Entrée de carnet
La réalité semblait de plus en plus stérile
Œuvre référencée: July, Miranda. No One Belongs Here More Than You. New York, Scribner, 2007, 205 pages.
One of the problems with people in Chicago, she remembered, was that they were never lonely at the same time. Their sadnesses occurred in isolation, lurched and spazzed, sent them spinning fizzily back into empty, padded corners, disconnected and alone1Lorrie Moore, Birds of America, État-Unis, Picador, 1999, 304 pages.
Dans ses Lettres à un jeune poète, Rilke propose que l’écrivain doive faire l’expérience radicale de la solitude. «Rentrer en soi-même et ne rencontrer personne pendant des heures —voilà ce à quoi il faut pouvoir parvenir2Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète et autres lettres, Paris, GF Flammarion, 1994, p.68. [traduction de Claude Porcell].» Or, il insiste aussi sur le fait qu’«une œuvre d’art est bonne quand elle est issue de la nécessité3Ibid., p.38..» Si je rappelle ces propos, c’est que le premier recueil de nouvelles de Miranda July, No One Belongs Here More Than You, déplace sensiblement la conception de la littérature défendue par Rilke en trouvant dans le rejet de la solitude sa nécessité. L’écrivaine y pose avec insistance la question de la possibilité de partage d’une expérience subjective, faisant de la solitude une condition initiale dont il s’agit de se libérer, en tant qu’écrivaine, mais d’abord en tant qu’humaine.
Ces nouvelles contiennent, chacune à sa façon, un type de retournement qui donne une signification particulière à la notion de chute. La chute, c’est la fin du texte, mais c’est aussi le point culminant, un effet préparé selon cette logique à rebours qu’a admirablement démonté et démontré Edgar Allan Poe dans son essai sur la genèse de son poème «The Raven». «Pour moi, écrivait-il, la première de toutes les considérations, c’est celle d’un effet à produire 4Edgar Allan Poe, Histoires grotesques et sérieuses, Paris, GF-Flammarion, 1986, p.227. [traduction de Charles Baudelaire].» La chute, dans le cas des textes de Miranda July, participe aussi de cette logique d’un aboutissement textuel, mais celle-ci est toujours doublée d’une portée métaphorique qui concerne l’expérience existentielle de la narratrice: la chute devient alors un réveil, un retour brusque dans le monde qui survient après la création, toujours vouée à l’échec, d’un espace fantaisiste situé en marge de la réalité oppressante.
C’est dans la perspective d’une tension entre la réalité du narrateur et ses escapades fantaisistes que je souhaite réfléchir à ce recueil. L’opposition entre la vie rêvée et la vie réelle est étroitement liée au problème que j’évoquais, c’est-à-dire celui de la possibilité du partage d’une expérience subjective. Les textes de Miranda July portent à réfléchir sur ce que signifie le partage d’une vie et pose le constat douloureux de sa rareté, les affabulations vécues par les différents personnages devenant ainsi autant de tentatives, pour reprendre la devise que propose Peter Sloterdijk en introduction à sa trilogie des Sphères, de «réfuter la solitude5En introduction à Bulles. Sphères 1, Sloterdijk écrit ceci: «Si je devais donc porter mon sceau à l’entre de cette trilogie, il se lirait ainsi: “Puisse se tenir loin de ces lieux celui qui n’a pas la volonté de louer le transfert et de réfuter la solitude.”» cf. Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères 1, Paris, Hachette Littératures (coll. Pluriel Philosophie), 2002 [1998], p.14..» Cette expression est utile pour saisir la portée de la posture adoptée par July. Elle exprime bien le mouvement de balancier qui donne sa forme au recueil, c’est-à-dire le constat premier de l’isolement, qui est bel et bien présent, mais surtout la tentative d’y échapper en rêvant de rencontres authentiques. Si j’insiste sur cette idée, c’est qu’il est nécessaire de lire le rapport fantaisiste à la réalité des différents narrateurs dans sa portée politique; il s’agit certes d’une forme de ludisme, mais il serait réducteur d’envisager ces traits humoristiques comme étant une fin en soi. Il s’agit au contraire d’une forme de résistance, l’humour et la fantaisie se déployant dans un rapport de confrontation avec une réalité souvent insoutenable.
