Carnets de recherche, 2020
Le pouvoir performatif du poème: Albiach, Chedid, Pey, Prigent, Rouzeau, Venaille
Une introduction de Pierre Popovic
Ce Cahier de recherche a pour but de mettre en évidence ce que Laure Murat appelle, dans un texte où elle décrit le rôle joué par le roman Notre-Dame de Paris (1842) de Victor Hugo sur la préservation de la Cathédrale Notre-Dame, le «pouvoir performatif de la littérature1Laure Murat, «Notre-Dame de Paris, après la bataille», dans Libération, 4 juillet 2019, p.25.», c’est-à-dire sa capacité à agir sur l’état et le devenir de la société qui l’environne avec les moyens qui sont les siens. En l’occurrence, le corpus choisi pour faire valoir cette action du texte littéraire relève d’un genre dont une longue tradition de paresse et de suffisance a préjugé et préjuge encore qu’il n’est qu’une collection de colifichets décoratifs: la poésie. Chaque lecture présentée dans les pages qui suivent porte sur un poème précis choisi dans l’œuvre d’un des poètes suivants: Anne-Marie Albiach, Andrée Chedid, Serge Pey, Christian Prigent, Valérie Rouzeau et Frank Venaille. Chacune de ces œuvres d’envergure a développé une esthétique poétique singulière tant et si bien que leur ensemble peut être tenu pour raisonnablement représentatif de ce qui s’est fait en poésie en France sur les quatre-vingts dernières années, grosso modo de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.
La sociocritique, il est toujours utile de le rappeler, est avant tout une pratique de lecture. Il conviendra donc de partir d’une analyse interne du poème choisi, destinée à dégager le procès de sens produit par la «mise en texte» (Duchet), et de mesurer sur cette base comment le texte travaille (sc. modifie ou critique ou ironise ou déconstruit, etc.) des matériaux constitutifs de l’imaginaire social circonstanciel. Tout(e) sociocriticien(ne) le sait: c’est toujours par l’établissement d’une distance sémiotique complexe qu’une telle relation dynamique entre texte et imaginaire social s’établit, et non par le partage superficiel d’un thème ou d’une vague idée. Une brève «Note de synthèse» sur le devenir de l’imaginaire social hexagonal entre 1940 et 2020 est jointe en annexe, à la fin de cette introduction.
À l’exception de celle portant sur un poème d’Andrée Chedid, les études ici rassemblées sont les versions écrites et largement modifiées des communications présentées lors du Colloquatelier de sociocritique appliquée : Le pouvoir performatif du poème : Albiach, Chedid, Pey, Prigent, Rouzeau, Venaille, organisé par Sandrine Astier-Perret, Viviane Marcotte et Olivier Parenteau, qui s’est tenu à l’Université du Québec à Montréal le 10 janvier 2020. Tant cette publication que ce Colloquatelier s’inscrivent dans le développement d’un projet de recherche soutenu par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et dans le programme annuel (2019-2020) du Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes (CRIST). Ils ont aussi bénéficié des supports du Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, du Département des études littéraires de l’Université du Québec à Montréal et du Centre de recherche sur l’imaginaire/FIGURA.
Bibliographie et attribution des lectures
– Anne-Marie Albiach, «… Où la forêt est la plus sombre», dans Mezza Voce, Paris, Flammarion, 1984, 158 p., p. 41-49.
Lecture par Félix Durand
– Andrée Chedid, «Paysages», dans Textes pour une figure (1949), repris dans Poèmes, Paris, Flammarion, 2014, 1257 p., p. 33-35.
Lecture par Pierre Popovic
– Serge Pey, «Monsieur/même la Révolution/n’aime pas les masques», dans Le Carnaval des poètes, Paris, Flammarion, 2019, 468 p., p. 22-25.
Lecture par Viviane Marcotte, avec la collaboration de Pierre Popovic
– Christian Prigent, «Danses pour Garrincha. 2. Samba», dans Chino aime le sport, Paris, P.O.L., 2017, 175 p., p. 39-41.
Lecture par Pierre Popovic
– Valérie Rouzeau, «L’ordre du jour d’avance…», dans Vrouz, Paris, La Table Ronde, 2012, 170 p., p. 92.
