Entrée de carnet

La vitesse des images. La culture avancée des images en mouvement

Sylvano Santini
couverture
Article paru dans Toucher une image, sous la responsabilité de Bertrand Gervais et Sylvano Santini (2015)

Vous trouverez, dans cette entrée, les passages des textes de Jean Epstein, L’intelligence d’une machine, 1946 et de Gilles Deleuze, L’image-mouvement (chap. 4 et 6), 1983 qui ont été cités lors de la deuxième séance.

1. « Tous nos systèmes de connaissance, toute notre science et toute notre philosophie, toutes nos certitudes et tous nos doutes, toutes nos vérités et ignorances éternelles sont étroitement ajustés à cette altitude moyenne de cent soixante-dix centimètres, à laquelle nous portons notre front au-dessus de la surface du sol. », Jean Epstein, L’intelligence du machine, p. 53

2. « Or le cinéma a beau nous approcher ou nous éloigner des choses, et tourner autour d’elles, il supprime l’ancrage du sujet autant que l’horizon du monde, si bien qu’il substitue un savoir implicite et une intentionnalité seconde aux conditions de la perception naturelle […] On remarquera que la phénoménologie, à certains égards, en reste à des conditions pré-cinématographiques qui expliquent son attitude embarrassée : elle donne à la perception naturelle un privilège qui fait que le mouvement se rapporte encore à des poses (simplement existentielles au lieu d’essentielles) », Gilles Deleuze, L’image-mouvement, p. 84-85.

3. « Cependant, quelques réflexions, inspirées par le cinématographe, peuvent particulièrement contribuer à montrer l’inconsistance des dernières notions tenues encore, en général, pour des vérités quasiment certaines, fondements inamovibles de la connaissance. Ainsi, aujourd’hui, la réalité de l’espace et du temps, du déterminisme ou de la liberté, de la matière ou de l’esprit, de la continuité ou de la discontinuité de l’univers, perd de sa précision, de sa consistance, de sa nécessité, et elle est en passe de devenir une réalité conditionnelle, flottante, allégorique, intermittente : de la poésie, somme toute.», Jean Epstein, ibid., p. 41.

4. « L’homme est l’unique mesure de l’univers, mais cette mesure se mesure elle-même d’après ce qu’elle prétend mesurer : c’est une relative de relatives, une variable absolue. », p. 53.

5. « Un mécanisme se révèle, en cette occurrence, doué d’une subjectivité propre, puisqu’il représente les choses, non pas comme celles-ci sont aperçues par les regards humains, mais seulement comme il les voit, lui, selon sa structure particulière, qui lui constitue une personnalité. », Jean Epstein, ibid., p.13

6. « Le gros plan porte une autre atteinte à l’ordre familier des apparences. L’image d’un œil, d’une main, d’une bouche, qui occupe tout l’écran – non seulement parce qu’elle se trouve grossie trois cents fois, mais aussi parce qu’on la voit isolée de la communauté organique – prend un caractère d’autonomie animale. Cet œil, ces doigts, ces lèvres, ce sont déjà des êtres qui possèdent, chacun, ses frontières à lui, ses mouvements, sa vie, sa fin propres. Ils existent par eux-mêmes. Ce ne semble plus une fable, qu’il y ait une âme particulière de l’œil, de la main, de la langue, comme le croyaient les vitalistes ». Jean Esptein, ibid., p. 6

7. « Ainsi, pour passer de plus ou moins de matière à plus ou moins d’esprit, pour traverser tous les degrés qui vont de l’aveugle vouloir de la pierre, que l’on nomme pesanteur, aux tendances d’une complexité indéchiffrable, que l’on appelle états d’âme, il suffit de se déplacer le long de l’échelle des temps. Il suffit de créer artificiellement un temps dont chaque minute vaille quelque deux cents secondes du nôtre, pour que l’intelligence paraisse s’éclipser, rétrograder jusqu’à l’instinct ; ou un temps dont chaque seconde résume quelque dix heures du nôtre, pour que les cristaux révèlent leurs instincts, et les plantes, leur dialectique. Pas plus qu’entre le vivant et le non-vivant, il n’y a, entre la matière et l’esprit, de barrière infranchissable, de différence essentielle. C’est la même réalité, profondément inconnue, qui s’avère vivante ou inanimée, pourvue ou dénuée d’âme, selon le temps dans lequel on la considère. Comme des vies, il peut y avoir des « générations spontanées » d’esprits, produites par la seule variation des dimensions temporelles. », Jean Epstein, ibid., p. 26.

8. « D’être apparente dans l’antiunivers qui se meut à l’écran, l’inutilité du rapport causal se découvre mieux dans l’ordre naturel des choses, où ce rapport n’est qu’un spectre créé par l’intelligence. S’il y a des causes, elles ne servent de rien. On doit donc admettre que la nature s’en passe, car on la trouve partout fidèle à un de ses principes les plus généraux, celui du minimum d’action. D’où il faut supposer l’univers dépourvu de toutes lois autres que les lois de pur nombre, c’est-à-dire effroyablement simple, scandaleusement monotone, sous les vertigineuses et branlantes idéologies dont l’affuble l’esprit humain. », Jean Epstein, ibid. p. 37

