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La filiation créatrice dans «Journal de la création» (1990) de Nancy Huston et «Le bébé» (2002) de Marie Darrieussecq

Marie-Noëlle Huet
couverture
Article paru dans Filiations du féminin, sous la responsabilité de Ariane Gibeau et Lori Saint-Martin (2014)

Trop1Cet article a été écrit dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue par le Fonds de recherche du Québec –Société et culture (FRQSC). longtemps, parce qu’elles étaient réduites à leurs fonctions maternelles et donc considérées comme inaptes à la création, les femmes ont eu à choisir entre la maternité et l’écriture. En raison de leur puissance procréatrice, elles «ont été confinées dans la sphère privée et exclues de la culture, tant de la vie de l’esprit et de la création que du monde socio-économique et politique» (Saint-Martin, 1999: 19). Si certaines ont réussi, avant l’époque contemporaine, à la fois à créer une œuvre littéraire devenue canonique et à avoir des enfants (on peut penser à Germaine de Staël, à George Sand et à Colette), l’histoire littéraire française n’a retenu que très peu de textes d’écrivaines qui étaient également mères. Prises dans une vision dichotomique opposant l’esprit et le corps, certaines, à l’instar de Simone de Beauvoir, ont refusé l’enfantement parce qu’elles n’étaient pas prêtes à renoncer au monde de l’esprit.

Les mères étaient omniprésentes dans les romans, mais trop souvent confinées dans le mutisme ou même mortes, et, dans tous les cas, racontées par leurs enfants. En somme, elles ne parlaient pas; elles étaient l’objet du discours des autres. La vision tenace de la bonne mère défendue par Jean-Jacques Rousseau, selon laquelle cette dernière doit s’oublier au profit des siens (voir Badinter, 1980), explique probablement en partie le silence maternel. Cette vision répond à une dichotomisation des rapports entre hommes et femmes préconisée par le patriarcat et qui met en place des oppositions telles que culture ⁄ nature, esprit ⁄ corps, création ⁄ procréation, etc., dans lesquelles le terme associé au féminin est dévalorisé. Selon cette vision du monde, les femmes ne pourraient pas être à la fois créatrices et procréatrices, écrivaines et mères.

Par ailleurs, la grossesse et la maternité, qui relèvent surtout de la sphère privée, ont longtemps été marginalisées et considérées comme non représentables dans l’univers public. Dans le but de permettre aux femmes de s’approprier le phénomène qui les concerne au premier chef, Adrienne Rich affirme en 1976 qu’il existe deux maternités opposées : la maternité-institution, qui vise à garder les représentantes du sexe féminin dans le giron du pouvoir des hommes, et la maternité-expérience, caractérisée par la relation possible de toute femme avec son pouvoir de reproduction et avec les enfants (Rich, 1976: 13). Rich soutient que l’institution de la maternité a privé les femmes de la jouissance de leur corps en les y emprisonnant et qu’elle a marginalisé leur potentiel (Rich, 1976: 13).

Parce que l’assujettissement des femmes est passé par la mainmise du patriarcat sur la fécondité, il n’est pas étonnant de constater que les mouvements féministes des années 1970 ont développé un discours très critique sur la maternité. Les militantes de ces mouvements ont voulu se détacher de leur mère, à la fois pour échapper au destin féminin commun et pour former leur propre identité et prendre la parole comme sujets.

«Ce n’est qu’assez récemment, écrit Lori Saint-Martin, que des mères viennent à l’écriture, et, qui plus est, décrivent leur expérience de mère, contribution tout à fait inédite» (1999: 32). Saint-Martin ainsi que d’autres chercheures spécialistes de la maternité en littérature telles que Marianne Hirsch et Ann E. Kaplan situent ainsi l’émergence de la voix de la mère dans les années 1980 (voir Hirsch, 1989; Kaplan, 1992; Saint-Martin, 1999). À partir de ce moment, nous voyons paraître des récits écrits du point de vue de la mère et qui mettent en scène la subjectivité maternelle. Ces textes novateurs, loin de privilégier une seule perspective (comme cela a longtemps été le cas), font plutôt cohabiter et dialoguer différentes voix: celles de la mère, de la fille, de la femme, de l’artiste, etc.

