographie lente (Slow Photography), ramenant le jugement, l’investissement du regard et l’auto-critique dans le portrait. Similaire en terme de philosophie au mouvement du Slow Food qui invite les gens à reprendre goût à la bonne cuisine, la dégustation et les habitudes alimentaires saines, la photographie lente voudrait pallier aux inquiétudes énoncées par Erlich il y a près d’un siècle. Une redécouverte de la pratique photographique dans sa complexité remettrait au premier plan le souci de la qualité; de toute manière, en fait de quantité, l’amoncellement exagéré d’images disponibles sur le Web nous donne l’assurance qu’une diminution du volume de clichés produits et diffusés par la photographie numérique ne pourrait avoir que des impacts favorables. Comme le souligne Wu, “group pictures are never beautiful, nor are photos in front of the Eiffel Tower. (It is big, and the subject is too small.)”. 3Ibid.

Banksy. Année inconnue. «This is not a photo opportunity» [Graffiti] 

Banksy. Année inconnue. «This is not a photo opportunity» [Graffiti]
(Credit : Banksy)

À ce sujet, une approche plus directe et “guérilla” afin de faire circuler cette idée a été utilisée par l’artiste contemporain de Street Art Banksy, qui a posé à quelques endroits stratégies des messages adressés aux touristes trop pressés de prendre une photographie d’un monument célèbre pour évaluer la pertinence de leur geste.

 

  • 1
    Ehrlich, Erwahn (1982) Les photographies conceptuelles d’Erwahn Ehrlich (1894 – 1961), Bruxelles: Daily-Bul, 100 pages
  • 2
    Wu, Tim (2011) “The Slow-Photography Movement. What is the point of taking pictures?” Dans Slate, 18 janvier 2011, en ligne : http://www.slate.com/id/2279659/pagenum/all/#p2 (consulté le 18 mars 2011)
  • 3
    Ibid.
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