La première nouvelle du recueil, «The Shared Patio», met en scène une femme qui vient d’emménager dans son nouvel appartement. Celle-ci est secrètement amoureuse d’un locataire, Vincent, qui vit avec sa femme Helena. La narratrice rêvasse et s’imagine qu’elle pourrait être, dans une autre vie, l’amie d’Helena:
What if she and I were close friends. What if I borrowed her clothes and she said, That looks better on you, you should keep it. What if she called me in tears, and I had to come over and soothe her in the kitchen, and Vincent tried to come into the kitchen and we said, Stay out, this is girl talk! (p.2)
Le point névralgique de la nouvelle réside dans la rencontre de la narratrice et de Vincent, sur le patio que les locataires partagent. À un moment, Vincent fait une crise d’épilepsie et la narratrice tente de s’occuper de lui, bien qu’elle ne sache pas comment s’y prendre. Maladroite, elle le redresse et lui chuchote à l’oreille: «It’s not your fault», en ajoutant ensuite «Perhaps this was really the only thing I had ever wanted to say to anyone, and be told.» (p.7) Suite à cette affirmation révélatrice quant à l’isolement du personnage, le texte bascule dans une deuxième envolée fantaisiste, alors qu’elle s’endort auprès de Vincent qui est quant à lui inconscient:
I slept and dreamed that Vincent was slowly sliding his hands up my shirt as we kissed. I could tell my breasts were small from the way his palms were curved. Larger breasts would have required a less acute angle. He held them as if he had wanted to for a long time, and suddenly, I saw things as they really were. He loved me. He was a complete person with layers of percolating emotions, some of them spiritual, some tortured in a more secular way, and he burned for me. This complicated flame of being was mine. (p.7)
Cette vie rêvée, où la narratrice s’émerveille devant la complexité de Vincent, son amoureux secret, est rapidement interrompue par le retour d’Helena. Celle-ci lui demande brusquement d’aller chercher un sac en plastique qui se trouve sur le dessus du frigo. Encore une fois, la narratrice se montre inapte à réagir de façon appropriée et se met à fabuler devant les photos qui se trouvent sur le frigo:
They had pictures of children on their refrigerator. They had friends, and these friends had given birth to more friends. I had never seen anything as intimate as the pictures of these children. I wanted to reach up and grab the plastic bag from the top of the refrigerator, but I also wanted to look at each child. One was named Trevor, and he was having a birthday party this Saturday. Please come! the invitation said. We’ll have a whale of a time! and there was a picture of a whale. It was a real whale, a photograph of a real whale. I looked into its tiny wise eye and wondered where that eye was now. Was it alive and swimming, or had it died long ago, or was it dying now, right this second? When a whale dies, it falls down through the ocean slowly, over the course of a day. (p.9)
À ce moment, Helena met fin aux rêveries de la narratrice, et cette interruption constitue la chute de la nouvelle, c’est-à-dire ce retour forcé à la réalité que j’évoquais plus tôt. Après avoir rêvé d’une histoire d’amour avec Vincent, après avoir envisagé une compréhension mutuelle, la narratrice se retrouve devant le couple bien réel qui n’a aucune considération pour elle: «He was waking up.She was kissing Vincent, and he was rubbing his neck. I wondered what he remembered. She was sitting on his lap now, and she had her arms wrapped around his head. They did not look up when I walked past.» (p.10)
Mais la portée de la nouvelle «The Shared Patio» ne se résume pas à ce rejet d’une pauvre esseulée. Intercalée dans l’histoire que j’ai résumée à grands traits, se trouvent une série de paragraphes en italique. Nous apprenons, après l’incident avec Vincent et Helena, que la narratrice soumet depuis quelque temps des textes au magazine Positive, qui s’adresse aux gens atteints du VIH. La narratrice adore ce magazine, car il s’agit selon elle du seul dont les visées sont entièrement positives. Les textes qui y sont publiés visent simplement le réconfort des lecteurs. La narratrice souligne que ce type de textes semble facile à rédiger, mais ajoute qu’il s’agit d’une illusion: «They seem easy to write, but that’s the illusion of all good advice. Common sense and the truth should feel authorless, writ by time itself.» (p.10) À la toute fin, elle confie qu’aucun de ses textes n’a été accepté jusqu’à présent. Elle affirme s’approcher du but, et la nouvelle se clôt sur un des textes qu’elle a soumis à Positive:
