Entrée de carnet

La mort au kaléidoscope

Louis-Daniel Godin
couverture
Article paru dans Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines, sous la responsabilité de Pierre Luc Landry (2013)

Hervé Guibert, qui contracte le virus du sida dans les années 1980, produit une importante partie de son œuvre étant témoin de la dégradation fulgurante et prématurée de son corps. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont quelques-uns sont publiés après son décès survenu à l’aube de ses trente-six ans. L’écriture posthume, chez Guibert, se joue dans et par l’énonciation, elle est un souvenir laissé à l’Autre ainsi qu’une tentative de survivance. Comme nous le verrons, les textes posthumes de Guibert rendent compte d’un déploiement remarquable de sa relation à sa mort prospective; celle-ci est désirée, haïe, déplacée, fragmentée, camouflée, niée, etc.

L’écrivain condamné à mort est dans une impasse: il est contraint de faire le deuil de lui-même, deuil nécessairement impossible à réaliser. Comme le mentionne Chantal Saint-Jarre dans son ouvrage Du sida, l’anticipation de la mort et sa mise en discours, le sida inflige au sujet qui en est atteint une panoplie de deuils singuliers:

[…] deuil de l’enfance, deuil de la sexualité active et gratifiante, deuil de la fertilité, deuil de la maternité, deuil de la paternité, deuil du désir d’enfant, deuil de l’enfant (idéalisé) qu’on n’aura pas, qu’on n’a jamais été ou qu’on n’est plus, deuil d’un grand amour, deuil du rêve et de l’inachevé. Pour certains, deuil de l’âge adulte, deuil de la santé et de la normalité des gens en santé… puis deuil de la vie elle-même (1990: 225).

Pourquoi, alors –si l’on adhère à la théorie freudienne du deuil1Dans son texte du même nom, Freud oppose le deuil à la mélancolie. Lorsque le sujet est dans l’incapacité d’assimiler la perte dont il est affligé (parce qu’il en ignore l’objet, par exemple), il est généralement assujetti à l’état mélancolique, soit «un trouble du sentiment d’estime de soi[, un] état d’âme douloureux, la perte de l’intérêt pour le monde extérieur, […] la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d’amour que ce soit […]» (1968: 147)–, les écrivains atteints d’une maladie mortelle n’en viennent-ils pas tous à adopter la posture auto-dépréciative du mélancolique? Nous pourrions en effet établir un corpus d’auteurs sidéens qui, plutôt que de s’ériger en victimes de leur virus, le présentent étonnamment comme un objet d’amour. Nous pensons notamment à Pascal de Duve, qui écrit, dans son récit Cargo vie: «Sida, mon amour, toi au moins tu me resteras fidèle jusqu’à la Mort» (1993: 128), ou à Alain Emmanuel Dreuilhe, dont le journal intime exprime également cet affect: «Je m’adresse au sida lui-même, je l’interpelle avec toute la véhémence dont je suis capable pour lui faire savoir d’une voix encore timorée que je ne me –et ne le– laisserai pas faire, même si j’en suis amoureux, grisé par les nouvelles possibilités que m’offre cette lutte» (1987: 177). Le psychanalyste Jacques Hassoun suggère que la production littéraire en elle-même, chez les écrivain-e-s prédisposé-e-s à la mélancolie, est une «tentative pour créer un objet propre [qui] permet d’effectuer un travail de deuil, deuil qui s’accomplit grâce au texte écrit, publié, et donc offert à l’Autre» (1995: 125). Certains écrits posthumes de Guibert, lesquels sont résolument autobiographiques et collés à sa lutte contre le virus –L’homme au chapeau rougeCytomégalovirus–, peuvent être compris comme ces élans par lesquels l’écriture s’insère, tel un maillon, dans un processus de deuil toujours à refaire. On peut y voir le deuil opérer sans jamais s’accomplir.

