Entrée de carnet

Là où la fin rencontre le commencement: le jardin en ruines de la fiction apocalyptique «Le jardin de Winter» de Valerie Fritsch

Pascale Laplante-Dubé
couverture
Article paru dans Imaginaires du Jardin, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Noémie Dubé (2019)

« Quand la ville sera morte, la Végétation l’envahira, elle grimpera sur les pierres, elle les enserrera, les fouillera, les fera éclater de ses longues pinces noires; elle aveuglera les trous et laissera pendre partout ses pattes vertes.1»

Laplante-Dubé, Pascale. 2018. “Foyer cintré de feuilles. Ardèche”. Photographie

Laplante-Dubé, Pascale. 2018. “Foyer cintré de feuilles. Ardèche”. Photographie
(Credit : Laplante-Dubé, Pascale. 2018. “Foyer cintré de feuilles. Ardèche”)

Retour au végétal: prémisses d’une lecture écologique de l’espace littéraire

La réflexion qui suit surgit au confluent de mes activités de recherche et de création, en plus d’être modelée par deux expériences écartées dans le temps et l’espace, et pourtant fondamentalement complémentaires. La première relève d’un intérêt croissant pour l’imaginaire géographique, c’est-à-dire pour «l’ensemble des représentations, images, symboles ou mythes porteurs de sens par lesquels une société (ou un sujet) se projette dans l’espace» (Dupuy et Puyo, 2014 : 12), et plus particulièrement pour ces représentations textuelles d’un monde après la fin, où la nature, loin d’être inféodée à l’être humain, devient plutôt actrice à part entière. Cette «écriture environnementale» (Blanc, Chartier et Pughe, 2008 : 19), lorsque doublée d’une esthétique écologique (23), cherche à déplacer les conceptualisations anthropocentrées de l’environnement et à déstabiliser la hiérarchie entre l’humain.e et le non-humain, par des moyens tant thématiques que formels1 Plus précisément, dans «Littérature et écologie : vers une écopoétique», Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe reprennent les travaux de Lawrence Buell et expliquent que cette écriture environnementale est caractérisée par quatre éléments clés : «1) l’environnement non humain est évoqué comme acteur à part entière et non seulement comme cadre de l’expérience humaine; 2) les préoccupations environnementales se rangent légitimement à côté des préoccupations humaines; 3) la responsabilité environnementale fait partie de l’orientation éthique du texte; 4) le texte suggère l’idée de la nature comme processus et non pas seulement comme cadre fixe de l’activité humaine» (2008 : 19). Critiquant cependant cette approche, laquelle, selon eux, porte trop sur les thèmes au détriment des moyens formels, les auteur.trice.s proposent, dans leur article, une écopoétique des œuvres qui s’attarde davantage aux enjeux esthétiques des textes mettant en scène la nature. . Ce faisant, elle s’inscrit dans la mouvance d’une pensée écologique de l’espace littéraire, qui invite à repenser la relation au milieu par le biais de représentations textuelles (Vadean et David, 2014 : 10-11).

La seconde expérience, quant à elle, relève de ma pratique de création. Celle-ci est modulée par une certaine flânerie, démarche artistique déambulatoire dont l’accent est, selon André Carpentier, mis sur la synchronicité, «c’est-à-dire [sur] la circonstance comme critère de rencontre, qui […] met en présence de scènes ou d’images qui […] prennent par surprise, mais dont le flâneur croit justement avoir besoin, d’idées, de mots que, semble-t-il, il attendait» (2008 : 207). C’est, plus particulièrement, l’expérience d’un jardin surprenant, surgi spontanément alors que j’errais, au gré de mon inspiration, à travers Cambridge, en Angleterre, qui oriente ma réflexion. Un après-midi, au hasard de ma déambulation, j’ai débouché sur un espace étroit, derrière une église médiévale. Plus de pelouse trop verte, ou de gravier délimitant les zones de marche. Les arbres et les plantes s’élançaient follement en tous sens, fortes de leur désordre, et bloquaient le chemin. Il fallait se courber, les contourner, danser avec elles pour parcourir le jardin, et pour éviter d’en sortir le manteau lardé de chardons bruns. Puis, tout à coup, je me suis trouvée sur une surface plus lisse, étrangère à la terre battue et crevassée du sentier. J’ai baissé les yeux. Sous mes pieds, une stèle brisée. J’ai commencé à observer différemment, pour discerner, autour de moi, à travers les herbes du jardin, ces autres pierres tombales, auxquelles j’étais demeurée aveugle. J’étais dans un cimetière. Une brève altération de mon regard pour l’axer sur le végétal m’avait fait, l’espace de quelques minutes, oublier ces traces humaines qui m’obnubilaient tant dans les autres cours et jardins de la ville. Désormais, elles se rappelaient à moi, là, mais étaient paradoxalement masquées, presque disparues, enfouies sous les fleurs, le gazon, les arbres. Il fallait, en vérité, les chercher pour les voir. Ce jardin était parvenu à transformer ma vision, à décentrer mes yeux qui, jusqu’à maintenant, ne voyaient que la marque humaine.

À mon sens, deux lectures des lieux sont possibles pour témoigner de mon expérience : un cimetière en ruines, et un jardin (potentiellement en ruines, lui aussi). Comment, cependant, les penser ensemble, en tant que réseau signifiant, sans passer sous silence le végétal, si souvent invisibilisé, et qui, lentement mais sûrement, finit par ensevelir ces restes d’humanité toujours présents? Une troisième lecture peut rassembler les deux précédentes, afin de les penser en réseau, dans un fourmillement de signes désordonnés, stratifiés et pourtant parallèles: ruines et jardin, ruines dans le jardin, jardin dans les ruines. Jardins en ruines, ruines jardinées. Ainsi, je propose ici de réfléchir aux ruines et aux jardins non pas en tant que deux éléments séparés, mais bien entrelacés. J’avancerai que les ruines/jardins sont des lieux de convergences des signes, où fleurissent paradoxes et liens. Je les envisagerai comme un système basé sur l’écho, ou un écho-système, qui se renforce, se commente et se contredit tout à la fois. En ce sens, je porterai une attention particulière à la circularité et la mobilité des signes que sont les végétaux et les ruines, de même que sur la déconstruction de la hiérarchie entre l’humain.e et le non-humain, plutôt que de percevoir ceux-ci sur un mode oppositionnel où les ruines (la pierre, le non-organique, la mort, l’humanité) s’opposent au végétal (le vivant, l’organique, la non-humanité).

Comment, cependant, réintroduire les notions d’espace et d’esthétisme littéraires, précédemment évoqués, dans cette conceptualisation? La littérature, dont le langage permet la mise en récit de diverses représentations alternatives du milieu (Vandea et David, 2014 : 10-11), pourrait-elle être un moyen d’appréhender cet amalgame de ruines et de végétaux? Afin de répondre à ces questionnements, je me pencherai sur la fiction apocalyptique contemporaine Le jardin de Winter (Winters Garten), de l’écrivaine autrichienne Valerie Fritsch. Le roman met en scène Anton Winter, homme dans la quarantaine retournant sur les terres familiales, lieux de son enfance, alors que l’humanité vit ses derniers jours avant une fin du monde dont la source demeure indéfinie. L’être humain ayant délaissé les lieux depuis plusieurs années, le jardin a repris ses droits sur le territoire, s’étendant au-delà de ses limites initiales, jusque dans la maison en ruines…

Dans un premier temps, j’établirai les bases théoriques orientant ma réflexion. Comment concevoir les ruines et le jardin ensemble, sur le mode d’une mise en relation plutôt que sur celui d’une hiérarchisation? La notion de paysage, ainsi que la manière dont celui-ci est fabriqué, formeront ici les piliers essentiels de ma pensée, autour desquels seront dégagés les autres fils et concepts nécessaires à ma réflexion. Dans un second temps, je me pencherai sur le roman Le jardin de Winter afin de démontrer de quelle façon, de la double lecture résultant de l’alliance entre les ruines et le jardin, émerge un réseau de significations différent, qui traduit une cohabitation, voire une communication entre l’être humain et le non-humain.