Maintenant que les mères sont devenues sujets et qu’elles prennent la parole, elles écrivent sur leur expérience de façon singulière. C’est ce que conclut Lori Saint-Martin dans son ouvrage sur les relations mère-fille dans la littérature québécoise contemporaine:

À notre époque, pour la première fois peut-être, une réconciliation des deux [la procréation et la création] devient possible. Mieux, cette réconciliation même peut devenir la matière d’une œuvre. Aujourd’hui, écrire à titre de mère, assimiler enfantement et création romanesque, ce n’est pas se soumettre à une équivalence réductrice selon laquelle toute femme normale est mère, ni brandir son ventre comme une ultime justification d’exister. C’est se réinventer en même temps femme ET créatrice, transformer à la fois la maternité et la fiction (Saint-Martin, 1999: 280).

C’est exactement la posture qu’adoptent Nancy Huston et Marie Darrieussecq, les deux auteures françaises dont il sera ici question. Journal de la création, de la première, est un essai narratif sous forme de journal qui offre des passages riches et très personnels sur la grossesse, la maternité, l’écriture, les changements liés à l’identité, le rapport à l’autre et la vie avec le conjoint. Le Bébé, de la deuxième, est un récit intime, composé de cahiers sur la maternité et l’écriture, qui remet en question les clichés entourant «le bébé» et l’expérience maternelle. Les deux textes, qui s’inscrivent dans la période de l’extrême contemporain2Selon Barbara Havercroft, Pascal Michelucci et Pascal Riendeau, cette période caractérise «l’ouverture vers les nouvelles formes romanesques ou fictionnelles apparues au cours des années 1980» (Havercroft, Michelucci et Riendeau, 2010: 8)., présentent des narratrices qui s’entendent pour dire que la maternité peut parfois (et idéalement) être source d’inspiration et non seulement source de contraintes. Je m’intéresserai ici à une double filiation3La filiation sera ici appréhendée dans sa dimension idéologique (des caractéristiques littéraires et des prises de position qui lient diverses auteures entre elles) et non généalogique ou familiale. Je ne m’arrêterai pas aux liens filiaux entre les personnages. Il a été montré que la relation mère-fille joue un grand rôle dans la subjectivité et la prise de parole des femmes. Cela dit, dans les deux livres dont il est question ici, les enfants sont des garçons, le lien de filiation de la mère à la fille est donc rompu. Au moment d’écrire Journal de la création, Huston a déjà une fille dont elle parle sporadiquement mais le présent article n’en fera pas mention.. D’abord, j’essaierai de voir comment le choix d’une forme narrative personnelle (journal et cahier) permet aux auteures de renouveler le genre autofictionnel et d’illustrer l’idée qui veut que la maternité puisse stimuler la création. Ensuite, je tenterai de montrer, entre autres par l’analyse de quelques intertextes et de commentaires métatextuels, que les auteures s’inscrivent dans une lignée d’écrivaines qui cherchent à invalider le poncif selon lequel la création et la procréation sont incompatibles.

VARIATIONS SUR LA FORME AUTOBIOGRAPHIQUE

Autobiographie, autofiction, récits de soi, écritures de soi: les termes ne manquent pas pour définir ce courant littéraire, très répandu aujourd’hui, et qui se concentre sur les représentations du «moi». Comme nombre de chercheur-e-s l’ont affirmé, cette pratique n’est pourtant pas récente en littérature française; elle remonte aux Confessions de Jean-Jacques Rousseau4Voir, entre autres, Viart et Vercier, 2008: 28.. Depuis la création du terme «autofiction» par Serge Doubrovsky en 1977, une panoplie d’expressions ont fait leur apparition pour désigner cette pratique mouvante: Philippe Forest parle d’«égolittérature», Annie Ernaux d’«auto-socio-biographie» tandis que Bruno Blanckeman utilise l’expression «autofabulation». Mais comment s’y retrouver? Dominique Viart et Bruno Vercier constatent

[qu’]il n’est pas aisé de démêler l’écheveau complexe des «écritures de soi», selon la formule qui tend, au risque d’une moindre précision dans la terminologie, à s’imposer. Cette dilution du terme n’est du reste pas indifférente: si la chose prolifère, le mot, lui, est devenu suspect: on ne parle plus guère d’«autobiographie». Comme si d’en avoir trop précisé les caractères l’avait rendu trop contraignant (Viart et Vercier, 2008: 29).