L’anticipation de la mort

Affirmer que l’écriture posthume chez Guibert s’inscrit dans un processus de deuil entraîne cette question importante: quelle mort anticipe l’auteur? Naturellement, et plusieurs études se sont penchées sur cette question, nous serions tentés d’avancer qu’il s’agit exclusivement de la mort engendrée par le sida. Les textes de Guibert publiés volontairement de manière posthume (Cytomégalovirus, Le paradis, Le mausolée des amants) sont effectivement écrits alors que l’auteur est très malade. Cela dit, une incursion dans ses textes «pré-maladie» nous indique que la mort s’inscrit dans son œuvre bien avant qu’il ne contracte le virus (1988). Dès son premier roman, La mort propagande (1977), Guibert imagine le scénario de sa mort et les coupures de journaux qui l’accompagneraient. Dans son texte L’image fantôme, alors qu’il assemble un album photo de lui, Guibert se dit «attentif aux transformations de [s]on visage comme aux transformations d’un personnage de roman qui s’achemine lentement vers la mort» (1981: 67). Dans Voyage avec deux enfants, il dit voyager pour la première fois «sans apporter un sentiment de mort» (1982: 54). Les exemples sont (extrêmement) nombreux. L’anticipation de la mort, chez Guibert, n’a donc pas seulement à voir avec la mort annoncée, elle se noue carrément au désir et à la démarche d’écriture, avant même que le sida ne s’impose dans son imaginaire et dans l’imaginaire collectif2Selon Sidaction, vingt-deux cas auraient été diagnostiqués en France et aux États-Unis en 1981, mais ce n’est qu’en 1983 que l’on identifie le virus du VIH et que sont mis au point des tests de dépistage. «Les dates clés de la recherche du Sida», Sidaction, [en ligne] http://www.sidaction.org/ewb_pages/d/dates_cles_recherche_sida.php (Page consultée le  31 janvier 2013). Ainsi, l’écriture posthume s’instaure comme le miroir grossissant d’affects déjà disséminés dans l’entièreté de l’œuvre de Guibert: depuis ses débuts, l’auteur côtoie la mort dans ses formes symboliques.

Il est vrai, toutefois, que Guibert a fait preuve d’une sorte de résistance au sida en le présentant, dans certains de ses textes, comme une maladie sublime «qui a élu [s]on corps» (2001: 185), une maladie  «qui donnait à la mort le temps de vivre, le temps de découvrir le temps et de découvrir enfin la vie, […] une géniale invention moderne [qu’]avaient transmis ces singes verts d’Afrique» (1990: 181). Une importante partie du travail littéraire guibertien tend indéniablement à contrer l’assujettissement mortifère au virus. Reste malgré tout que Guibert en est mort, de la maladie. Son suicide3«Le romancier Hervé Guibert est mort du sida le vendredi 27 décembre [1991], à l’hôpital Antoine-Beclère de Clamart, où il avait été admis le 13 décembre, après une tentative de suicide» (Biancotti, 1991: 1). rend bien compte du caractère intolérable de cette «géniale invention». Ce passage d’une entrevue accordée à la revue Les règles du jeu, publiée de manière posthume (dans laquelle Guibert évoque Le paradis), en est la preuve flamboyante:

Là j’ai été au Japon pour le réveillon et j’avais laissé en chantier un roman, une histoire qui n’a aucun rapport avec le Sida, une histoire… parce que j’en peux plus du Sida, j’en ai marre, j’en ai vraiment… j’ai envie que ça s’arrête maintenant, c’est à dire, si on simplifie les choses, on peut dire que j’ai aimé cette maladie, j’ai bien été forcé de l’aimer, maintenant j’ai envie de la tuer, je n’en peux plus, le Sida ne m’apporte plus rien, le Sida me détruit un point c’est tout, et je ne souhaite pas aller plus loin, comme on dit, dans l’exploration de mes sentiments, de mes pensées, travaillées au corps par ce virus. J’ai envie de passer à autre chose, de penser à autre chose, je n’en peux plus quoi, j’en peux plus du Sida (Guibert, cité par Donner, 1992: 143).

La relation d’amour que Guibert entretient avec le sida a lieu dans le registre du symbolique, ce qui explique qu’il faille sortir de l’œuvre pour trouver une forme si nette de rejet. Ce passage nous indique que le maintien de la maladie dans cette invraisemblable position dépend de la présence d’un tiers. Sans un lecteur ou une lectrice pour cautionner le relation «charnelle» au sida, celui-ci devient bêtement un virus qui «détruit[,] un point c’est tout». Or, l’écriture posthume assure la présence de l’Autre après la mort, son renouvellement. Même si la mort apparaît dans l’œuvre de Guibert comme une frontière étanche, « un point final [au] journal» (2001: 149), l’auteur était conscient qu’à sa mort, son œuvre allait lui subsister. Ses écrits posthumes (du moins, ceux qui nous intéressent) ne sont ni des rééditions, ni des textes de jeunesse rassemblés, mais bien de la matière originale que Guibert voulait publier après sa mort. L’auteur est allé jusqu’à se marier avec la compagne de son amant pour qu’elle s’occupe de ses manuscrits et pour éviter que l’argent de ses livres ne revienne à ses parents (Soleil, 2002: 191). Guibert ne voulait pas être un acteur de second plan dans le récit de sa mort, il voulait en contrôler les modalités.