Des ruines au jardin : habiter l’espace

Comme l’indique Anaïs Boulard dans son article «La pensée écologique en littérature. De l’imagerie à l’imaginaire de la crise environnementale», «notre ère contemporaine vi[t] avec l’idée d’un monde en danger» (2014 : 37). De fait, une imagerie de la crise, que la chercheuse définit comme «la production et l’exploitation d’images visuelles marquantes donnant l’impression d’un climat de “crise” générale» (37), anime les différents médias, des journaux aux réseaux sociaux, en passant par la télévision. Cette impression de «fin du monde» qui traverse les discours actuels a d’ailleurs été réinvestie par les arts, devenant par le fait même imaginaire, soit un « réseau d’images cérébrales invoquées par une littérature prolixe, pluridisciplinaire et hybride» (42). Ainsi, quoiqu’évoquant une crainte de la fin imminente et des inquiétudes socioculturelles qu’il serait injudicieux de discréditer, ces images sont fictives (38); effectivement, comme l’explique Bertrand Gervais dans L’imaginaire de la fin. Temps, mots et signes, «[p]arler d’imaginaire implique que la fin doive être conçue avant tout comme une pensée, une représentation» (2009 : 13).

Si cet imaginaire de la fin prend, dans les dernières décennies, principalement la forme d’un environnement menacé (Boulard, 2014 : 39)2 À cet effet, voir notamment les travaux d’Anaïs Boulard («La pensée écologique en littérature. De l’imagerie à l’imaginaire de la crise environnementale» et «Un monde à habiter: imaginaire de la crise environnementale dans les fictions de l’Anthropocène») et de Christian Chelebourg (Les écofictions. Mythologies de la fin du monde)., il serait toutefois inexact d’affirmer qu’il tire ses origines d’événements et d’études récentes. Le motif de la fin marque au contraire la culture occidentale depuis plusieurs siècles, ses manifestations changeant selon les lieux et les époques, et proliférant en une variété de discours (Gervais, 2009 : 12-13). Cette hétérogénéité, cependant, n’exclut pas la présence d’une structure orchestrant les différentes représentations. L’imaginaire de la fin est plutôt «constitué de figures et d’une logique de mise en récit, fondée sur des scénarios catastrophe dont le plus célèbre en Occident est sans contredit l’Apocalypse de Jean, le dernier texte de la Bible» (13). Il est donc organisé selon certains principes, que Gervais décrit de la manière suivante:

[L]’imaginaire de la fin ne se déploie pas sur le mode de la présence, mais sur ceux de l’absence et de l’attente. Des figures y apparaissent de façon récurrente – des anges exterminateurs, des figures menaçantes, des catastrophes, des désordres sociaux, un sauveur, etc. –, mais leur présence est subordonnée à un récit essentiellement anticipatif. C’est un imaginaire fondé sur le temps, plutôt que sur un lieu ou une forme d’altérité. C’est un imaginaire reposant aussi sur une crise promue au rang de loi, de principe de cohérence. Et c’est, enfin, un imaginaire tourné vers l’interprétation et la recherche de sens, vers la lecture des signes d’un monde sur le point de s’effondrer (14-15, je souligne).

 

Or, cette recherche de signes côtoie un processus de désémiotisation, soit une réduction des codes par lesquels le monde à l’état de ruines est lu. Ces ruines sont à la fois linguistiques, sociales et physiques. Je soulignerai ici que les ruines sont un signe, mais renversé, d’un temps qui n’a plus lieu (Bégin et Habib, 2007 : 5). Selon Richard Bégin et André Habib, ce

paradoxe topique des ruines relève de la sorte d’une signification en défaut de présence, hic et nunc. En effet, rarement perçoit-on des ruines ou parlons-nous d’elles sans avoir aussi à l’esprit ce qu’elles ne sont pas, ou plutôt, ce qui était avant qu’elles ne soient. D’un point de vue sémiotique, donc, les ruines proposent un véritable travail figural de la négativité, en ceci qu’elles signifient sur le mode de l’absence une présence « désormais» renversée par sa propre faillibilité (2007 : 5, souligné dans le texte).

C’est dire que les ruines sont une trace, au sens où l’entend Jacques Derrida. Selon ce dernier, la trace peut être définie comme «quelque chose qui part d’une origine, mais qui aussitôt se sépare de l’origine dans la mesure où [elle] est séparé[e] du tracement» (2013 : 105). Paradoxale, elle pointe aussi vers ce qui était et qui n’est plus, et, parce qu’elle désigne l’absence, est objet de la disparition (113). La trace parle ainsi d’un processus d’effacement ou d’une catastrophe, et préfigure une forme de chaos (115-116; Guérin, 2005 : 6). Dans le même ordre d’idée, Sophie Lacroix, dans son ouvrage Ce que nous disent les ruines. La fonction critique des ruines, écrit que «[s’]il y a trace, c’est qu’il y a eu perte : [elle] fix[e] pour un temps ce qui peut être encore sauvé de l’oubli» (2007 : 213). Pour cette raison, les ruines ne peuvent qu’évoquer une silhouette passée, mais également incomplète, partiellement oubliée. L’intention présidant à la construction de l’édifice, indique Lacroix, «s’efface et se perd. Aussi la ruine est plutôt impropre à entretenir un souvenir, à soutenir la mémoire. Il faudrait que le passé soit assignable à une intention qui perdure» (223). En d’autres termes, la signification première disparaît, ouvrant en contrepartie un vaste horizon des possibles, un terreau fertile à la démultiplication des sens et des interprétations.

Par conséquent, les ruines sont ouvertes à l’interprétation (Guérin, 2005 : 8) : «interprétant[es] de l’horizon de son interprète» (8), elles sont un lieu d’indétermination investi par le regard et l’imaginaire (8). Elles ne deviennent réseau signifiant que lorsqu’elles sont dotées d’une signification par un individu ou un groupe d’individus. C’est ici que la notion d’horizon prend une valeur significative, notamment car, selon moi, elle préside à la réintroduction de l’espace géographique dans la conceptualisation des ruines. Celles-ci, de fait, renvoient le plus souvent au temps ou plutôt, pour citer Richard Bégin et André Habib dans «Imaginaire des ruines», se présentent comme « signe des temps» (2007 : 5, souligné dans le texte), «les traces de la dégradation naturelle ou de la destruction humaine» (5). Néanmoins, si elles portent les marques du temps, les ruines tiennent également de l’espace : elles convoquent une lecture simultanée de l’espace et du temps, permettant le «devenir-espace du temps et devenir-temps de l’espace» (2013 : 83), pour reprendre les termes employés par Jacques Derrida dans sa réflexion sur la trace.

Or, cette conceptualisation des ruines en tant qu’espace temporalisé ou temps mis en espace est exacerbée par leur qualité de paysage, laquelle leur confère davantage qu’une forme physique ayant, plus ou moins bien, traversé les époques. Effectivement, selon les travaux de Michel Collot, le concept de paysage est intimement lié à celui d’horizon, de même qu’à la notion de point de vue (2018 : 154). Le paysage, de fait, est un lieu de projection d’un imaginaire, d’une sensibilité, d’émotions et de significations (Corbin, 2018 : 140). Afin qu’un endroit devienne paysage, il faut toujours qu’il soit vu, donc interprété par quelqu’un.e, dont l’expérience subjective agit comme un filtre (Clément, 2012 : 20-21; Collot, 2018 : 155). En cela, le paysage est une forme d’acte de lecture, «indissociable de la personne qui contemple l’espace considéré» (Corbin, 2018 : 140).