9. « Comme la pierre philosophale, le cinématographe détient le pouvoir d’universelles transmutations. Mais ce secret est extraordinairement simple : toute cette magie se réduit à la capacité de faire varier la dimension et l’orientation temporelles. La vraie gloire, la plus étonnante et peut-être dangereuse réussite des frères Lumière, ce n’est pas d’avoir permis le développement d’un « septième art » qui semble, d’ailleurs, abandonner pour le moment sa voie propre et se contenter d’être un succédané du théâtre, mais c’est d’avoir créé cette sorcellerie dont un peu se vantait déjà Josué et qui libère notre vision du monde de l’asservissement à l’unique rythme du temps extérieur, solaire et terrestre. », Jean Esptein, ibid., p. 63

10. « force d’évidence, l’ambivalence de l’ordre dans lequel se succèdent les phénomènes dans le monde de l’écran, et bien que ce monde nous soit aussi plus proche et mieux connu que le monde atomique, nous hésitons à accorder à cette réversibilité de l’action filmée ne serait-ce qu’un peu d’attention. C’est que le monde cinématographique – dit-on avec bien du mépris – n’est tout juste qu’un monde fictif. », Jean Epstein, ibid., p. 54.

11. « Enfin, l’action du rêve comme celle du film se meuvent, chacune, dans leur temps propre, accidenté et recoupé ad libitum, où les simultanéités peuvent être étirées en successions, comme les successions peuvent être comprimées en coïncidences, et dont la différence avec le temps extérieur peut aller jusqu’à des effets d’inversion. », Jean Epstein, ibid., p. 55.

12. « Comme l’espace géométrique, l’espace du temps et l’espace logique où se situent la causalité et la finalité, contiennent toujours et partout leurs propres antipodes ; ils sont et ils sont leur contraire, selon leur fonction à chaque instant et en chaque lieu. C’est à quoi on peut penser en regardant le déroulement inhabituel d’un film où la charrue tire ses bœufs et la fumée tombe dans sa cheminée. », Jean Epstein, ibid., p. 40.

13. « D’une façon plus précise, il faut remarquer encore que, dans ce songe du réveil-matin, c’est par suite d’une transplantation dans le temps, que la cause a été transformée en fin. Durant les quelques secondes de temps extérieur, pendant lesquelles la sensation a été inhibée, c’est-à-dire retardée dans sa transmission à la conscience du dormeur, l’excitation nerveuse a néanmoins agi et dirigé la vie mentale. De celle-ci, le rythme – ou temps intérieur – très rapide a alors permis le développement d’une longue association d’images, qui a figuré une durée de plusieurs heures et qui tendait à faciliter l’avènement de la sensation à la perception claire, en le légitimant selon les règles architecturales du rêve. Le son qui était cause dans le temps extérieur, est devenu fin dans le temps intérieur, grâce à la différence de valeur de ces deux temps. Bref retard de la perception dans un temps lent, longuement mis à profit par l’imagination dans un temps précipité, telles sont les conditions, ici, d’un renversement complet du déterminisme, d’une demi-rotation dans ce qu’on pourrait appeler l’espace logique : bout pour bout, fin pour commencement, effet pour cause. », Jean Epstein, ibid., p. 39-40.

14. « c’est l’univers comme cinéma en soi, un métacinéma, et qui implique sur le cinéma lui-même une tout autre vue », Gilles Deleuze, L’image-mouvement, p. 88

15. « En d’autres termes, l’œil est dans les choses, dans les images lumineuses en elles-mêmes. “La photographie, si photographie il y a, est déjà prise, déjà tirée, dans l’intérieur même des choses et pour tous les points de l’espace” », Gilles Deleuze, ibid., p. 89

16. « Nous percevons la chose, moins ce qui ne nous intéresse pas en fonction de nos besoins. Par besoin ou intérêt, il faut entendre les lignes et les points que nous retenons de la chose en fonction de notre face réceptrice, et les actions que nous sélectionnons en fonction des réactions retardées dont nous sommes capables. Ce qui est une manière de définir le premier moment matériel de la subjectivité : elle est soustractive, elle soustrait de la chose ce qui ne l’intéresse pas. […]

Tel est donc le deuxième avatar de l’image-mouvement : elle devient image-action. On passe insensiblement de la perception à l’action. L’opération considérée n’est plus l’élimination, la sélection ou le cadrage, mais l’incurvation de l’univers, d’où résultent à la fois l’action virtuelle des choses sur nous et notre action possible sur les choses. C’est le second aspect matériel de la subjectivité. […]

Mais l’intervalle ne se définit pas seulement par la spécialisation des deux faces-limites, perceptive et active. Il y a l’entre-deux. L’affection, c’est ce qui occupe l’intervalle, ce qui l’occupe sans le remplir non le combler. Elle surgit dans le centre d’indétermination, c’est-à-dire dans le sujet, entre une perception troublante à certains égards et une action hésitante. Elle est une coïncidence du sujet et de l’objet, ou la façon dont le sujet se perçoit lui-même, ou plutôt s’éprouve ou se ressent “du dedans” (troisième aspect matériel de la subjectivité) », Gilles Deleuze, ibid., p. 93-96.

17. « Dans le puits de la prunelle, un esprit forme ses oracles. Cet immense regard, on voudrait le toucher, s’il n’était chargé de tant de force peut-être dangereuse. Ce ne semble plus une fable, non plus, que la lumière soit pondérable. Dans l’œuf d’un cristallin, transparaît un monde confus et contradictoire, où l’on redevine le monisme universel de la Table d’Emeraude, l’unité de ce qui meut et de ce qui est mû, l’ubiquité de la même vie, le poids de la pensée et la spiritualité de la chair. », Jean Epstein, ibid., p. 6.

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