La filiation

Ce désir d’emprise se traduit nécessairement dans sa relation aux parents, lieu où le sujet est pour le moins aliéné. C’est la structure même de la filiation: le sujet est parlé, nommé par autrui, avant  d’advenir comme sujet parlant. Guibert rejette ce principe, cherchant à s’engendrer lui-même en produisant un nombre considérable de textes. Guibert rejette violemment l’idée d’être pour ses parents un objet de valeur, un legs: «C’est terrible, mes parents sont devenus des collectionneurs de ce qui a trait à Hervé Guibert, à défaut de le garder à la maison. Ils devraient découper leurs organes génitaux, et les mettre dans une vitrine pour pouvoir contempler ce qui a produit l’énergumène» (2001: 521). Guibert n’accepte pas l’idée d’être le produit d’une filiation, il préfère en être l’auteur. Ainsi, il énonce une autonomie radicale envers l’ordre parental, ce que rend magnifiquement la dédicace de son livre Mes parents: «À personne» (1986: 9).

L’homosexualité, tout comme le sida, force le sujet à imaginer d’autres types de filiation, où l’engendrement passe notamment par l’écriture. Un passage du Paradis rend particulièrement compte de cette tentative de nier tout ce qui empêche l’auteur d’être le point de départ d’une filiation, passage où Hervé dit à Jayne: «Puisque nous n’avons pas le sida, pourquoi ne pas nous offrir un enfant?» (1992a: 130). Il est d’autant plus parlant que Guibert ait fait le choix de projeter la publication de ce texte – où le personnage principal, du même nom que Guibert, est hétérosexuel et n’a pas le sida4Voir le texte d’Isabelle Décarie pour une analyse détaillée de la question posthume dans Le paradis (Décarie: 2000). – après sa mort. Le paradis, dont l’action se situe d’ailleurs en 1983 (cinq ans avant que Guibert ne se sache atteint du VIH), est l’ultime tentative de l’auteur de fragmenter le moment de sa mort et de replier la filiation sur elle-même.

La transcendance

L’écriture ne sauve pas le corps, certes, elle permet (voire impose) une forme de transcendance, puisqu’à la mort de l’auteur, son moi, lui, survit. Guibert a élaboré toute une série de trucages pour que subsiste de lui une image précise, trafiquée. Ainsi, son journal intime, Le Mausolée des amants, a été en partie retranscrit par l’auteur, avant sa mort5Tel qu’inscrit en exergue: «Ce texte a été entièrement dactylographié par Hervé Guibert lui-même jusqu’à la page 503, à partir des carnets sur lesquels il écrivait son journal. J’ai [Christine Guibert] tapé les cinquante-huit dernières pages» (2001: 6).. Il est fort probable que l’imaginaire des dernières années de la vie de Guibert ait contaminé le contenu du journal, celui-ci ne présentant aucune datation, si ce n’est les années inscrites sur la page couverture: 1976-1991. Qui plus est, l’intérêt de l’écriture, selon Guibert, réside dans la possibilité d’insérer des bribes de mensonge dans le texte; il aime dans l’écriture «le moment où [elle] décolle imperceptiblement vers la fiction après avoir pris son élan sur la piste de la véracité» (2001: 528). Des fragments écrits en 1991 peuvent, par exemple, avoir été insérés au tout début du journal. Guibert implique fréquemment sa mort dans ce procédé de déformation. À mi-parcours du Mausolée, on peut d’ailleurs lire ce mensonge: «Ici s’arrête le journal d’H.G. qui s’est suicidé le 10 août 19… en se jetant par la fenêtre» (2001: 46). D’autres impostures sont plus élaborées. Dans son œuvre cinématographique La pudeur et l’impudeur (diffusée aussi de manière posthume), Guibert dévoile son quotidien et son corps rongé par la maladie. Une scène clef du film le présente versant une dose mortelle de digitaline dans un verre d’eau, qu’il place au côté d’un autre, pour finalement en boire l’un des deux au hasard. Ce n’est que neuf ans plus tard, grâce à la publication de son journal, que l’on apprend qu’il avait «un repère, invisible à l’image, qui les différenciait» (2001: 532).