Do you have doubts about life? Are you unsure if it is worth the trouble? Look at the sky: that is for you. Look at each person’s face as you pass on the street: those faces are for you. And the street itself, and the ground under the street, and the ball of fire underneath the ground: all these things are for you. They are as much for you as they are for other people. Remember this when you wake up in the morning and think you have nothing. Stand up and face the east. Now praise the sky and praise the light within each person under the sky. It’s okay to be unsure. But praise, praise, praise. (p.11)
Ce texte, plein de bons sentiments, doit être lu à la lumière de la solitude radicale du personnage. S’il s’agit d’un texte ronronnant qui a tout pour attirer les sarcasmes de lecteurs cyniques, le contexte dans lequel il est écrit lui confère son importance; la narratrice, tout à la fois inapte et désireuse de rencontres intersubjectives, s’en remet à cette forme de rencontre dans la distance que permet l’écriture. Je suis tenté d’y lire quelque chose comme une éthique du don, une forme de disponibilité qui trouve son fondement dans la solitude. La solitude du sujet écrivant, certes, mais également la conscience que cette solitude est partagée avec d’autres individus. Contrairement à ce que Rilke propose, elle ne recherche pas la solitude pour écrire, mais voit plutôt dans l’écriture la possibilité d’échapper à son isolement.
Un réalisme de la fuite
Le recueil de Miranda July incarne une forme de réalisme bien particulier, un réalisme de la fuite de la réalité. Pour rendre le monde habitable, il faut savoir rêver, et si les affabulations ne durent qu’un temps, elles permettent tout de même d’insuffler un semblant de bonheur à un réel qui en est dépourvu. La nouvelle «The Swim Team» permet de saisir à quel point la notion de chute, dans ce recueil, est indissociable de ce rapport fuyant à la réalité. Le texte débute avec une adresse à l’ex-copain de la narratrice: «This is the story I wouldn’t tell you when I was your girlfriendé.» (p.13) Celui-ci, du temps de leurs amours, lui demandait constamment ce qu’elle faisait lorsqu’elle vivait à Belvedere: «Was I naked for the entire year? The reality began to seem barren. And in time I realized that if the truth felt empty, then I probably would not be your girlfriend much longer.» (p.13) Si cet amoureux espérait qu’elle lui révèle des détails croustillants de son existence passée, nous apprenons rapidement que les faits n’ont rien de bien salaces. En effet, la narratrice nous raconte comment elle est devenue la professeure de natation de trois octogénaires, à Belvedere, cette ville où il n’y a pas de piscine ni de plan d’eau. Néanmoins, les cours de natation ont eu lieu dans la cuisine de la narratrice, qui préparait deux fois par semaine des bacs d’eau salée dans lesquels les élèves pouvaient immerger leur tête afin d’apprendre les rudiments de la nage. Contrairement à la nouvelle «The Shared Patio», il y a dans ce texte la mise en place d’un espace fantaisiste commun qui vient attester de la possibilité de partager l’expérience. La narratrice n’hésite pas à proférer de pieux mensonges afin de motiver ses élèves:
I admitted these were not perfect conditions for learning to swim, but, I pointed out, this was how Olympic swimmers trained when there wasn’t a pool nearby. Yes yes yes, this was a lie, but we needed it because we were four people lying on the kitchen floor, kicking it loudly as if angry, as if furious, as if disappointed and frustrated and not afraid to show it. (p.16)
