Entrée de carnet
L’entité sentinelle Chloé Delaume
Œuvre référencée: Delaume, Chloé. J’habite dans la télévision, Gallimard, Paris, 2006, 167 pages.
«Je m’appelle Chloé Delaume», écrit Chloé Delaume dans La dernière fille avant la guerre, «je suis un personnage de fiction, j’officie dans les livres dont je suis l’héroïne. Enfin dans la plupart des cas» (2007: 631Dans cette collection, intitulée «Naïve sessions», des auteurs contemporains écrivent sur leur rapport à la musique ou sur une figure mythique du rock. Le texte de Delaume porte sur le groupe rock français Indochine.). À la fois personnage et auteur de ses romans, Chloé Delaume multiplie les jeux de miroirs et les oscillations identitaires. Plus que de l’autofiction, sa poétique joue sur les ressorts de la métafiction.
Les jeux identitaires sont innombrables dans son œuvre. Dans La dernière fille avant la guerre, titre inspiré d’une chanson du groupe français Indochine, c’est un dédoublement de personnalité, complété d’un complexe sentiment d’aliénation. «J’ai pour résidence principale un corps de sexe féminin fabriqué en mars 73. […] J’ai signé un contrat avec la fille qui était dedans. Elle ne savait trop quoi en faire, de ce corps qu’elle trouvait trop grand» (2007: 9). Dans l’espace ouvert par les pages de ce roman, Chloé et une certaine Anne rivalisent pour avoir droit de cité et s’accaparer le «je» permettant d’avoir le haut du pavé.
Corpus Simsi, son roman de 2003, est consacré à la construction de l’avatar Chloé Delaume, dans le jeu Les Sims et à l’immersion complète de son auteur dans l’univers virtuel du jeu. «Je m’appelle toujours Chloé Delaume» y écrit-elle. «Je suis interminablement un personnage de fiction. J’ai été expulsée du corps que j’avais cru faire mien un vendredi spongieux de 2002» (2003: 4). Elle n’y résistera pas et se projettera sur la figure rudimentaire du personnage créé à partir des paramètres habituels du logiciel, son identité recueillie par les pixels du jeu de simulation, lors d’une «incarnation virtuellement temporaire» (c’est le sous-titre du livre).
Dans Le cri du sablier (2001), mais la même chose peut être dite des Mouflettes d’Atropos (2000), c’est l’implosion qui menace Chloé Delaume, et le langage le rend bien qui se réinvente aux limites du sens et de la cohérence. Mais la scène primitive qui s’y profile est d’une telle violence qu’on comprend l’enfant qu’elle était d’avoir voulu l’oublier et d’être soumise à un silence qui représente non pas tant l’absence de toute parole que la présence d’une parole irrationnelle, qui montre sans dire et qui ferme les yeux au moment crucial. Si ces romans témoignent d’une reconquête du langage, ils attestent aussi des multiples cercles qu’il faut emprunter avant d’en arriver à rejoindre le pôle d’une spirale.
Sur son blogue à caractère littéraire, chloedelaume.net, où elle note ses pensées et rend disponible ses chantiers sonores, elle flirte avec les formes contemporaines de l’extimité, néologisme qui rend bien compte des relations d’intimité renégociées dans le cyberespace.
Je m’écris depuis huit ans dans des livres publiés, proposés à la vente, parfois achetés, plus rarement lus. J’y investis temporairement des lieux, des corps, des territoires. […] Conception franco-libanaise, le néant pour signe particulier. Les locaux étaient insalubres lorsque j’en ai pris possession. (http://www.chloedelaume.net/bio/index.php)
Dans son roman de 2006, J’habite dans la télévision, elle exploite cette fois la dissolution de soi dans la télévision. Chloé Delaume s’y transforme en Sentinelle désincarnée habitant cet espace frontalier et essentiellement virtuel qu’est le réseau télévisuel.
Le roman n’a qu’un véritable personnage, si on oublie le poste de télévision, aucune intrigue sauf la transmutation de Chloé Delaume qui se met à hanter le réseau. Elle commence à habiter la chose, parce qu’elle a décidé de tenter l’expérience de n’écouter que la télévision pendant vingt-deux mois.