L’expression privilégiée par les deux théoriciens serait-elle devenue le générique d’un genre hybride difficile à cerner, un choix linguistique qui engloberait les sous-genres «autofiction», «autobiographie»5Contrairement à ce que prétendent les auteurs, le terme est encore employé (voir Smith et Watson, 2010)., etc.? Dans ce cas, qu’est-ce qui distingue le roman autobiographique des récits de soi ou même de l’autofiction? Les termes sont-ils interchangeables? Sans égard à l’expression retenue, Viart et Vercier reconnaissent la créativité du genre: «[…] il importe de souligner combien [l’écriture de soi] est inventive et produit de nouvelles formes littéraires. Car elle interroge à la fois la vie, le sujet et l’écriture, chacune des trois notions qui en composent le nom» (Viart et Vercier, 2008: 64; les auteurs soulignent).

Les genres littéraires de l’intime, comme le journal et les correspondances, ont longtemps été les seuls investis par les femmes, parce que celles-ci avaient difficilement accès à la publication6Voir le désormais classique ouvrage de Béatrice Didier, Le journal intime: «Le journal, comme la correspondance, a été pendant longtemps un refuge de la créativité féminine privée d’autres modes d’expression littéraire» (Didier, 1991: 17).. Bien que la majorité de ces textes publiés aient tout de même été écrits par des hommes, ce sont surtout les femmes qui ont été associées à la littérature personnelle, considérée comme sentimentale et relevant du privé. En dépit de cette catégorisation réductrice, de nombreux écrivains masculins privilégient ce genre depuis environ deux décennies. Pourquoi une telle forme axée sur le «moi», que certains détracteurs ont qualifiée de narcissique, est-elle aussi populaire? Viart et Vercier ont identifié deux phénomènes qui l’expliquent:

[D’]une part les réserves, qui avaient un temps détourné la littérature de la question du «sujet», notion devenue suspecte sous l’influence des sciences humaines qui pensaient en termes de «structures», sont tombées. […] D’autre part, le repli sur soi dans une période marquée par la désillusion des grands desseins collectifs favorise une forme d’individualisme que les sociologues (Gilles Lipovetsky) ne manquent pas de souligner (Viart et Vercier, 2008: 27-28).

Bien que les hommes s’intéressent désormais plus que jamais aux écritures de soi, les femmes restent surreprésentées dans l’autofiction (voir Baudelle, 2012: 146). De nos jours, les écrivaines choisissent ces formes parce qu’elles leur permettent d’exprimer pleinement leur subjectivité. Selon Barbara Havercroft, «ce genre de textes constitue un lieu opportun pour la création et l’expression de la subjectivité et de l’identité, enjeux majeurs de l’écriture au féminin». Elle ajoute que

les écrits autobiographiques récents au féminin sont des lieux scripturaux d’agentivité, car la nature même du texte intime met l’exploration de la subjectivité au premier plan et deuxièmement, les potentialités discursives utilisées par les femmes autobiographes sont propices aux changements sociaux et politiques, revendications inspirées par leurs propres expériences de vie (Havercroft, 2001: 518).

Y aurait-il donc une spécificité des textes autobiographiques des femmes? Certains critiques comme Barbara Havercroft voient se développer une tendance, celle de mettre en scène le corps, les fantasmes et les désirs en utilisant la confession et l’aveu:

Une des tendances notables de l’écriture des femmes en France lors de ce nouveau siècle s’avère la publication de textes autobiographiques et autofictifs qui s’approprient, subvertissent et renouvellent certains traits de la confession. Ce faisant, ces écrivaines révèlent des expériences hautement intimes, souvent d’ordre sexuel, créant ainsi des discours confessionnels novateurs où la mise à nu du sujet n’est plus un acte entouré de honte ou une recherche de pardon et de rédemption (Havercroft, 2012: 159).

Ont donc vu le jour des textes comme L’inceste (1999) de Christine Angot, La nouvelle pornographie (2000) de Marie Nimier ou encore La vie sexuelle de Catherine M. (2001) de Catherine Millet, livres dans lesquels les narratrices racontent exploits sexuels, fantasmes ou traumas et où le corps féminin est à l’avant-scène.