Ainsi le paysage se caractérise « nécessairement par des espaces qui ne sont pas visibles, d’un certain point de vue» (Lacoste, cité dans Collot, 2018 : 158, souligné dans le texte). Le point de vue, par conséquent, définit les contours de l’horizon, soit la limite du champ visuel : il permet la découverte d’une partie de l’espace, transformée en paysage par la médiation du regard qui l’interprète (Clément, 2012 : 19-20; Collot, 2018 : 153-154). En contrepartie, l’horizon crée des parties cachées. Paradoxal, il se trouve «à la jointure du visible et de l’invisible» (Collot, 2018 : 153), position médiane qui le dote d’une épaisseur sémiotique non négligeable. Cette position singulière de l’horizon tient d’abord du fait qu’il marque les frontières du champ visuel. Or, ce dernier est en constant déplacement, bougeant alors que le regard qui l’embrasse bouge (154); il inscrit donc la présence du corps dans le décor, de même que celle de son mouvement (155), la notion de perception ne pouvant être séparée de celle de chair (Haraway, 2007 : 117). Or, ce rapport entre vue, corps et paysage traduit, selon Michel Collot, une forme d’appropriation de l’espace, dès lors perçu comme un prolongement de l’observateur.trice (2018 : 155). Pour le chercheur, la vue, en tant qu’acte encorporé, annonce l’habitation du territoire par l’individu regardant (155), plutôt que sa seule contemplation (Jullien, 2014 : 58). Dans ces circonstances, qu’en est-il des ruines? Si elles sont à la fois paysage et horizon sur lesquels se pose un regard qui remplit les blancs afin de les rendre interprétables, cela signifie qu’il y a prise de possession de l’espace, «pour le fixer dans l’intimité du lieu» (Harrison, 1992 : 297, souligné dans le texte). Car comme le rappelle Richard Harrison dans Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental, le lieu est un espace approprié, circonscrit, et ultimement habité par l’humain (1992 : 298). Cette habitation se fait par le biais de son interprétation, soit via le langage, Iogos, qui le lie à l’espace en faisant de ce dernier un lieu (286-287).

Dans ce contexte, le lieu que sont les ruines apparaît doté d’une double limite, celle, physique, que marque l’horizon, la limite du champ visuel de l’observateur.trice, et celle de la signification qui lui est donnée. En ce sens, le paysage ne peut être lu hors du regard contextualisé qui le ramène constamment à lui, délimitant, dans un même mouvement, territoire et sens : il est un espace partiel, habité par un point de vue qui exclut les autres (Collot, 2018 : 157). Cependant, il ne se résume pas non plus à celui-ci et possède une dimension d’altérité irréductible, qui va au-delà de la perception individuelle (158-159) : il s’agit de ces parties cachées, invisibles, précédemment mentionnées. Dans cette perspective, le paysage est une

[l]imite appropriante, certes, mais qui d’un autre côté m’exproprie d’une zone étrangère interdite à ma vue. Aux frontières de ce que je crois être mon domaine réservé, l’Autre vient s’inscrire. Je ne m’identifie au paysage qu’en acceptant de m’altérer; le Même ne va pas sans l’Autre (159).

 

En d’autres termes, la subjectivité qui modèle le paysage est mise en opposition avec ce qui n’est pas vu, une altérité qui persiste à l’horizon et qui, plutôt que de fermer l’espace, l’ouvre aux possibles. Comme l’indique Collot, «[l]imite des sens, [l’horizon] est aussi appel de sens. L’invisible sollicite l’image. Le paysage visible n’est qu’une ébauche, prolongée par le travail de l’imagination» (158). Cette relation entre le visible et l’invisible, ainsi que la mobilité d’un de ces états à l’autre, ouvre ainsi la possibilité d’une cohabitation des sens. À la fois paysage et horizon, les ruines peuvent être envisagées dans leur «horizontalité» : elles permettent la mise en réseau des significations, une stratification des sens, un échelonnement des signes où visibilité et opacité, connu et inconnu, fixité et mouvement, se succèdent et se superposent. Dans le même ordre d’idée, Anaïs Boulard indique que les ruines sont souvent décrites via le motif du palimpseste (2016 : 214). Gérard Genette définit ce dernier comme «un parchemin dont on a gratté la première inscription pour lui en substituer une autre, mais où cette opération n’a pas irrémédiablement effacé le texte primitif, en sorte qu’on peut y lire l’ancien et le nouveau, comme par transparence» (1982 : 12). Par conséquent, ces couches de gravats que sont les ruines masquent les traces de l’humanité, mais de manière irrégulière (Boulard, 2016 : 214-216), de sorte que les glissements laissent paraître par endroit les couches inférieures, ce qui était, en un jeu de cache-cache inégal.

Le végétal contribue à cette opacification des ruines. En effet, si celles-ci portent toujours les marques d’une intervention – il peut s’agir de la trace physique d’un geste passé, de la construction d’un édifice, par exemple, mais également d’une interprétation humaine, d’un regard qui habite le paysage que sont les ruines en en remplissant les blancs – , elles sont aussi habitées par des plantes. De ce point de vue, l’espace n’est pas uniquement un objet de contemplation, mais devient aussi lieu de vie pour différentes espèces (Clément, 2002 : 178). Les végétaux, d’ailleurs, ne tardent pas à apparaître spontanément dans tout endroit momentanément délaissé par l’action humaine. De fait, certaines plantes sont particulièrement promptes à venir s’installer sur les bâtisses. Végétaux et minéraux cohabitent alors que les mousses, annuelles, vivaces prennent «possession des fissures» (Stefulesco, 1993 : 124), trouvent «la faille même la plus inaccessible pour s’y poser» (125) et «s’enroulent, s’incrustent, se mêlent et peuvent former d’étonnantes alliances» (125). Ces processus, que Caroline Stefulesco nomme «stratégies d’improvisation» (124-125), transforment rapidement, si les plantes sont laissées à elles-mêmes, l’apparence des constructions où elles s’installent, leur implantation et leur croissance contribuant activement à en faire des ruines3 Par exemple, le lierre, plante grimpante considérée en certains endroits comme nuisible (Fried, 2017 :168-169), peut, lorsque non taillé, contribuer activement à la détérioration des murs en «fragilisant les joints entre les pierres» (Humanité et biodiversité, 2014).

. Ainsi le rappelle Gilles Clément dans ITAL Éloge des vagabondes:

La nature n’oublie pas les terrains vierges. Tout ce qui est délaissé par l’homme devient une surface d’accueil pour les plantes et les animaux. […] Les plantes rudérales appartiennent aux décombres, lieux ouverts, bouleversés, caillouteux offrant lumière et disponibilité d’expression. […] On parle souvent d’individus pionniers, êtres venus à la conquête des sols abandonnés ou nus (2002 : 162).

