Entrée de carnet

Le sauvetage du temps

Daniel Letendre
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Rolin, Olivier. Un chasseur de lions, Paris, Seuil, coll. «Fictions et Cie», 2008, 235 pages.

«C’est une des poétiques conséquences du temps qui passe: les témoins meurent, puis ceux qui ont entendu raconter les histoires, le silence se fait, les vies se dissipent dans l’oubli, le peu qui ne s’en perd pas devient roman, qui a ainsi à voir avec la mort.» (p. 22) Cette phrase, située dans les toutes premières pages du dernier roman d’Olivier Rolin, Un chasseur de lions (2008), résume le projet qui anime l’auteur depuis Méroé (1998) et Tigre en papier (2002): saisir et relancer dans le temps ce qu’il reste d’une vie, d’une image, d’une histoire. Faisant de constants allers-retours entre le présent de la narration (mis entre parenthèses) et le passé qu’il relate, l’auteur assure la continuité de l’Histoire tout en prenant acte de la profonde transformation d’un réel, qui faute de transmission, est menacé d’oubli. À ce titre, les observations du narrateur lors de ses nombreux pèlerinages vers les lieux fréquentés par le peintre Manet et son ami Eugène Pertuiset, le chasseur de lions en question, ne cessent de faire la preuve de l’effacement progressif du passé et, par conséquent, de l’absence éloquente d’une mémoire des lieux:

(Tu te rends au 1, rue du Dôme. Cela fait longtemps que, de ces hauteurs de Chaillot, on ne le voit plus, ce dôme des Invalides qui a donné son nom à la rue […]. L’idée a quelque chose de séduisant, d’une rue tirant son nom des lointains qu’on y découvrait, et qui ont désormais disparu derrière la croissance de la ville. On se demande même si ça n’a pas quelque chose à voir avec la littérature, ce nom qui parle d’une perspective effacée, qui inscrit une présence abolie). (p. 40)

Le nom, le mot, le livre n’est donc plus une représentation de ce qui est, mais plutôt un témoin de la disparition à la fois d’un réel qui, à juste titre, est passé, et aussi d’un savoir dont on a négligé la conservation. Du coup, le roman qui trouve sa genèse dans la mort – celle d’un réel petit à petit étouffé par l’oubli – n’est pas tant une tentative d’en faire le deuil, d’exorciser les fantômes d’un passé qui ne cessent de nous poursuivre (comme celui de Pertuiset qui pourchasse le narrateur), qu’une volonté de sauver ce qui est menacé d’immersion dans le courant du temps, de l’empêcher d’être englouti sous les grains du sablier.

 

Les évacués de l’Histoire

Dans un récit intitulé «Le Témoin», Borges pose la question suivante: «Qu’est-ce qui mourra avec moi quand je mourrai? Quelle forme pathétique ou périssable le monde perdra-t-il?1Jorge Luis Borges, «Le Témoin», cité par Olivier Rolin, «Un écrivain doit-il aimer son époque?», dans Annie Curien (dir.), Écrire au présent. Débats littéraires franco-chinois, Paris, Éditions MSH, 2004, p. 28.» Cette interrogation, plusieurs fois citée par Rolin, est la pierre d’assise de Un chasseur de lions. Ce qui se dissimule derrière ce que Rolin a nommé, dans Méroé, «l’histoire clandestine» est non seulement l’évocation de ces civilisations qui surgissent et disparaissent sans laisser de traces, mais également toutes les anecdotes qui constituent une vie. En somme, fait partie de l’histoire clandestine tout ce qui n’est pas écrit dans les notices encyclopédiques, tout ce qui ne fait pas l’Histoire; tous ces éléments qui – pour paraphraser la citation de Borges – meurent en même temps que nous. Un chasseur de lions s’efforce précisément d’extirper du magma historique un savoir qui n’est ni géré ni classé, ni répertorié ni déterminé par les notions et les règles arbitraires de l’historiographie classique. En s’attachant au personnage d’Eugène Pertuiset, Rolin donne à lire une histoire enfouie et écrasée sous le poids de la grande histoire mais, surtout, d’un présent amnésique, qui est allé jusqu’à faire disparaître, lors des travaux du Grand Louvre à la fin des années 1980, la «triviale balise» (p. 46) – une plaque d’égout – qui marquait «le centre approximatif de ce qui fut la Salle des Maréchaux» (id.) du palais des Tuileries.