Les deux textes de mon corpus partagent avec ces dernières «confessions» certaines caractéristiques: Darrieussecq utilise parfois l’aveu pour faire part des pensées ou des gestes qui relèvent du tabou (de l’inceste par exemple7«Quand je le lave, le frotte, l’essuie puis le câline, c’est consciemment que je m’interdis d’embrasser son sexe: je lui bécote le ventre, à la place. […] [M]on amour maternel est d’abord pédophile, attirance passionnée pour son petit corps, besoin de m’en repaître» (Darrieussecq, 2005: 19).) et Huston révèle des détails d’ordre sexuel en décrivant son expérience de l’érotisme maternel. Cela dit, ces éléments ne composent pas la matière essentielle des livres. Leur plus grande innovation réside dans le fait que les narratrices prennent la parole en tant que mère ou mère en devenir et non seulement en tant que fille. De plus, elles montrent qu’une mère n’est pas uniquement mère, mais qu’elle est aussi femme, créatrice, amoureuse, etc., et qu’elle peut avoir des intérêts autres que le soin et l’épanouissement des enfants.

On peut se demander pourquoi Nancy Huston a choisi le journal puisque, comme le remarque Chantal Ringuet:

sur le plan formel, le Journal de la création affiche plusieurs caractéristiques qui s’écartent des critères canoniques du genre, telles l’écriture fragmentaire, la double structure […] énonciative, la multiplicité référentielle et l’hybridation textuelle, qui participent à la fois de la construction textuelle de la narratrice et de sa transformation du texte diaristique (Ringuet, 2000: 4).

Huston répond que c’est «un genre littéraire qui scande le temps» (Huston, 1990: 16; l’auteure souligne). Et le temps est inscrit de façon manifeste dans le corps des femmes en raison du cycle menstruel, de la gestation et de la fécondité. Contrairement aux hommes, qui peuvent devenir pères jusqu’à un âge avancé, les femmes ont une période de fertilité limitée. Lorsqu’une femme sans enfant approche de la trentaine, il n’est pas rare qu’elle se fasse demander si son horloge biologique se manifeste. Ainsi, qu’une femme veuille ou non enfanter, les fonctions de son corps sont soumises à la temporalité. Le temps est également écrit dans le journal puisque «[c]elui qui retouche ou même seulement recopie son journal […] opère un va-et-vient entre deux temps, ou même trois: celui du vécu, celui de la première rédaction, celui de la rédaction définitive –ou des rédactions successives» (Didier, 1991: 11). Dans le cas de Huston, cette forme permet de rendre compte de l’évolution de ses questionnements et réflexions ainsi que des transformations identitaires et physiques liées à la grossesse tout en accordant une place à l’inscription du quotidien, voire du banal, à même le texte.

Traditionnellement, la pratique d’écriture du journal consistait à consigner pensées et fragments datés chronologiquement et qui s’adressent au seul diariste. Ce type d’écrit n’était pas destiné à la publication. Or, Journal de la création, parce qu’il présente une construction textuelle et un agencement des entrées diaristiques et des intertextes, a été constitué en vue d’être diffusé. Comme l’affirment Viart et Vercier, «un journal écrit pour être publié de façon anthume n’est plus le relevé plus ou moins quotidien des pensées et des événements: il est habité d’une conscience de l’œuvre et construit une image de soi destinée à autrui» (Viart et Vercier, 2008: 66). Le choix de la publication implique nécessairement le désir d’être lu et fait de l’ouvrage un projet destiné à l’Autre. En même temps, nous le verrons, l’auteure avait comme objectif en écrivant son Journal de comprendre un conflit intérieur: cette œuvre relève donc également de l’intime. À la fois tourné vers l’Autre et vers soi, ce texte est composite, plurivoque. Les extraits choisis du journal (à l’origine) intime sont intégrés par l’auteure dans l’essai que devient le Journal de la création.