Le sol retourné, «anthropisé» puis abandonné, est une excellente surface d’accueil pour ces plantes pionnières, vagabondes, lesquelles voyagent et prolifèrent rapidement (163-165). Ce faisant, celles-ci brisent l’ordre éphémère instauré par l’être humain, faisant de l’espace une friche, terme «chargé de honte, [qui] désigne une perte de pouvoir de l’homme sur son territoire» (161). Le terrain, alors reconquis par le végétal, n’est plus pleinement lisible ni accessible pour le regard humain (Clément, 2017 [1991] : 14) quand ce dernier s’y pose par hasard et tente de l’habiter, de se l’approprier. Ce faisant, les végétaux transgressent les frontières auparavant définies. Leur mouvement remet en question la conceptualisation d’un ordre figé, humain (36), au profit d’un ordre dynamique caractérisé par une évolution et un changement et une évolution constants (36-37). Ce processus, que Clément nomme «secondarisation des milieux» (2002 : 165), n’est toutefois pas garant d’un «retour» au passé, à un moment où l’humanité ne s’était pas approprié l’espace. Au contraire, les milieux reconquis par les plantes, une fois délaissés par les humain.e.s, développent une végétation différente de celle qui y croissait auparavant (2002 : 165; 2017 [1991] : 61). L’activité humaine ayant profondément modifié et perturbé le territoire, l’implantation de ces vagabondes, fortement colonisatrices, relève de la «rudéralisation» de l’espace, une stratégie de survie écologique permettant le maintien de la biodiversité et le renouvellement de la végétation (Grime, 1974; Clément, 2017 [1991] : 49). Ainsi les plantes ont-elles le pouvoir de transformer les lieux (Clément, 2002 : 191), et ce, notamment en raison de leur temporalité.

À ce sujet, Caroline Stefulesco indique qu’il ne faut pas ignorer la dimension temporelle du végétal (1993 : 124). Cette temporalité est tributaire du rôle de colonisation de l’espace terrestre assumé par les plantes; ces dernières, selon des cycles de succession écologique orchestrés par l’apparition successive de différentes strates, modifient les milieux (Stefulesco, 1993 : 124; Clément, 2017 [1991] : 97), menant, dans les régions tempérées, le terrain délaissé vers son climax : la forêt (61-64). Cependant, cette cyclicité est aussi saisonnière. Ainsi, Stefulesco souligne que l’

[o]n a souvent tendance à considérer le végétal comme une masse de verdure opaque. Or le cycle des saisons rythme à intervalles réguliers les périodes des foliaisons et de floraison. Il est donc tout à fait réducteur de ne considérer le végétal que dans sa phase foliée car la période des densités est deux à trois fois inférieure à celle des transparences. Ces dernières introduisent en outre dans la composition urbaine des dimensions d’une grande subtilité. C’est en effet partiellement ou totalement défeuillées que les limites végétales, voûtes ou parois, introduisent dans l’espace urbain le défini-indéfini, qu’elles ouvrent le regard sur l’espace mitoyen. Comment décrire ces voûtes que constitue l’entrelacs de branches et de ramilles, cette profondeur qui s’interpose à l’infini du ciel, cette épaisseur diaphane qui laisse pénétrer les lumières? Comment exprimer cette capacité à susciter des limites, à distinguer l’en-deçà de l’au-delà? (1993 : 125, je souligne)

 

En d’autres termes, les végétaux sont à la fois limites visuelles, en ce qu’ils masquent quelque chose à la vue, et ouvertures. Opaque et transparente, la verdure génère une alternance entre espaces couverts ou dégagés. De cette manière, elle concourt à créer l’horizon physique et sémiotique précédemment mentionné, puisqu’elle forme l’une des frontières du champ visuel pour qui voudrait discerner ce qui se cache derrière le feuillage. Ainsi, en interdisant certaines parties à la vue, les plantes sont des marqueurs d’altérité constitutifs de l’horizon, nuançant le paysage et le dotant d’un dynamisme continuel. Lorsqu’elles prolifèrent sur un bâtiment, et plus particulièrement, dans le cas qui m’intéresse, sur des ruines, elles organisent des zones d’ouverture et de fermeture, qui à la fois entravent et dévoilent des espaces que le regard, humain, peut momentanément habiter et investir de son imaginaire. Par le fait même, les plantes, en poussant sur un édifice abandonné, complexifient la mise en réseau des significations, stratifiant davantage le sens d’autant plus mobile et variable. Dans certaines situations, elles peuvent même le masquer entièrement, soustrayant les ruines au regard et à l’interprétation.

Par conséquent, sur les sites patrimoniaux, une pratique courante consiste à retirer les végétaux des ruines et bâtiments afin d’empêcher la dégradation de ces derniers. Les plantes sont souvent conçues comme néfastes pour le patrimoine et pour le maintien de la mémoire humaine, collective et historique. De fait, dans Jardins, paysage et génie naturel, Gilles Clément souligne, à juste titre, que «[s]i les traces disparaissent, la mémoire s’efface en tant que marqueur de paysage» (2012 : 57). Dans cette perspective, les végétaux empêchent, en quelque sorte, de lire le temps et l’espace des ruines, d’y projeter son regard. Sans doute est-ce pour cette raison que «la reconquête [végétale], comme l’effondrement, sont pour l’homme des valeurs également déstabilisantes» (Clément, 2017 [1991] : 49).

Ce n’est donc pas un hasard que, dans le cadre des fictions apocalyptiques, le végétal soit le plus souvent, un signe de la fin (Boulard, 2016 : 207), envisagée selon une perspective humaine4 Dans ces fictions, sa présence et son absence sont toutes deux des signes de la fin de l’humanité. À cet égard, Anaïs Boulard indique que l’imaginaire apocalyptique des végétaux oscille entre «les images d’une opulence végétale et celle[sic] d’une végétation morte […]. D’un côté, l’avènement de la catastrophe pourrait signifier la destruction de la nature, mais d’un autre côté, la disparition définitive des hommes pourrait sauver la végétation et la rendre plus présente et plus vive que jamais» (2016 : 207). Par conséquent, il semblerait que les plantes soient à la fois signe de la fin, mais aussi signe d’une renaissance… qui n’implique pas nécessairement la présence humaine.  : il contribue à la réduction des codes lisibles, et, paradoxalement, altère le sens de la ruine en fleurissant dans ses interstices. La présence du végétal renvoie alors à l’absence dont témoigne la ruine, mais cette absence ne peut plus signifier comme avant, sa lisibilité disparaissant progressivement sous un amas de feuillages et de branches altérisantes. Ou serait-il possible que ces ruines végétalisées parlent d’autre chose que de l’humain.e ou, du moins, déstabilisent la position centrale que les discours socioculturels hégémoniques octroient normalement à ce.tte dernier.ère? Cette présence simultanée de plantes et d’humanité mène-t-elle ailleurs, le végétal permettant de transformer la conceptualisation de l’être humain? Car, il se pourrait bien que les ruines enfouies sous le feuillage renvoient avant tout l’humain.e qui tente d’y accrocher son regard – anthropocentrique – à sa propre disparition, dont la reprise du lieu d’habitation par la végétation serait la manifestation. La fin que représente la ruine, avalée par les plantes et la forêt, est celle de l’humanité. Elle marque le commencement, ou le renouveau, du végétal. Si celui-ci prolifère, c’est bien parce que les êtres humains n’y sont plus – ou du moins, pas physiquement, puisque leur imaginaire investit encore les ruines lorsqu’ils y posent les yeux. Ainsi, selon Clément, l’abandon, le désordre, la dégradation sont nécessaires à la prolifération de la vie (2017 [1991] : 46). Par le biais des plantes s’opère un processus de recyclage de l’espace (2012 : 58-59) pendant lequel cohabitent momentanément humain.e.s et non-humain, minéral et végétal, ordre et désordre, passé et présent, dans une temporalité en mouvement. Aussi, changer le regard, anthropocentré, que l’on pose sur les ruines reviendrait à accepter de se laisser transformer par l’altérité du végétal.

Dès lors, comment exprimer cette dynamique entre la reconquête végétale, le changement, l’altération, et la résistance de l’humanité à vouloir habiter, se réapproprier les lieux qu’elle a quittés? À mon sens, une piste de réponse se trouve du côté du jardin défini par Gilles Clément comme

le terrain privilégié des changements permanents. L’histoire des jardins montre que l’homme a constamment lutté contre ces changements. Tout se passe comme s’il tentait d’opposer à l’entropie générale qui régit l’univers, une force constructive dont le seul but serait de contourner la mort, d’y échapper (2017 [1991] : 46).