L’expérience est exigeante. Chloé Delaume doit adapter son biorythme, modifier ses habitudes et son mode de vie. Elle devient paresseuse, ne veut plus faire le ménage de l’appartement. Puis elle se met à parler à son poste de télévision. Elle commence à avoir continuellement faim, le discours publicitaire s’insinue dans ses propres paroles. Elle adopte un vocabulaire qui n’est plus le sien, mais celui des émissions qu’elle écoute. Ses migraines se multiplient. Et son identité commence à vaciller. Après le premier mois, elle fait un bilan : «Ce que je vois ce que j’entends ce que je dis ce que je pense ce n’est déjà plus la même chose.» (p. 69)
Après un premier trimestre, et 1451 heures d’exposition, elle note des pulsions consommatrices inédites, des actes d’achat conformes aux messages diffusés et une augmentation ainsi qu’une redéfinition de ses besoins (p. 104). Elle est atteinte de confusion, retransmet des informations en oubliant que la télé en est la source et, plus important encore, elle ne produit plus de pensées, elle ne fait que relayer des opinions. Et graduellement elle commence à se prendre pour une sentinelle. Celle qui, par définition, est à l’avant-poste, ce qui, pour la télévision, est parfaitement congruent, on en conviendra. À la fin du roman, Chloé Delaume, mais une Chloé Delaume qui n’est plus qu’un spectre, une présence dans la télévision, explique : «Je reste errante de chaîne en chaîne, maillon fébrile gorgé de rouille. Je ne manque de rien, bien sûr, de rien. J’espère diluer mon tétanos. J’avais un nom, avant. Un corps et un amour. J’ai dit ça car je m’en souviens : ainsi je serai la Sentinelle.» (p. 164) L’entité sentinelle Chloé Delaume.
Mais pourquoi entreprend-elle une telle expérience? Quel danger nous menace et exige d’elle qu’elle se transforme en sentinelle? À quoi renvoie cette préparation des cerveaux? En fait, Chloé Delaume a fait sienne une déclaration du PDG de TF1, Eric Le Lay, faite en 2004. Adepte du neuromarketing, il aurait déclaré :
Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective “business”, soyons réaliste: à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit […] Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible: c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. (http://www.nettime.org/Lists-Archives/nettime-fr-0408/msg00017.html)
Ces propos de Le Lay, abondamment reproduits sur Internet, sont repris par Delaume qui en fait le point de départ de son texte. Armée de cette «citation officielle du biopouvoir2Tiré d’une entrevue accordé au magazine, La lettre des pôles (lettre d’information des pôles régionaux d’éducation artistique et de formation au cinéma et à l’audiovisuel), no 5, décembre 2006, non paginé.», elle décide de rendre disponible son temps de cerveau à la télévision afin d’en mieux comprendre les conséquences. Elle fait sa propre expérience de neuromarketing, et explore les limites de son esprit soumis au flux constant de l’écran de télévision. Éric Le Lay a déclaré : «La télévision, c’est une activité sans mémoire.» Delaume décide en réponse de devenir la mémoire de la télévision, elle devient cette sentinelle qui l’habite et, du même coup, entreprend de nous en protéger. Si elle habite dans la télévision, c’est bien parce que, habituellement, la télévision nous habite, elle s’insinue dans notre esprit et y ouvre un espace de disponibilité prêt à être envahi, utilisé, perverti.
Mais, la résistance est déjà commencée: l’entité sentinelle Chloé Delaume est à l’œuvre. Elle habite dans la télé et passe au crible les messages, cherchant à y débusquer le discours lénifiant de la doxa populaire.
Bibliographie
Delaume, Chloé. (2007) La dernière fille avant la guerre, Paris, Naïve.
_______________. (2006) J’habite la télévision, Paris, Gallimard.
_______________. (2003) Corpus Simsi, Paris, Léo Scheer.
_______________. (2001) Le cri du sablier, Paris, Farrago / Léo Scheer.
_______________. (2000) Les mouflettes d’Atropos, Paris, Gallimard / Farrago.
- 1Dans cette collection, intitulée «Naïve sessions», des auteurs contemporains écrivent sur leur rapport à la musique ou sur une figure mythique du rock. Le texte de Delaume porte sur le groupe rock français Indochine.
- 2Tiré d’une entrevue accordé au magazine, La lettre des pôles (lettre d’information des pôles régionaux d’éducation artistique et de formation au cinéma et à l’audiovisuel), no 5, décembre 2006, non paginé.