Marie Darrieussecq, de façon similaire, «n[’aurait pas pu] mieux dire par la fiction : [elle a] le bébé constamment sous les yeux» (Darrieussecq, 2005: 34). La narratrice n’a pas la distance critique et physique (c’est-à-dire la solitude) nécessaire à la fiction: «Une écriture structurée par sa propre contrainte, les poncifs trouvent leur écho, les appels du bébé découpent ces pages, d’astérisque en astérisque» (Darrieussecq, 2005: 34; l’auteure souligne). Peut-être est-ce précisément parce qu’elle voulait exprimer le discontinu et le fragmentaire qu’elle a choisi les cahiers. Ceux-ci lui permettent de raconter le quotidien et le banal («Je fais longuement pocher une poire, je la pèle, je l’écrase menu menu. Il n’en veut pas. Il veut bien de son petit pot» [Darrieussecq, 2005: 119]), l’immédiat. Ils lui permettent aussi de consigner des éléments qui résistent à la fiction, comme les listes («Jusqu’ici, à part le lait, le bébé aura goûté aux parfums “framboise” [un gel anti-acidité], “banane-fenouil” [un pansement gastrique], “orange-caramel” [des vitamines], “citron” [un cocktail anti-rachitisme], “papaye” [un sirop anti-reflux]» [Darrieussecq, 2005: 102].) ou encore l’évolution de son enfant: les passages du stade de nourrisson au stade de bébé et ensuite d’enfant. Au lieu de se sentir empêchée par les contraintes qui fragmentent l’écriture, elle en fait un moteur de son écriture.

JOURNAL DE LA CRÉATION DE NANCY HUSTON: ACCEPTER «LA MATERNITÉ, LA MATÉRIALITÉ, LA MORTALITÉ»

Le Journal de la création est un texte hybride, mi-journal, mi-essai, qui traite de la grossesse en cours de la narratrice et qui propose une réflexion à la fois «sur l’autre type de création –à savoir l’art– et sur les liens possibles et impossibles entre les deux» (Huston, 1990: 12). L’auteure explore ce qu’elle nomme le «mind-body problem» (en faisant référence à un roman du même nom publié par une romancière américaine, Rebecca Goldstein, en 1983) ou, en d’autres termes, la dichotomie corps-esprit (Huston, 1990: 12). Le début du texte (daté du 12 février 1988) coïncide avec la fin du premier trimestre de la grossesse de la narratrice; il correspond également à la date anniversaire (trois jours plus tard) d’une maladie neurologique qui l’a fait souffrir en 1986 ainsi que d’une «crise» psychique qu’elle a vécue l’année d’après. Son objectif en écrivant ce livre est le suivant:

Ce que je voudrais faire dans ces pages –mais oserais-je seulement aller jusqu’au bout?–, c’est déceler le sens de ces deux maladies, et le lien entre les deux… afin de comprendre pourquoi, depuis deux ans, je suis le siège d’une lutte sans merci entre mon corps et mon esprit (Huston, 1990: 17).

Pour y arriver, Huston fait des parallèles entre sa vie privée, son expérience d’enseignement d’un cours intitulé Le corps écrit qu’elle offre alors annuellement à l’Université américaine de Paris et des émissions radiophoniques qu’elle a préparées avec un collègue sur des couples d’artistes célèbres comme Zelda et Scott Fitzgerald, George Sand et Alfred de Musset, Elizabeth Barrett et Robert Browning, Virginia et Leonard Woolf, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, Sylvia Plath et Ted Hughes. Le «siège d’une lutte sans merci entre [le] corps et [l’]esprit», c’est aussi ce qu’incarnent la plupart de ces créatrices féminines, si on considère que très peu d’entre elles ont réussi à allier maternité et création de façon «saine», c’est-à-dire sans y laisser leur santé mentale, voire leur vie. Rappelons effectivement que, outre Zelda Fitzgerald qui a sombré dans la folie, Virginia Woolf et Sylvia Plath se sont suicidées, la première sans avoir eu d’enfants et la deuxième, en dépit du bonheur et de l’épanouissement artistique que lui procurait la maternité. Simone de Beauvoir, sans avoir ouvertement souffert du conflit entre le corps et l’esprit, a toutefois renoncé à la maternité, qu’elle considérait comme aliénante. George Sand, pour sa part, est un des rares exemples d’écrivaines qui ont réussi, avant l’époque contemporaine, à écrire une œuvre qui est devenue en partie canonique, à mettre en scène leur désir et leurs fantasmes et à avoir des enfants:

Si […] Sand a reconnu ne pas être «une artiste», au sens extrême et perfectionniste où l’entendait Flaubert, elle n’en demeure pas moins la preuve vivante, éclatante et rarement égalée de nos jours, qu’il n’y a pas d’incompatibilité intrinsèque entre écriture, érotisme et maternité (Huston, 1990: 93).

