Entrée de carnet
Lecture de «Qu’il est dur le Chemin de la croix parisien» de Frank Venaille
Qu’il est dur le Chemin de la croix parisien. Pénibles ses quatorze stations.
Je marche, noctambule malgré moi, dans les rues de ma ville.
La nuit, elle est là pour permettre de croiser divers types humains intéressants à fixer
dans un herbier.
Celui-ci, par exemple, dit «le moineau» tant il bouge constamment la tête.
Un autre, que je ne nommerai pas, qui voudrait m’entraîner vous savez où.
Qu’il est dur le Chemin de croix, d’ailleurs Jésus vient de tomber pour la.
J’ai l’exclusivité de l’information que je complète: première fois.
Cela fait rigoler tavernes et brasseries entières.
Je me tiens à l’écart. Je m’écarte. On exige de moi que je me lance dans le grand
écart.
Quel gâchis!
Les femmes, avec des rires en provenance directe de leur vagin.
Les hommes, je m’en moque de ceux-là, n’ayant jamais rien attendu de bon de cette
catégorie d’individus.
Et puis c’est à cet instant-là qu’ils allument leur cigare aux rouges lèvres de leur
compagne, manière discrète pour moi d’évoquer la fellation de fin de repas.
Tout cela est très porc, non!
Qu’il est dur de monter, lentement, dans ma ville, jusqu’à l’éblouissement de la
place des Abbessès.
Mais demeurent d’autres grands plaisirs de la vie de nuit.
Dormir en est un (j’ai même croisé des somnanbules!)
Ma préférence va vers celles et ceux qui me demandent quel est le score actuel de
Jésus trahi par Judas? Trois chutes?
On peut probablement rencontrer ce genre de bookmaker dans d’autres capitales
mais aucune autre ne possède une rue Léon Delhomme donnant directement dans
l’ascenseur de mon immeuble.
Marcheurs! Heureux marcheurs! Que sortent pour la nuit les gueules cassées, les
accidentés de la vie difficile, toute la monstrueuse famille monstrueuse des monstres.
Et votre serviteur qui garde ses gants pour pleurer.
Dans son recueil Hourra les morts! publié en 2004, Franck Venaille évoque des souvenirs réels et fantasmés au cours de ses marches dans les rues de Paris. Je m’attache ici plus particulièrement à l’analyse de «Qu’il est dur le Chemin de la croix parisien» (Venaille, 2004: 131-132), poème entièrement mis en italiques. Cette typographie rappelle l’écriture à la main, associée à l’expression personnelle et au témoignage. Ce choix installe une connivence avec le lecteur. De plus, l’italique a pour conséquence de ralentir la lecture (les caractères sont moins familiers à l’œil), ce qui permet d’inscrire à même la page la souffrance attachée au cheminement du poète. Celle-ci est annoncée explicitement dès l’incipit, lequel débute par «Qu’il est dur», puis recourt à l’adjectif antéposé «Pénibles» dans la seconde phrase. En gardant à l’esprit cette ombre de douleur, je vais explorer le «gisement de sens» (Bailly: 7) de ce texte en suivant deux fils conducteurs, soit la temporalité nocturne et la thématique religieuse.
Le poète considère la ville de Paris comme sienne, ce que traduit la répétition du pronom possessif («les rues de ma ville», «dans ma ville») que complète la mention de son immeuble auquel mène la rue Léon Delhomme. Cette revendication d’appartenance est d’autant plus symbolique que les recueils de Franck Venaille ont longtemps abrité une quête de ses origines par le biais d’un voyage dans plusieurs villes (exploration des villes flamandes, de Londres, de New-York, d’Istanbul, de Trieste, d’Ostende). Ancrage parisien et ancrage religieux sont intrinsèquement liés puisque la mention des quatorze stations renvoie à la fois au chemin de croix du Christ et aux lignes du métro parisien. L’action du poème se situe exclusivement la nuit. Dans son essai La nuit. Vivre sans témoin, Michaël Foessel rappelle que
la chronologie biblique des commencements est plus complexe que ce que le désir romantique d’une nuit absolue pourrait espérer: il y a d’abord les ténèbres, puis la lumière, enfin la nuit. […] Les ténèbres demeurent au commencement, elles peuvent aussi revenir sous une forme infernale à la fin du monde. Mais dès l’instant où le jour a été créé, et aussi longtemps qu’il reviendra, la nuit l’emporte sur le chaos des commencements. Elle désigne des ténèbres rendues habitables. (Foessel: 123).