Guibert joue avec la mort, se joue de la mort. La publication posthume s’instaure chez lui comme un outil pour rendre cette frontière la plus poreuse possible. Bien sûr, il faut savoir mesurer les limites de l’écriture: elle n’arrache pas le corps de l’intolérable, ne déplace pas la mort sur le plan du réel. Elle est tout de même le lieu où s’inscrivent ces fantasmes, et le posthume les fait apparaître de manière exponentielle. Plutôt qu’un horizon de finitude, l’écriture d’outre-tombe, chez Guibert, c’est la mort vue au kaléidoscope.

 

BIBLIOGRAPHIE

BIANCIOTTI, Hector, «La mort d’Hervé Guibert», Le Monde, 30 décembre 1991. p 1.

CLICHE, Anne Élaine, Le désir du roman, Montréal, XYZ, 1992.

DÉCARIE, Isabelle, «L’identité posthume dans Le Paradis d’Hervé Guibert», L’Esprit Créateur, vol. 40, n°1, Printemps 2000, p. 100-110.

DE DUVE, Pascal, Cargo vie, Paris, Clattès, 1993.

DONNER, Christophe, «Pour répondre aux quelques questions qui se posent…», Les règles du jeu, Paris, mai 1992, vol. 3, n°7, p. 135-155.

DREUILHE, Alain Emmanuel, Corps à corps: journal du sida, Paris, Gallimard, 1987.

FREUD, Sigmund, «Deuil et mélancolie», Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, pp. 145-171.

GUIBERT, Hervé, La mort propagande, Paris, R. Deforges, 1977.

GUIBERT, Hervé, Voyage avec deux enfants, Paris, Minuit, 1982.

GUIBERT, Hervé, Mes parents, Paris, Gallimard, 1986.

GUIBERT, Hervé, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Gallimard, 1990.

GUIBERT, Hervé, Le paradis, Paris, Gallimard, 1992a.

GUIBERT, Hervé, Cytomégalovirus. Journal d’hospitalisation, Paris, Seuil, 1992b.

GUIBERT, Hervé, Le mausolée des amants: Journal, 1976-1991, Paris, Gallimard, 2001.

HASSOUN, Jacques, La cruauté mélancolique, Paris, Aubier, 1995.

SAINT-JARRE, Chantal, Du Sida, l’anticipation de la mort et sa mise en discours, Paris, Denoël, 1994.

SOLEIL, Christian, Hervé Guibert, biographie, Saint-Étienne, Actes graphiques, 2002.

  • 1
    Dans son texte du même nom, Freud oppose le deuil à la mélancolie. Lorsque le sujet est dans l’incapacité d’assimiler la perte dont il est affligé (parce qu’il en ignore l’objet, par exemple), il est généralement assujetti à l’état mélancolique, soit «un trouble du sentiment d’estime de soi[, un] état d’âme douloureux, la perte de l’intérêt pour le monde extérieur, […] la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d’amour que ce soit […]» (1968: 147)
  • 2
    Selon Sidaction, vingt-deux cas auraient été diagnostiqués en France et aux États-Unis en 1981, mais ce n’est qu’en 1983 que l’on identifie le virus du VIH et que sont mis au point des tests de dépistage. «Les dates clés de la recherche du Sida», Sidaction, [en ligne] http://www.sidaction.org/ewb_pages/d/dates_cles_recherche_sida.php (Page consultée le  31 janvier 2013)
  • 3
    «Le romancier Hervé Guibert est mort du sida le vendredi 27 décembre [1991], à l’hôpital Antoine-Beclère de Clamart, où il avait été admis le 13 décembre, après une tentative de suicide» (Biancotti, 1991: 1).
  • 4
    Voir le texte d’Isabelle Décarie pour une analyse détaillée de la question posthume dans Le paradis (Décarie: 2000).
  • 5
    Tel qu’inscrit en exergue: «Ce texte a été entièrement dactylographié par Hervé Guibert lui-même jusqu’à la page 503, à partir des carnets sur lesquels il écrivait son journal. J’ai [Christine Guibert] tapé les cinquante-huit dernières pages» (2001: 6).
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