Huston s’associe plus étroitement à certaines des écrivaines qu’elle convoque. Simone de Beauvoir, qui est sans conteste une grande figure du féminisme du 20e siècle, est l’une d’entre elles. Elle a réussi à se tailler une place aux côtés des intellectuels du Paris de l’après-guerre et a produit une œuvre littéraire qui lui a survécu. Si elle représente un modèle pour beaucoup de féministes des générations qui l’ont suivie, ses prises de position sur la maternité ne font pas l’unanimité. Dans Le Deuxième Sexe, paru en 1949, elle réserve des pages sinistres à cette expérience. Dès son plus jeune âge, elle savait qu’elle préférait «former des esprits plutôt que des corps», c’est-à-dire enseigner plutôt qu’élever des enfants (dans l’optique beauvoirienne, la vie intellectuelle n’est pas compatible avec la vie parentale) et qu’elle privilégiait «des rapports choisis avec des êtres choisis» (cité dans Huston, 1995: 84). Nancy Huston a longtemps voulu ressembler à Simone de Beauvoir: elle ne désirait pas d’enfants et envisageait de se consacrer à l’écriture. Pourtant, elle s’est rendu compte que «l’enfantement et l’écriture, loin d’être contradictoires, nous conduisent vers l’essentiel, au cœur du beau, nous font toucher à la vie dans ce qu’elle a de plus tendre et de plus violent. Avoir un enfant vous ouvre les yeux sur le monde» (Cuypers, 1999: 26). C’est ce revirement de situation qui la fait écrire: «Ce que ne pouvait pas savoir Simone de Beauvoir, c’est que la maternité ne draine pas, toujours et seulement, les forces artistiques; elle les confère aussi» (Huston, 1990: 179). Huston laisse entendre ici que Beauvoir, puisqu’elle n’a jamais eu d’enfants, ne pouvait pas concevoir combien ceux-ci changent «les postulats» de tout «calcul» (voir Huston, 1990: 179).

Les passages sur les couples d’artistes sont par moments entrecoupés de commentaires métatextuels adressés à l’auteure elle-même ou au bébé à venir. Voici un exemple:

Mais mon bébé, dis-moi: […] [p]ourquoi ne tirerais-je pas des idées, des phrases, des images et des rêves de cette source vive qui est toi? Je le fais tous les jours… Si une femme n’est pas obligée d’avoir douze enfants et d’offrir perpétuellement sa poitrine aux «poignards» de leurs besoins, elle peut à la fois «soutenir la joie de donner la vie» et puiser dans cette joie des formes nouvelles (Huston, 1990: 102; l’auteure cite Elizabeth Barrett Browning).

J’entends la métatextualité dans le même sens que Gérard Genette, c’est-à-dire comme «la relation, on dit plus couramment de ‟commentaire”, qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer (le convoquer), voire, à la limite, sans le nommer […]» (Genette, 1982: 10). Ici, le métatexte concerne un passage d’Aurora Leigh cité dans le Journal et dans lequel la mère de la protagoniste (comme celle de Barrett Browning) meurt en donnant naissance à son enfant. Le commentaire fait référence à la fois à la citation d’Aurora Leigh (qui est un intertexte) et au texte qui contextualise la citation. Cette stratégie discursive autorisée par la forme diaristique permet de souligner la distance critique prise vis-à-vis du discours rapporté et d’inscrire la réflexion sur la maternité dans une filiation à la fois complice et critique.

Tout un réseau d’intertextes féminins parcourt le Journal de la création. À l’instar de Gérard Genette, j’envisage l’intertexte comme: «[…] une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre» (Genette, 1982: 8). Dans la citation suivante, Huston rapporte un extrait du journal de Virginia Woolf et le commente; elle s’adresse indirectement à Woolf: 

«Je ne sais pas pourquoi, écrit Virginia Woolf dans son journal, le 19 janvier 1922, le lien entre la vie et la littérature doit être fait par les femmes : et elles le font si rarement bien.» Je fais de mon mieux, Virginia… Je vous tends la main comme vous avez tendu la vôtre à Elizabeth Barrett en écrivant sa biographie à travers les yeux de son épagneul Flush; comme elle a tendu la sienne à George Sand en lui dédiant des sonnets sur l’androgynie et l’angélisme… De main en main, nous finirons bien par voir clair dans cette histoire (Huston, 1990: 106-107).