Pertuiset est un explorateur raté, un inventeur maladroit, un peintre sans véritable talent, un chasseur de lions qui n’en a tué qu’un seul. Pourtant, il a frayé avec le grand milieu culturel du Second Empire et de la Troisième République – Manet en a d’ailleurs fait le portrait dans un tableau intitulé «Pertuiset, le chasseur de lions», tableau pour lequel il a remporté une «seconde médaille» au Salon de 1881; Pertuiset a aussi participé à des fêtes près de Pigalle où folâtraient Verlaine, Charles Cros et Mallarmé; il a été le premier explorateur français de la Terre de Feu, etc. En dépit de toutes ces réalisations, les livres d’histoires ont occulté le personnage – puisqu’un tel homme ne peut être qualifié autrement – de la «mémoire nationale française». Par l’entremise de cet homme caché, clandestin dans l’histoire française, Rolin présente une version du Paris du dernier tiers du XIXe siècle qui n’est pas uniquement la période faste du siècle – celle du boulevard des Italiens et de la Maison Dorée où se réunissaient les grands artistes de ce temps, lieux qui «furent un centre du monde» (p. 59) – mais aussi un monde résultant de l’échec de la Révolution de 1848 et de celui de la Commune de 1871. En ce sens, Rolin fait de Pertuiset le chronotype parfait de cette époque, puisque sous des dehors exubérants et somptueux se cache un homme dont la vie ne peut être mesurée que par les échecs qui la bornent et la rendent, dans la défaite glorieuse.

Or, en suivant la trace des échecs de Pertuiset dans la ville de Paris et jusqu’en Patagonie, le narrateur ne constate pas uniquement l’oubli dans lequel est tombé le personnage: il devient aussi témoin de la disparition de son propre passé, de la déchéance dans laquelle se trouvent les lieux où il a attaché une partie de sa vie, les histoires inachevées qu’il y a laissé en plan: «Et maintenant, un quart de siècle plus tard, tu remontes l’avenida Menéndez, pensant à cette fille qui ne sait pas, n’a jamais su qu’un type venu de Paris l’avait trouvée jolie.» (p. 150) L’intercalation du présent de la narration au portrait de Pertuiset permet de mettre en parallèle les échecs du personnage et ceux du narrateur. Pertuiset n’est donc plus uniquement le chronotype de la fin du XIXe siècle: il devient l’exemple type de chacun de nous. L’histoire clandestine (celle qui se cache dans les parenthèses de l’Histoire) est donc à la fois celle des civilisations et des personnes oubliées, mais également celle des échecs et des doutes formant la vie de chacun et qui sont, au même titre que les guerres romaines ou les Croisades, l’assise de l’histoire de l’humanité. Rolin exhume ces anecdotes de l’Histoire, toutes ces erreurs et ces défaites qui sont pour lui la force motrice des événements, en même temps que ce qui relie chaque homme à ceux qui l’ont précédé et à ceux qui le suivront. L’échec et la défaite permettent aux rêves de se perpétuer et aux utopies irréalisées d’être reprises siècle après siècle. Ces chimères communes à tous, ces rêves délaissés qui se passent de mains en mains depuis des siècles définissent l’humanité.

 

Le présent de la parenthèse

À la toute fin du roman, le narrateur avoue que suivre la trace de Pertuiset équivalait pour lui à être parti à la recherche du «temps perdu: pays où la vie passée se mêle à la vie rêvée.» (p. 235) S’inscrivant de façon évidente dans une filiation proustienne, Rolin transforme tout de même la notion de «temps perdu» pour l’arrimer à son projet romanesque: le temps perdu est ce qu’est toute vie, soit un mélange de faits réels et de fiction. Un chasseur de lions s’insère ainsi parfaitement dans la veine des fictions biographiques que pratiquent plusieurs auteurs contemporains, depuis Claude Simon jusqu’à Pierre Michon et Richard Millet. Comme chez ces derniers, l’invention de la vie du personnage rencontré par Rolin dans un livre il y a «un quart de siècle […], à Punta Arena, sur les bords du détroit de Magellan», puis sur une toile qu’il «découvre il y a un an au Museu de Arte de São Paulo» (p. 12), correspond à l’invention de sa propre vie, celle où se confondent les idées de grandeur et les souvenirs. Le roman atteste qu’à défaut de pouvoir découvrir des filiations réelles entre soi-même et le passé, il convient d’en inventer pour rattacher le fil de son histoire à celui de gens qui nous ont précédés, à celui de l’humanité, de façon à se sentir en faire partie. Sans ces histoires anecdotiques, sans les liens imaginaires entre les différentes époques et leurs projets avortés, sans cette représentation fictionnelle du retour et de la simultanéité des temps, le réel – le présent – et l’homme qui s’y trouvent en deviennent orphelins. Sans passé, réel ou fictif, le présent n’a alors plus d’avenir, car il ne possède aucune représentation de ce dont il hérite, des idéaux qu’il doit faire siens et perpétuer ni des hasards et des «trop tard» dont son monde est issu. Sans profondeur historique, le présent ne peut plus relancer la flèche du temps: il est confiné à rester prisonnier de sa propre image. L’entreprise de Rolin vise à contraindre temporairement un présent plus grand que nature à l’aide de parenthèses pour laisser la parole au passé, l’inventer et ainsi sauver de la disparition des personnes et un temps qui sauront à leur tour sauver le présent, le réintégrer au récit du monde. Au final, comme à la toute fin de Un chasseur de lions, la parenthèse retenant le présent disparaîtra pour qu’il puisse à son tour passer et être raconté.

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    Jorge Luis Borges, «Le Témoin», cité par Olivier Rolin, «Un écrivain doit-il aimer son époque?», dans Annie Curien (dir.), Écrire au présent. Débats littéraires franco-chinois, Paris, Éditions MSH, 2004, p. 28.
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