Selon le philosophe, «penser la nuit, c’est penser la manière dont l’obscurité change notre perception, transforme notre rapport aux autres ou modifie notre expérience du temps, mais toujours suivant des règles qui lui sont propres» (Foessel: 11). Le Paris nocturne n’échappe pas aux processus de muséification, de marchandisation et de touristification à l’œuvre dans la ville Lumière. Diverses mesures publiques visent à domestiquer et à encadrer la nuit : développement de l’éclairage public, mécanismes de surveillance, organisation de la Nuit blanche. Je renvoie aussi au discours nostalgique autour des fameuses nuits parisiennes qui n’en sont plus puisque plusieurs établissements célèbres ont dû fermer leurs portes à cause de réglementations plus strictes en termes de sécurité et de gestion du bruit.
À rebours de cette vision d’une vie nocturne appauvrie, le poème de Franck Venaille rend à la nuit son pouvoir symbolique, ce moment où sortent les «êtres interlopes (fêtards, voyous, révolutionnaires, ivrognes)» (Foessel: 54). Au départ, le choix de la marche nocturne se fait à l’encontre de la volonté du poète qui est «noctambule malgré lui». Mais rapidement la nuit lui permet de rencontrer des «types humains intéressants». Le texte invite ainsi à suivre le poète-flâneur dans son cheminement nocturne, marqué par la souffrance (forme hyperbolique de la douleur liée à l’évocation du Chemin de croix du Christ), mais aussi ponctué par des révélations et des rencontres dont certaines s’avèrent fort peu catholiques.
Par certains aspects, le poète s’inscrit dans la longue histoire du flâneur parisien: la marche, la recherche de physionomies (cf. le terme «moineau» mis entre guillemets), la mention de l’herbier évoquant Baudelaire qui «herborise sur le bitume» (Benjamin: 59). Mais le sujet chez Franck Venaille ne possède pas quelques-unes des caractéristiques essentielles du flâneur, particulièrement la fluidité et l’habileté à se mouvoir dans la foule. Sa marche est douloureuse et constitue une épreuve qui se lit dans la tension que le poème construit, entre des séquences lyriques et des ruptures sèches de rythme. Phrases longues et phrases lapidaires se succèdent et le recours à l’anaphore avec ses allitérations en [k] et en [r] produit un effet de dureté:
Qu’il est dur le Chemin de la croix parisien
Qu’il est dur le Chemin de croix
Qu’il est dur de monter
Sa position par rapport à la foule est source d’instabilité et de déséquilibre, comme le montre la gradation de ces trois phrases: «Je me tiens à l’écart. Je m’écarte. On exige de moi que je me lance dans le grand écart.» Si la première proposition reflète le choix de se tenir à distance, la dernière tournure est passive, ce qui indique une perte de contrôle et accentue la précarité du poète. Il ne provoque que des rires, s’écarte de la communauté des hommes, mais aussi du droit chemin. Ce n’est en effet pas un hasard si le premier type rencontré est qualifié de «moineau» puisque c’est un terme familier pour désigner le sexe masculin. Le vers suivant renvoie à un potentiel acte sexuel dissimulé par l’obscurité de la nuit. La suite est encore plus explicite avec l’évocation du terme «vagin», ainsi que la formule «fellation de fin de repas». L’évocation du péché de luxure ne se fait pas sur le mode de la contrition liée à l’exercice de la confession, mais sur le mode humoristique. Le poème joue sur le double sens du verbe «moquer», qui signifie à la fois tourner en dérision et traiter de manière méprisante. Il recourt surtout à une exclamation surprenante – «Tout cela est très porc, non!». En adjectivant le nom «porc», le texte renvoie à la fois à l’interdiction de manger du cochon imposée à leurs adeptes par certaines religions, mais aussi aux connotations associées à l’animal — saleté, vulgarité, grossièreté, débauche notamment sexuelle. Enfin, la place des Abbesses est située au pied des escaliers qui montent au Sacré Cœur, non loin de Pigalle, haut lieu historique de l’érotisme: le poème mêle ainsi eros et sacré.
«Qu’il est dur de monter, lentement, dans ma ville, jusqu’à l’éblouissement de la place des Abbesses»: le rythme de la phrase s’efforce de rendre la lenteur et la difficulté de la montée par la présence des virgules et de l’adverbe ainsi que par l’indication redondante d’un lieu. Le poème opère ensuite un basculement par la convocation d’un éblouissement que l’on peut assimiler à une forme de révélation et à une façon de quitter les ténèbres. Le poète n’est plus un témoin isolé, partagé entre angoisse et culpabilité, face à une foule anonyme et ricanante qui se livre aux péchés de gourmandise et de luxure. Son cheminement dans la ville se fait plus apaisé, ses tiraillements moraux s’atténuent et il s’intègre parmi la faune nocturne dans une nuit devenue habitable. Un intertexte majeur est ici convoqué, le «Sermon sur la Montagne», tel qu’il est inséré dans Les béatitudes (évangile selon St-Matthieu):
Voyant les foules, il gravit la montagne, et quand il fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui.