 

Le jardin est un espace de tension entre la vie, en perpétuel mouvement – une forme d’ordre dynamique caractérisée par la cyclicité de la mort et du renouveau – et la tentative de l’être humain de lui imposer un ordre statique (36-37). Espace clos (Nys, 2001 : 2), l’espace du jardin est régi par des règles, un certain esthétisme variable selon les cultures et les époques, tout en étant fabrique de paysage, c’est-à-dire ouvert à la subjectivité des regards qui l’interprètent (Clément, 2012 : 19-21). Au contraire des constructions humaines, statiques et condamnées à la ruine, le jardin est caractérisé par un processus d’évolution constante, qui oscille entre effondrement et reconquête (Clément, 2017 [1991] : 41) : il est non seulement le théâtre d’affrontement entre différentes espèces de végétaux (49), mais aussi entre l’humain.e et le non-humain. Afin de lui imposer un ordre, son entretien doit être constant, et, malgré tout, les plantes finissent toujours par sortir de l’espace qui leur a été octroyé. Dans ces circonstances, que se produit-il lorsque le jardin est laissé à lui-même, abandonné par la main humaine? Lorsqu’il s’étend et referme ses feuilles et ses branches sur les constructions qui le bordent, elles aussi délaissées? De quelle manière parvient-il à altérer le paysage et ses significations, et à proposer un renouveau du sens tout en conservant des traces de l’ancien? Comment, au-delà de son rôle de signe, l’ «altérité de la nature (ce qui est sauvage [non civilisé ou cultivé])» (Blanc, Chartier et Pughe, 2008 : 21), se fait-elle sentir?

 

Un jardin à la reconquête de l’habitation

Pour répondre à ces multiples questionnements, je me pencherai sur des extraits du roman Le jardin de Winter (Winters Garten) de l’écrivaine autrichienne Valerie Fritsch. Dans celui-ci, un jardin abandonné se mêle aux ruines d’une maison, celle des ancêtres du personnage principal, Anton Winter. Ce dernier revient sur les lieux de son enfance alors que l’humanité s’écroule, en proie à une apocalypse dont la cause demeure inconnue. En entrant dans la demeure délaissée de nombreuses années avant la fin, Anton Winter constate que celle-ci a changé :

Une cascade de vigne vierge cachait le portail d’entrée et portait quantité de petits raisins durs, mais d’autres aussi, déjà bleus et sucrés, prêts à être sucés. Le heurtoir s’était déjà couvert de rouille. […] Les terrains de jeux de l’enfance s’étaient désagrégés, s’étaient simplement effondrés sous le poids des années. Le jardin avait timidement fait son entrée dans la maison sous la forme d’une vigne vierge qui s’était frayé un chemin entre les croisées pour grimper dans le grenier, il avait envahi les marches sous forme de mousse, avait éclos dans les failles et dans le crépi, avait recouvert le plancher en bois de fleurs étranges. […] Bien sûr, l’endroit s’était transformé en quelque chose d’autre, en la maison de ses grands-parents et parents défunts, la maison des morts, mais il était aussi devenu quelque chose qu’il n’avait pas été autrefois, quand il vivait ici: un souvenir, un musée de son propre passé, le noyau de sa mélancolie. Même l’odeur ne lui était plus familière. Les couloirs dans lesquels flottait jadis une senteur faite d’arômes de torréfaction et de pipe, de vinaigre, de cannelle, de sueur, les vapeurs de la gélatine dans la confiture chaude et le courant d’air frais venant du cellier, sentaient à présent l’animal et la forêt, plus que l’homme (Fritsch, 2017 : 91-92).

 

Dans cet extrait foisonnant de détails, je m’attarderai d’abord au processus de rudéralisation, que révèle la présence de la mousse, l’une des premières plantes à paraître sur un terrain retourné, mais aussi à celle de ces végétaux anonymes «éclos[ant] dans les failles et dans le crépi» et «recouv[rant] le plancher en bois». Si les fleurs sont «étranges», sans doute est-ce parce qu’elles sont étrangères au lieu, ou, du moins, l’étaient avant de l’habiter : une nouvelle végétation, différente de celle qui s’y trouvait avant la construction de la maison, fait son entrée. Or, il y a fort à parier que les plantes rudérales poussaient déjà dans le jardin : leur migration se fait à partir de cet espace de terre retournée et cultivée par les ancêtres d’Anton Winter, lequel ceinturait la maison, et ouvrait sur les champs, puis sur la forêt séparant du monde extérieur la «communauté du jardin» (9) que formait sa famille. Le jardin, somme toute, était un enclos, assurant l’une des fonctions que Gilles Clément, d’ailleurs, lui associe (2012 : 25). Zone de l’entre-deux, il formait la frontière entre l’intérieur et l’extérieur. La limite qu’il incarnait, cependant, s’est transformée, voire même estompée avec le temps : les plantes du jardin, caractérisées par le dynamisme, le mouvement et l’évolution constante plutôt que par un ordre statique, ont dépassé l’espace qui leur était initialement alloué, espace qui n’est plus délimité par une présence ou main humaine. La «vigne vierge», un arbuste grimpant ornemental, considéré dans certains pays d’Europe comme une plante invasive (Fried, 2017 : 178), témoigne de ce déplacement. De fait, la vigne, lorsque domestiquée, revêt les murs des constructions d’un manteau de verdure, particulièrement en été, où elle soustrait les pierres à la vue (178); cependant, elle prolifère aussi dans les friches (178), ces «terrain[s] qui [ont] cessé d’être travaillé[s]» (Clément, 2017 [1991] : 56). Lorsque laissée à elle-même, cette plante tend plutôt à se réensauvager.  Dans cet extrait du Jardin de Winter, l’on comprend que le jardin, une fois délaissé par les humain.e.s, s’affranchit de son espace initial, tourne en friche et s’étend dans la maison, la transformant, par la même occasion, elle aussi en friche. La vigne est la pionnière de cette recolonisation. Elle ouvre la voie de l’habitation, se multiple d’abord sur le portail jusqu’à le soustraire à la vue. Ce faisant, elle cache l’entrée aux humain.e.s et se réapproprie l’espace : bien que masquant et fermant l’ouverture – ce portail qu’elle mène progressivement vers l’oubli – elle fait elle-même «son entrée dans la maison» et ouvre de nouvelles voies inaccessibles pour les êtres humains, notamment en se glissant dans les croisées. Je soulignerai ici que les croisées désignent un châssis entourant une fenêtre, ou simplement un type de fenêtre «divisée par un ou plusieurs meneaux et montants et un ou plusieurs croisillons» (Larousse). De ce double usage du terme, il est possible de dégager deux fonctions parallèles à la croisée : la première consiste à laisser pénétrer la lumière du jour à l’intérieur, ou l’air frais, si elle est ouverte; la seconde est de couper l’accès à ce même intérieur. La croisée module donc des espaces d’ouverture et de fermeture dans une bâtisse, et forme une frontière mouvante pour différents éléments ou organismes, selon le désir des habitant.e.s humain.e.s. La vigne vierge, toutefois, n’a que faire de la limite que les croisées imposent : elle les contourne en se «frayant un chemin», témoignant, par la même occasion, de la résistance du végétal. Ainsi, «sous la forme», pour reprendre les mots du texte, de différentes plantes, le jardin se faufile dans les interstices de l’habitation et s’y démultiplie. Brisant son propre enclos, il fait éclore un réservoir de diversité dans la maison, en faisant de ce fait aussi éclater le vase clos. C’est dans les infimes espaces laissés ouverts qu’il s’infiltre et travaille à écarter davantage pour livrer le passage à toujours plus de plantes.