Toutefois, il faut nuancer cet exemple de la possibilité d’une expérience intersubjective, puisqu’on comprend bien, grâce au contexte de la narration, qu’il s’agit d’un moment exceptionnel, d’un souvenir précieux, empreint de nostalgie, que la narratrice n’arrive pas à partager. D’ailleurs, et cela est significatif pour mon propos, le début du texte nous annonçait clairement que cette impossibilité était pour la narratrice le début de la fin de sa relation. Malgré l’importance que revêtent ces moments qui appartiennent au passé de la narratrice, la nouvelle vie de celle-ci lui laisse entrevoir à quel point ils peuvent sembler grotesques: «I know it’s hard for you to imagine me as someone called Coach. I had a very different identity in Belvedere, that’s why it was so difficult to talk about it with you.» (p.18) La fin du texte vient d’ailleurs confirmer cette inadéquation radicale entre le rapport à la réalité de la narratrice et celui de son amoureux. Grâce à un glissement temporel subtil, on apprend à la fin du texte que leur relation est bel et bien terminée, le récit de la vie à Belvedere apparaissant dès lors comme étant un moyen de fuir la réalité immédiate, la narratrice s’évadant dans une anamnèse réconfortante. Ce passage illustre à merveille l’enjeu qui me préoccupe, à savoir l’adéquation entre l’effet textuel lié à la chute dans la forme brève et la rechute dans la réalité qu’exposent, l’une après l’autre, les nouvelles de Miranda July:
It’s been three hours since I ran into you at the bookstore with the woman in the white coat. What a fabulous white coat. You are obviously completely happy and fulfilled already, even though we only broke up two weeks ago. I wasn’t even totally sure we were broken up until I saw you with her. You seem incredibly faraway (sic) to me, like someone on the other side of a lake. A dot so small that it isn’t male or female or young or old; it is just smiling. Who I miss now, tonight? is Elizabeth, Kelda, and Jack Jack. They are dead, of this I can be sure. What a tremendously sad feeling. I must be the saddest swim coach in all of history. (p.18)
Cette insistance sur l’incommunicabilité et sur la solitude du sujet contemporain m’apparaît importante en ce qu’elle adresse à notre époque des questions qui concernent ses fondements. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un hasard si tant d’oeuvres littéraires, ces dernières années, se montrent soucieuses quant à la solitude des individus et insistent à ce point sur l’importance des rapports intersubjectifs. On pourrait objecter avec raison qu’il s’agit d’un thème universel qui traverse l’histoire de la littérature, mais je répondrais que ce thème acquiert une signification particulière dans le contexte contemporain. Sa récurrence est à mettre en perspective puisqu’elle est le symptôme d’un certain rejet des expérimentations postmodernes au profit d’un retour au récit, soucieux quant à lui de mettre en relief différents problèmes sociaux de notre époque. Ainsi, No One Belongs Here More Than You partage les préoccupations d’oeuvres comme Birds of America (1998) de Lorrie Moore, A Heartbreaking Work of Staggering Genius (2000) de Dave Eggers, The Corrections (2001) de Jonathan Franzen, ou encore, plus récemment, le roman inachevé de David Foster Wallace The Pale King (2011). Ces textes soulignent à grands traits un paradoxe de l’ère des communications, c’est-à-dire la précarisation des rapports sociaux qui lui est corollaire. Si le retour au récit que l’on constate dans la littérature contemporaine incarne une volonté de se distancier des expérimentations formelles des décennies précédentes, ces textes, tout comme les nouvelles de Miranda July, montrent bien qu’il a aussi partie liée à l’isolement social et à la solitude grandissante des occidentaux. J’ai proposé plus tôt que le recueil de Miranda July témoigne d’une éthique du don, mais il s’agit tout autant d’une éthique du souci. Un souci relatif à la fragilité de ce qu’il y a d’humain en nous, cette capacité de percevoir chez l’autre la condition de possibilité de nos existences mutuelles. Le recueil de Miranda July pose un constat de cet ordre, et s’il s’en dégage une certaine amertume, il n’est pas non plus dénué d’espoir: «People just need a little help because they are so used to not loving.» (p.138)
- 1Lorrie Moore, Birds of America, État-Unis, Picador, 1999, 304 pages
- 2Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète et autres lettres, Paris, GF Flammarion, 1994, p.68. [traduction de Claude Porcell]
- 3Ibid., p.38.
- 4Edgar Allan Poe, Histoires grotesques et sérieuses, Paris, GF-Flammarion, 1986, p.227. [traduction de Charles Baudelaire]
- 5En introduction à Bulles. Sphères 1, Sloterdijk écrit ceci: «Si je devais donc porter mon sceau à l’entre de cette trilogie, il se lirait ainsi: “Puisse se tenir loin de ces lieux celui qui n’a pas la volonté de louer le transfert et de réfuter la solitude.”» cf. Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères 1, Paris, Hachette Littératures (coll. Pluriel Philosophie), 2002 [1998], p.14.