Et prenant la parole, il les enseignait en disant:
Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux.
Heureux les affligés, car ils seront consolés.
Ce sont ces affligés que le poète nomme «les heureux marcheurs». L’expression «gueules cassées» renvoie aux soldats blessés de la Première Guerre Mondiale qui provoquaient la peur avec leurs mutilations physiques. «Les accidentés de la vie difficile» font référence aux pauvres et aux marginaux que la ville refoule et qui profitent de l’obscurité relative offerte par la nuit pour sortir. L’emploi du terme «monstre» est particulièrement fécond parce qu’il lie la religion, l’histoire littéraire de la ville et la politique. Le monstre est celui qui possède un caractère surnaturel et est capable de transmettre les avertissements de la volonté de Dieux. Par la suite, le terme désigne un être porteur d’une anormalité physique, qui suscite répulsion et crainte. Le motif du monstre convoque tout un imaginaire littéraire lié à la ville de Paris par l’intermédiaire des «monstres innocents» de Baudelaire ou du Quasimodo de Hugo. Dans le poème de Franck Venaille, la monstruosité est monstrueusement soulignée: «toute la monstrueuse famille monstrueuse des monstres». Cette exagération pléonastique a une visée politique. Elle dénonce le regard que la société porte sur ses marges, là où sont maintenus idéologiquement et physiquement ceux que l’on rejette, ceux que l’on ne veut pas voir (on peut penser aux nombreux dispositifs anti-itinérants), mais aussi ceux qui se révoltent. En effet, l’acte de marcher évoque les mouvements de protestation et de grèves très présents dans l’histoire parisienne.
Le texte n’hésite pas à malmener la doxa religieuse. Les trois chutes du Christ sont ramenées à un simple fait divers ou font l’objet d’un pari.
Qu’il est dur le Chemin de croix, d’ailleurs Jésus vient de tomber pour la.
J’ai l’exclusivité de l’information que je complète: première fois.
La fin abrupte de la phrase, la rupture syntaxique et le rejet au vers suivant de la réponse provoque un effet de surprise et accentue la brutalité de la désacralisation.
Ma préférence va vers celles et ceux qui me demandent quel est le score actuel de Jésus trahi par Judas? Trois chutes?
On peut probablement rencontrer ce genre de bookmaker […]
Le chiffre trois — très symbolique dans la tradition biblique et la religion chrétienne (la sainte trinité, Pierre renie Jésus à trois reprises, il y a trois crucifiés au Golgotha) — sert ici à travestir en résultat sportif les trois chutes de Jésus montant à son supplice. Cette manière d’inviter à rire est doublement transgressive puisque nulle part dans les évangiles canoniques, il n’est fait mention du rire de Jésus de Nazareth (la question du rire de Jésus est un topos des questions théologiques au Moyen-Âge). De plus, le rire évoqué dans le poème se trouve directement associé à la sexualité («des rires en provenance directe de leur vagin») – féminine qui plus est. Quant à l’évocation de l’ascenseur, elle pourrait constituer un raccourci parodique de la montée que le poète a péniblement accomplie.
Cette désacralisation de la parole religieuse se joue au profit de la parole poétique, comme le montre l’analyse du dernier vers:
Et votre serviteur qui garde ses gants pour pleurer.
Celui qui ne suscitait que rires moqueurs au début du poème reçoit le don des larmes. Dans la tradition chrétienne, le fait de pleurer, en particulier lors d’une prière, représente un signe d’humilité et de piété, voire une façon de s’auto-purifier tout en montrant au monde la force exemplaire de son repentir. Ici, le poète pleure sur l’humanité souffrante, mais la mention — surprenante — des gants congédie à la fois l’interprétation classique, celle de la résignation (n’avoir que ses yeux pour pleurer) et l’interprétation religieuse. Par l’intermédiaire de cet élément vestimentaire caractéristique du dandy, c’est la figure du dandy parisien par excellence qui se trouve convoquée, soit celle de Baudelaire. Chez Franck Venaille, le chemin de croix incarne la dureté du travail poétique (le mot «travail» est pris ici dans son sens étymologique, soit la souffrance du corps) et l’éblouissement est synonyme de révélation poétique. Le poète a définitivement pris la place du prophète. Dans C’est nous les modernes, l’écrivain avait exprimé sa profession de foi poétique de cette manière:
Écrire n’est pas se montrer raisonnable, plier devant l’autorité du style, se protéger de ses propres humeurs. En un mot, je ne suis pas pour le respect (de la langue, de la prosodie, de la morale, de la narration et de la sage psychologie). Je suis de l’écriture. Dans l’écriture. C’est mon seul bien. (Venaille, 2010: 7)
Bibliographie