La question de la limite et de son déplacement semble particulièrement présente dans cet extrait du Jardin de Winter, et apparaît fondamentalement liée à ce jardin en friche qui s’étend hors de l’enclos où il avait autrefois été confiné. Tel que mentionné précédemment, le jardin est, d’ordinaire, conçu comme une ouverture sur le monde qui s’étend au-delà d’un domaine, comme un espace de transition entre l’intérieur et extérieur d’une propriété (Hunt, 1988 : 8, 13; Haquette, 2001 : 218). Sorte de frontière, il est une zone d’entre-deux qui dessine et dévoile une autre limite, celle de l’horizon. Il donne à regarder : les yeux de l’être humain embrassent le paysage qui se déploie entre le jardin et l’horizon. Néanmoins, ici, le jardin en friche ne donne plus vers les champs, la forêt, le monde, mais vers la maison. Il y a donc inversion du mouvement habituel : plutôt que d’ouvrir sur l’extérieur, le jardin se tourne vers l’intérieur. Ce retournement tient de la limite mobile du jardin qui sort de son cadre, à la reconquête de la construction humaine abandonnée : ce n’est plus au regard humain qu’il ouvre la voie, vers l’extérieur du domaine, mais aux plantes, vers l’intérieur de la maison. La frontière initialement instaurée par la main humaine se désagrège.

Or, dans le texte, cette reconquête végétale est aussi animée par un mouvement intrinsèque au jardin, dont les limites sont constamment redéfinies par les différents cycles du végétal qui l’habite. Dans Le jardin et la nature, Danièle Duport indique que le «jardin donne à voir une métamorphose, une fabrication, capable de rétablir une temporalité positive, d’accorder à nouveau l’individu et le monde dans la contemplation de la beauté. Il décrit autant le résultat d’une transformation que le processus qui y conduit» (2002 : 11, je souligne). C’est ce processus de transformation, de même que son résultat, dont témoigne le jardin en friche du Jardin de Winter. Un mouvement y a eu lieu, y a encore lieu, et y ITAL perdurera dans le temps. Cette mouvance est illustrée par une colonisation en cours, menant à une progression géographique et végétale systématique vers la forêt. De fait, diverses étapes de la succession écologique, par laquelle se développe un nouvel écosystème, sont présentes dans cet extrait : la «mousse», les «fleurs étranges», l’arbuste qu’est la «vigne», puis les odeurs de «forêt» régnant dans la maison. Ces stades cohabitent cependant dans le jardin et la bâtisse en ruines. Et, de cette cohabitation dynamique, les humain.e.s ne sont d’ailleurs pas exclu.e.s. Cette intégration de l’humanité se joue principalement par le biais du regard du personnage principal et personnage focal, Anton Winter, qui perçoit non seulement le jardin, mais se trouve aussi influencé par ce dernier.

Notons d’abord que c’est essentiellement la focalisation interne de Winter qui orchestre le récit, à l’exception de quelques moments où celui de sa conjointe, Frederike, prend le relais. Par conséquent, son point de vue est prépondérant dans l’interprétation du jardin et des ruines de la maison, et constitue le point d’ancrage de tous les paysages évoqués dans le roman. Par le biais du regard du personnage principal, le jardin familial, où il a passé toute son enfance, est régulièrement évoqué; généralement, le jardin est mentionné alors que les souvenirs d’Anton Winter surgissent, donnant à voir la relation particulière que ce personnage entretient avec le jardin.

Dans cet ordre d’idée, pour Danièle Duport, précédemment citée, le jardin «accord[e] à nouveau l’individu et le monde» (2002 : 11); en ce sens, le jardin est une façon de lire le monde, mais aussi un lieu de contact avec celui-ci, contact qui s’établit par le biais de la contemplation, voire de la rêverie. Or, c’est ce qui se produit dans le cas de Winter, comme il est possible de le constater dans l’extrait suivant : «Le jardin avait toujours été la condition de son existence, il était moins un lieu qu’une disposition qui l’accompagnait où qu’il aille. Profondément plongé dans ses pensées, il se retrouvait dans le jardin» (Fritsch, 2017 : 102). De «lieu», le jardin devient «disposition» d’esprit, soit une manière de penser et de réfléchir à ce qui l’entoure. C’est dire que ce qui fut, le jardin de son enfance, teinte continuellement son présent, et influence sa façon de lire le monde. Néanmoins, pour Winter, le jardin n’est pas uniquement une façon de voir ou un mode d’interprétation : il lui permet d’être hors du monde, puisqu’il le rejoint dès l’instant où il se «plong[e] dans ses pensées». Plus qu’un lieu réel, donc, le jardin de son enfance désigne son intériorité. Par le jardin, Winter est. Ceci n’est pas sans évoquer les propos de Gilles Clément, qui indique que «au jardin, il suffit d’être, et cela demande un silence. Le silence dont je parle ne concerne pas l’espace de l’enclos […] mais celui qu’il faut aller puiser au-dedans de soi-même […]. Il est alors possible de risquer le rêve» (2012 : 26-27). Ce silence, cette disposition et intériorité marquées par le jardin ainsi que le souvenir qu’il en garde, accompagnent le personnage, homme de peu de mots, tout au long du roman : sans doute est-ce pour cette raison que le dialogue ou même les actions n’occupent qu’une place marginale, et que le récit, plutôt que de suivre une progression linéaire, s’orchestre autour d’un réseau d’images et de tableaux mouvants où l’éternel retour au jardin, et à son souvenir occupent une place prépondérante. Pour cette raison, certain.e.s commentateur.trice.s du roman indiquent que l’œuvre est plus centrée sur l’atmosphère, le ressenti, l’image, que sur l’action, l’apocalypse et le désagrégement de la société étant plus souvent qu’autrement observés de loin (Babelio, 2017). La mise en espace même de l’ouvrage évoque le cycle des saisons. En effet, si les titres des premiers chapitres font allusion à des lieux, des individus et des thématiques («La ville» (Fritsch, 2017 : 33), «La communauté du jardin» (9), «La femme» (43), «La parole» (59), «La maternité» (71)), une fois de retour au jardin, ils convoquent une saisonnalité, un passage du temps lié à la nature et rythmé par la modification de l’espace : «L’automne» (89), «Le temps» (111), «L’hiver» (121). Une forme de circularité accompagne donc la fin du monde, la dotant d’un sens différent, qui suppose le recommencement : à l’hiver doit succéder le printemps.

Ainsi, par le biais du jardin, le roman est marqué par un appel à un «devenir», à un futur5 À ce sujet, Gilles Clément indique que «[l]e jardin est un lieu privilégié du futur, un territoire mental d’espérance» (2012 : 64, souligné dans le texte). qui entre en collision avec le passé hantant encore la maison et le récit sous la forme du souvenir, lequel est progressivement effacé par l’avancée des plantes : «lieu du souvenir, [la maison] était aussi un lieu de l’oubli» (106). Alors que le jardin parle d’un avenir végétal, d’un potentiel après pour les plantes, les personnages, eux, sont douloureusement conscients qu’ils n’ont «plus le temps» (122). Parallèlement, si la fin du monde est à leur porte, le jardin leur tient lieu de refuge : ils sont «coupés du temps, dans la bulle du jardin. Les prophéties n’y existaient pas, seulement la certitude de l’arrivée de l’hiver» (116). L’hiver remplace ici l’apocalypse, substituant la notion de linéarité, qui évoque une fin éventuelle, par celle du cycle des saisons. Fin et commencement sont liés : Winter «atten[d] le commencement, et il atten[d] la fin» (125), en suspension entre ces deux moments qui, juxtaposés, transforment l’anticipation de la fin en celle du commencement. Dans cette perspective circulaire, la fin fraie avec les origines : elle est l’origine. Par ce processus, constant dans Le jardin de Winter, se joue une forme de détemporalisation, ou de brouillage des temporalités. Différentes strates du temps humain se superposent, strates dont le jardin permet la lecture par l’entremise du personnage focal, Anton Winter.

