Entrée de carnet
L’APOCALYPSE: RÉPÉTER, INTERROMPRE
Ce qui faisait peur maintenant étonne ou amuse. Ce qui suscitait angoisses et tremblements se retrouve sur les rayons des grandes surfaces ou dans les galeries d’art. La fin du monde n’est plus une vision effroyable, une menace d’anéantissement à ne pas prendre à la légère, mais une idée avec laquelle on joue. On s’amuse à se faire des peurs. D’aucuns diront qu’on n’y croit plus, mais en même temps, on en reprend constamment le récit.
Souvenons-nous de la remarque d’Umberto Eco sur le passage à l’an 2000 et l’engouement médiatique suscité alors pour les scénarios de fin du monde. Comparant cette surmédiatisation au passage à l’an mil, qui aurait entrainé des paniques millénaristes, négligées faute de documents, il déclarait : « Par défaut d’archives, nous avons cru que ces peurs avaient été inexistantes pendant la nuit du 31 décembre 999. Par excès d’archives, nos descendants pourront croire que toute l’humanité a été saisie d’épouvante pendant la nuit du 31 décembre 1999 » (« À toutes fins utiles », in Entretiens sur la fin des temps, Paris, Fayard, 1998, p. 240). Douze ans plus tard, cette épouvante semble encore d’actualité, alimentée par des événements qui, répercutés à l’échelle mondiale, font craindre le pire, depuis les attentats du 11 septembre 2001 jusqu’à la récession de 2008, la fragilisation de l’Europe, etc.
Si l’imaginaire de la fin trahit une angoisse fondamentale – celle d’une mort que nous savons inéluctable, celle d’un univers que nous ne parvenons pas à maîtriser–, il semble que cette appréhension n’ait jamais été aussi vive, ce dont témoignent aisément les productions artistiques et culturelles contemporaines. À vrai dire, elles ne font pas qu’en réitérer les principaux motifs, elles attestent d’une mutation fondamentale de sa logique même.
L’imaginaire de la fin contemporain est marqué par la multiplication des situations de crise. La crise est une forme dynamique : elle tend vers sa résolution, c’est-à-dire qu’elle se déploie en fonction d’une fin qui est sa loi. La crise en acte et le présent qu’elle introduit, s’ils sont oppressants et fascinants tout à la fois, dans leurs effets de surface et l’exacerbation des perceptions qu’ils entraînent, arrivent forcément à leur terme. Or, dans l’imaginaire contemporain, ce présent de la crise ne se referme plus, du simple fait qu’il se multiplie à l’envi. La crise ne disparait jamais, sa réalité ne cesse d’être réitérée. Et cette répétition, le cercle vicieux d’une fin appréhendée, repoussée puis rejouée, substitue l’épuisement à la transcendance. La répétition s’impose alors comme trait dominant et l’interruption, comme seule façon de mettre fin au processus.
De l’opposition traditionnelle entre fin cyclique et fin linéaire, qui permettait de distinguer un imaginaire de la fin traditionnel, fondé sur le religieux, et un imaginaire moderne, essentiellement profane, nous sommes passés à une opposition entre la fin comme principe de cohérence et la fin comme simple interruption (B. Gervais, L’imaginaire de la fin : temps, mots et signes, Montréal, Le Quartanier, 2009.). Cette fin ne s’ouvre plus sur aucune transcendance permettant de rétablir l’ordre; au contraire, elle se retourne sur elle-même, créant un pli dont on ne peut s’extraire et qui incite à une logique de la répétition. Mais à une forme négative de répétition, qui n’engage pas à la recherche d’une perfection, qui s’ouvre plutôt à une dégradation, à une reprise de moins en moins fidèle, mais toujours aussi obsédante de la même situation. Les gestes sont repris comme une habitude dont on ne parvient pas à se déprendre. Les œuvres contemporaines exacerbent bien souvent les éléments de cette habitude. Elles démontent, par un ensemble de procédés de parcellisation, d’exacerbation et de défamiliarisation, les mécanismes de nos expériences, isolant ici un élément de croyance, là un réflexe ou un préjugé.
Par leur insistance, elles nous disent que la fin n’est pas à venir, mais toujours déjà là, une donnée fondamentale de notre rapport au monde, une réalité avec laquelle nous devons composer. Quitte à en rire.
Ce court texte a d’abord paru dans le catalogue de l’Exposition Internationale d’Art Contemporain Clarens/Montreux (CH), de l’automne 2012, intitulée Apo-calypse.