Lecture par Olivier Parenteau
– Franck Venaille, «Qu’il est dur le Chemin de la croix parisien…», dans Hourra les morts !, Paris, Obsidiane, 2004, 169 p., p. 131-132.
Lecture par Sandrine Astier-Perret
- 1Laure Murat, «Notre-Dame de Paris, après la bataille», dans Libération, 4 juillet 2019, p.25.
Articles de la publication
Lecture de «Danses pour Garrincha. 2. Samba» de Christian Prigent
Le poème ici considéré est l’un des trois qui composent la suite «Danses pour Garrincha» dans Chino aime le sport, recueil de poésie publié en 2017 (P.O.L. Éditeur) qui succède à deux romans, Les enfances Chino (2013) et Les Amours Chino (2016). À moins qu’il soit un amateur de football depuis la tendre enfance, il est assez probable qu’un poème comme celui-là laisse son lecteur interdit.
Lecture du poème «L’ordre du jour…» de Valérie Rouzeau
«L’ordre du jour…» est tiré du recueil «Vrouz» (2012), dans lequel sont rassemblés 150 poèmes sans titre de 14 vers chacun, ce qui fait de ce recueil un véritable petit laboratoire du sonnet, pensé par Rouzeau comme une forme poétique souple, taillable et corvéable à merci, à même de dire «la vie, qui grouille dans sa matérialité et dans sa quotidienneté les plus simples», et de l’exprimer par le truchement de «mots qui ne rechignent pas à emprunter au langage phonétique, concret et même pesant, qui s’entremêlent dans des jeux de mots et dans l’assimilation de registres et de langues différentes.» (Bricco: 109)
Lecture de «Où la forêt est la plus sombre» d’Anne-Marie Albiach
La poétique d’Albiach se démarque de celle des poètes de son époque. Le corps et la voix, omniprésents dans tous ses textes, agissent comme des motifs conducteurs, mais ils s’inscrivent également à même la forme et les marques typographiques des poèmes. Ce constat est on ne peut plus frappant dans la suite poétique «…Où la forêt est la plus sombre». Publié en 1984 dans le recueil «Mezza Voce», ce texte met en scène un corps féminin victime d’agressions physiques de la part d’un groupe dont l’identité demeure floue.
Lecture de «Qu’il est dur le Chemin de la croix parisien» de Frank Venaille
Dans son recueil «Hourra les morts!» publié en 2004, Franck Venaille évoque des souvenirs réels et fantasmés au cours de ses marches dans les rues de Paris. Je m’attache ici plus particulièrement à l’analyse de «Qu’il est dur le Chemin de la croix parisien» (Venaille, 2004: 131-132), poème entièrement mis en italiques. Cette typographie rappelle l’écriture à la main, associée à l’expression personnelle et au témoignage. Ce choix installe une connivence avec le lecteur.
Lecture de «Monsieur / même la Révolution / n’aime pas les masques» de Serge Pey
Le regard dense, tourné vers l’objectif, du guerrier / troubadour, l’humanité en manque de sens figurée en fond de toile, la menace de quatre personnages latéraux et les couleurs flamboyantes du tableau reproduit en première de couverture annoncent une poésie qui cherche des chemins secrets pour traverser un chaos anomique. Les poèmes eux-mêmes en ouvrent et en trouvent à force de pousser à l’action, à force de puiser dans les éclats de voix des poètes du passé, à force de faire l’éloge de la diversité, à force de guetter l’émergence d’un examen lucide des valeurs collectives qui pourrait être salutaire. Cette convocation des voix d’hier, cet élan vers la pluralité, cette recherche d’actes concrets, ce désir d’évaluation axiologique constituent l’esprit qui imprègne l’univers de ce carnaval très singulier.
Lecture de «Paysages» d’Andrée Chedid
«Paysages» est le premier poème du premier recueil publié en français par Andrée Chedid, «Textes pour une figure» (1949). La voix qui l’irrigue est immédiatement singulière. Elle n’est pas romantique, car elle n’émane pas d’un cœur qui, pour solitaire qu’il soit, sentirait que bat en lui et à son unisson un cœur innombrable (van Thiegem, 1944). Mais elle est bien entée sur un émoi issu d’une modernité qui doit au romantisme ce qui était nécessaire à la préservation de son héritage et à son dépassement, c’est-à-dire la double invention d’une raison sensible et d’une critique empathique du monde tel qu’il va.