Afin d’en faire la démonstration, je reviendrai désormais à l’extrait cité plus tôt, portant sur l’entrée du jardin dans la maison, pour en poursuivre l’analyse. Jusqu’à maintenant, la première lecture que j’ai proposée de ce jardin en est une partiellement environnementale, c’est-à-dire basée sur des données observables de la succession végétale et sur les effets de leur mise en texte; c’est d’ailleurs là une fonction du jardin, mais pas l’unique (Clément, 2012 : 24-25). À ce sujet, Clément explique que le jardin est aussi une fabrique de paysage, ce dernier étant, tel qu’indiqué précédemment, «lu à travers un filtre puissant composé d’un vécu personnel et d’une armure culturelle» (20). Subjectif, il est « ce qui se trouve sous l’étendue des sens» (20). On peut donc dire que le jardin, parce qu’il tient du paysage, se donne à lire. Comme le rappelle Danièle Duport, le jardin «s’organise […] en récit, ce qui revient à reconnaître que même le jardin réel se lit comme un texte» (2002 : 10). Fruit d’une lecture, cet espace vert implique alors la présence d’un.e lecteur.trice. En cela, le jardin joue un rôle similaire à celui des ruines, également fabriques de paysage, livrées aux sens et à l’imaginaire du sujet qui les observe et les investit de ses savoirs et souvenirs. Ainsi, il n’est pas étonnant que les interprétations de maison en ruines et du jardin en friche s’entrelacent dans ce passage du Jardin de Winter. De fait, on y constate que les traces du passé (qui prennent principalement la forme de traces humaines) sont toujours présentes dans la demeure, mais qu’elles sont en cours d’effacement par le jardin, qui, par la croissance et l’expansion de ses végétaux, travaille activement à faire émerger une nouvelle lecture. Ici, le personnage focal, Anton Winter, entre en scène, car ses sens jouent un rôle prépondérant dans la lisibilité du jardin et des ruines de la maison, mais aussi dans leur déformation par le végétal. La lecture qu’il fait du lieu convoque un rapport à la vue, qui permet d’observer les changements physiques de l’habitation. Cependant, c’est l’odorat qui souligne davantage la différence. De fait, la maison ne se donne plus au sens olfactif comme avant : la «senteur faite d’arômes» qui lui était propre et ces fumets qui la signifiaient ont tous disparu, et seules les odeurs de la forêt et des animaux subsistent. Par conséquent, les sens du personnage investissent les ruines, faisant d’elles un lieu, un paysage, un horizon de son interprétation d’où surgit le passé. D’une certaine manière, Winter habite cet endroit qu’il avait continué à habiter en souvenir depuis plusieurs années. La maison en ruines est en cela son reflet, toute habitation «renvo[yant], malgré nous, l’image et le son de notre existence» (Décarie, 2004 : 92). En sollicitant abondamment ses sens, elle devient dépositaire des strates mémorielles du personnage, mais également temporelles, comme il est possible de le constater ici : «Dans la tête d’Anton Winter, le présent et le passé s’affrontaient, sans cesse son esprit était occupé à faire des comparaisons : avant c’était ainsi, et à présent c’est comme cela» (Fritsch, 2017 : 105). Les résidus du passé se mêlent ainsi incessamment au fil du présent, démultipliant les significations du jardin et de la maison en ruines.

Conséquemment, le passé qui, sans cesse, ressurgit au fil du roman, côtoie un présent en mouvement, qui tend vers l’avenir alors que la maison se métamorphose progressivement. Ainsi, les traces humaines sont encore visibles, ou, du moins, sensibles dans l’extrait précédent. Les ruines sont partiellement lisibles, mais parlent aussi d’un processus d’altération, c’est-à-dire d’un devenir autre de la demeure. Les plantes sont les marqueurs par excellence de cette altérisation, bien qu’elles soient connues et reconnues, quotidiennement fréquentées dans l’espace du jardin et aisément identifiées à l’aide des noms des différentes espèces. Dans ce cas-ci, il semble que ce soit la transgression de la frontière établie entre le jardin et le domicile qui génère le processus d’altérisation. Dès lors, si la maison renvoie au soi, dans un jeu de miroir témoignant de l’existence d’une identité, celle d’Anton Winter, l’Autre irréductible de la nature la transforme. L’habitat humain, le lieu approprié, se change en un lieu mitoyen, plus végétal. La maison devient donc davantage qu’une trace réactivée par les souvenirs, de Winter, ou par la présence, en ces lieux, de ce dernier et de sa famille qui, devant la fin imminente du monde, est retournée sur les lieux de l’enfance du personnage focal. Le domicile, en plus de les abriter, est aussi «lieu de vie» (Clément, 2002 : 178) pour d’autres organismes, forçant la cohabitation entre le jardin et les humain.e.s dans un partage de l’espace autrefois réservé à l’humanité. Et si le regard humain lit le paysage, le crée, il semblerait que, dans Le jardin de Winter, la nature ait aussi sa part à jouer dans la fabrication dudit paysage :

Le jardin était devenu une jungle, dépeuplé, protégé du ciel, du temps et des intempéries, indifférent au carrousel du calendrier et aux aiguilles qui passaient en coup de vent sur le cadran. Un lien organique qui s’enroulait autour de l’histoire familiale et la retenait entre ses feuilles et ses racines. Quand le jardin avait-il bien pu être abandonné définitivement, quand avait-il été taillé, sarclé, débroussaillé pour la dernière fois, entretenu par des mains et non par les intempéries et le temps? Partout, Anton vit l’espace de quelques secondes ses anciens occupants s’élever de terre pour y disparaître à nouveau, il vit des ombres, penchées comme des vieilles femmes, des silhouettes qui levaient les bras au ciel, et s’il y regardait à deux fois, ce n’étaient que les arbres, une plante à l’allure étrange ou quelques oiseaux aux ailes repliées qui s’étaient tapis pour se reposer dans l’ultime et irréductible verdure des buissons (Fritsch, 2017 : 105-106).

 

Ce passage illustre d’abord l’agentivité de la nature, qui reprend le contrôle du jardin. L’entretien de l’espace relève désormais des intempéries et du temps, lesquels donnent un nouveau visage aux plantes, les transformant en «jungle». L’avancement et la métamorphose vers la forêt semblent complétées. Si le jardin est un lieu de pouvoir (Nys, 2001 : 1), ce n’est plus celui de l’humanité qui s’affirme dans cet extrait, mais celui de la nature, qui crée son propre espace, insensible au temps linéaire et humain. Elle est désormais actrice à part entière. Ici, les plantes font montre d’une temporalité qui leur est unique. Ni le «calendrier» ni les «aiguilles qui passent en coup de vent sur le cadran» ne les importunent. Les végétaux «prennent leur temps» (Clément, 2012 : 61), loin d’une temporalité humaine, mais sont aussi liés à elle, puisqu’ils retiennent «entre [leurs] feuilles et [leurs] racines» une histoire, celle de la famille de Winter.

Ce «lien organique» a d’ailleurs une origine physique. De fait, la communauté du jardin avait pour tradition d’enterrer ses morts dans le jardin (Fritsch, 2017 : 15). Au sujet de la mise en terre des trépassés, Robert Harrisson écrit que l’ «inhumation garantissait une appropriation complète du terrain, elle constituait son ultime sacralisation. En inhumant les morts la famille marquait son territoire, s’enracinait dans le sol, ou humus, sous lequel vivaient les pères ancestraux» (1992 : 25, souligné dans le texte). La sépulture, en tant qu’acte de domination de la terre, est toutefois renversée dans cet extrait. Les plantes, en reprenant du terrain, dévoilent et cachent l’histoire de la famille. Leurs «ombres» et «silhouettes» se confondent avec celles «des vieilles femmes». Ainsi les végétaux agissent comme témoins et assurent la transmission d’une histoire familiale fragmentaire, relayée dans le récit par ce que Winter croit distinguer parmi les herbes folles. Ici se manifeste de nouveau la fonction d’infini-indéfini des plantes théorisée par Caroline Stefulesco (1993 : 125), lesquelles ouvrent et ferment les significations en permettant aux images de se multiplier ou de se dérober au regard et à l’interprétation. Dans un même mouvement, elles transforment, maintiennent et altèrent le lieu, rendant accessible l’espace et possible son appropriation/habitation par le regard, sans que cette prise de possession soit permanente. De manière tout à fait intéressante, dans Le jardin de Winter, les végétaux opacifient la maison en ruines, alors que ceux du jardin en friche contribuent à une forme de transmission de l’histoire familiale. Ils concourent à une juxtaposition des sens, mais aussi à une alternance et à une transformation des significations lisibles, dans la mesure où ils dévoilent et masquent tout à la fois. Ce faisant, ils montrent des formes d’habitation de l’espace alternatives, dans une dynamique de cohabitation constante entre l’humanité et le non-humain, entre la mémoire identitaire familiale et l’altérité irréductible de la verdure. Ce ne sont plus les plantes qui sont soumises à des comportements humains, ordonnés, linéaires, mais bien les humain.e.s qui se modifient à leur contact.

Vers un devenir végétal…

Dans Le jardin de Winter, différentes strates temporelles et mémorielles se côtoient, par l’entremise d’un paysage qui, modulé par les transformations végétales, dévoile et dissimule tour à tour. Lieu et temps sont solidaires, emmêlés dans un réseau de significations en mouvement. Ceci est permis par l’alliance des plantes et des ruines dans un jardin qui, peu à peu, reconquiert l’endroit, effaçant et préservant la trace humaine. De cette manière, le roman propose un double changement dans la conceptualisation de la fin : il la dépeint comme un renouveau, certes, en harmonie avec une vision cyclique de la nature affranchie de la temporalité humaine, avec une nature mobile et agentive qui prend son propre temps, mais la pose également en relation avec une altérité et une mise en espace du temps étrangère à l’imaginaire de la fin. C’est la fin, en tant que notion humaine, qui est ainsi détournée et renouvelée par le rapport aux végétaux.

Dans le roman, l’espace est donc, pour reprendre les mots de Rachel Bouvet et Basma El Omari dans L’espace en toutes lettres, un «lieu du déplacement, du mouvement vers l’ailleurs, l’autre ou l’inconnu» (2003 : 5); à celui-ci se superpose cependant le connu, ce qui peut être lu et approprié. Entre ces notions, les frontières se brouillent, incessamment mobiles. Ainsi, il semblerait que Le jardin de Winter illustre un rapport à la terre et au territoire qui s’éloigne de celui de la prise de possession. Par le biais de la maison en ruines et du jardin en friche, ces représentations d’une cohabitation à plusieurs paliers entre l’humain.e et le non-humain mettent de l’avant une horizontalité, d’une mise en réseau et en lien basée sur une forme altérée de communication plutôt que sur une domination hiérarchique. En ce sens, il ne faut pas oublier que toute représentation possède une dimension politique : celle-ci, dans Le jardin de Winter, s’articule par le biais d’un imaginaire du jardin où les humain.e.s, par la cohabitation avec les plantes, deviennent progressivement des végétaux. Or, si le rapport de la nature aux ruines illustre cette union de manière frappante, elle était toutefois présente bien avant la fin du monde ou l’abandon des terres familiales par la famille de Winter. En effet, les habitant.e.s humain.e.s de la communauté du jardin vivaient au rythme de la nature, grandissant et se flétrissant parmi ces autres habitantes, les plantes, dont les noms et descriptions foisonnent dans tout le récit. Si, pour citer Gilles Clément, le jardin «porte un projet de société» (2012 : 28), celui du Jardin de Winter remet non seulement l’être humain en relation avec son milieu, mais propose aussi une manière de vivre alternative : un devenir végétal, où fin et commencement ne sont plus aux extrémités d’un spectre, mais se rejoignent pour se fondre l’un dans l’autre, dans un avenir en mouvement.

 

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Haquette, Jean-Louis. 2001. «Paysage et personnage: Un aspect du jardin paysager dans les romans anglais du XVIIIe siècle», dans Histoires de jardins, Pigeaud, Jackie. Paris: Presses Universitaires de France.

Haraway, Donna Jeanne. 2007. «Savoirs situés: la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle», dans Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes. Paris: Exils.

Harrison, Robert. 1992. Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental. Paris: Flammarion, «Champs essais».

[s. a.]. [s. d.]. Le lierre.

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Lacoste, Yves. 1977. À quoi sert le paysage?.

Lacroix, Sophie. 2007. Ce que nous disent les ruines. La fonction critique des ruines.

Nys, Philippe. 2001. Jardin et institution symbolique.

Stefulesco, Caroline. 1993. «Les saisons du végétal, cycles, séquences et improvisations». Les annales de la recherche urbaine.

David, Sylvain et Mirella Vadean. 2014. La pensée écologique et l’espace littéraire.

  • 1
    Plus précisément, dans «Littérature et écologie : vers une écopoétique», Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe reprennent les travaux de Lawrence Buell et expliquent que cette écriture environnementale est caractérisée par quatre éléments clés : «1) l’environnement non humain est évoqué comme acteur à part entière et non seulement comme cadre de l’expérience humaine; 2) les préoccupations environnementales se rangent légitimement à côté des préoccupations humaines; 3) la responsabilité environnementale fait partie de l’orientation éthique du texte; 4) le texte suggère l’idée de la nature comme processus et non pas seulement comme cadre fixe de l’activité humaine» (2008 : 19). Critiquant cependant cette approche, laquelle, selon eux, porte trop sur les thèmes au détriment des moyens formels, les auteur.trice.s proposent, dans leur article, une écopoétique des œuvres qui s’attarde davantage aux enjeux esthétiques des textes mettant en scène la nature.
  • 2
    À cet effet, voir notamment les travaux d’Anaïs Boulard («La pensée écologique en littérature. De l’imagerie à l’imaginaire de la crise environnementale» et «Un monde à habiter: imaginaire de la crise environnementale dans les fictions de l’Anthropocène») et de Christian Chelebourg (Les écofictions. Mythologies de la fin du monde).
  • 3
    Par exemple, le lierre, plante grimpante considérée en certains endroits comme nuisible (Fried, 2017 :168-169), peut, lorsque non taillé, contribuer activement à la détérioration des murs en «fragilisant les joints entre les pierres» (Humanité et biodiversité, 2014).

  • 4
    Dans ces fictions, sa présence et son absence sont toutes deux des signes de la fin de l’humanité. À cet égard, Anaïs Boulard indique que l’imaginaire apocalyptique des végétaux oscille entre «les images d’une opulence végétale et celle[sic] d’une végétation morte […]. D’un côté, l’avènement de la catastrophe pourrait signifier la destruction de la nature, mais d’un autre côté, la disparition définitive des hommes pourrait sauver la végétation et la rendre plus présente et plus vive que jamais» (2016 : 207). Par conséquent, il semblerait que les plantes soient à la fois signe de la fin, mais aussi signe d’une renaissance… qui n’implique pas nécessairement la présence humaine.
  • 5
    À ce sujet, Gilles Clément indique que «[l]e jardin est un lieu privilégié du futur, un territoire mental d’espérance» (2012 : 64, souligné dans le texte).
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