En mettant en parallèle les efforts de Woolf, de Barrett et de Sand, Huston reconnaît la volonté de ces femmes de faire «le lien entre la vie et la littérature» et désire en quelque sorte s’inscrire dans la lignée qu’elles incarnent. Si l’auteure sait très bien que Woolf ne pourra entendre son message, elle est consciente que son texte pourra pourtant servir à d’autres lectrices, peut-être créatrices à leur tour, qui la liront et continueront la réflexion. L’image de la main tendue qui traverse la citation, parce qu’elle concerne des écrivaines qui n’ont pas vécu à la même époque, développe une symbolique atemporelle rassembleuse. Telles les figures dans une ribambelle en papier, les auteures joignent les mains, s’unissent, pour transmettre leurs savoirs. Ce choix discursif mobilise des efforts qui, autrement, demeureraient isolés. Il participe à la création d’une subjectivité collective à l’abri des discours patriarcaux qui ont trop longtemps dominé la sphère de la création artistique. Huston enrichit également cette généalogie. Elle écrit:

Peu d’événements dans ma vie m’ont autant prise au dépourvu que les retrouvailles étincelantes, lors de ma première grossesse, entre érotisme et fécondité. Cette fois-ci encore, enceinte (et désireuse de l’être), je suis littéralement à fleur de peau: ma peau fleurit de partout, des fleurs poussent de tous mes pores, je ne suis plus que floraison; que ce soit M. qui m’effleure, ou moi-même, ou une idée, le plaisir affleure immédiatement, impérieusement, débordant et sûr de lui… Aucun discours «libérateur», ni du côté des hommes ni du côté des femmes, ne m’avait préparée à cela (Huston, 1990: 40).

Puisque «aucun discours» ne l’avait préparée au fait que la grossesse puisse être chargée d’un certain érotisme, elle se donne pour tâche de l’écrire et de transmettre cette expérience à ses lectrices. Ainsi, elle met en place une nouvelle filiation, qui commence avec son expérience.

Au lieu de voir la grossesse comme un empêchement, un encombrement, il est possible de s’en inspirer pour créer des œuvres axées sur la continuité et la discontinuité, sur l’amour, sur l’interpénétration du corps et de l’esprit, etc. Des artistes comme Miriam Bat-Yosef et Emma Santos[fnMyriam Bat-Yosef est une peintre cosmopolite. Née à Berlin, elle a entre autres habité et travaillé en Israël, en Islande et en France. Son œuvre «explore les frontières entre le corps et l’œuvre d’art» (Huston, 1990: 287). Emma Santos, quant à elle, de son vrai nom Marie-Anne Le Rozick, est une écrivaine française qui a surtout écrit sur la maternité et sur ses séjours dans un hôpital psychiatrique. Bien qu’elle ait été enceinte à plusieurs reprises, elle n’a jamais réussi à être mère (en raison de fausses couches ou d’avortements forcés). Voir Huston, 1990: 300-308.[/mfn] vont même plus loin: la maternité est un élément essentiel à la création. Comme l’écrit Huston: «Les deux artistes ont aussi en commun de considérer création et procréation comme non seulement compatibles mais inséparables, indispensables l’une et l’autre, l’une à l’autre, dans une vie de femme» (Huston, 1990: 300). L’écrivaine Huston se situe quelque part entre les deux types d’artistes: celles qui vivent un conflit perpétuel entre le corps et l’esprit (les extraits choisis de son journal en sont la preuve) et celles pour qui la maternité est indispensable à la création.

Comment arrive-t-elle à concilier création et procréation? En «accept[ant] la maternité, la matérialité, la mortalité» (Huston, 1990: 329), c’est-à-dire en acceptant la vie et la mort, en comprenant qu’elle fait partie d’un cycle, qu’elle vit des événements qui la dépassent et qu’elle peut par moments perdre le contrôle de ce qu’il lui arrive. Par exemple, à la fin de la grossesse, elle n’a momentanément plus envie d’écrire parce que la gestation l’occupe tout entière:

Je constate que l’envie d’écrire me quitte, oui, je me sens trop «occupée» pour écrire. Quelqu’un d’autre occupe mon corps et mon esprit. S’agit-il pour autant d’une «déchéance» de mon esprit dans mon corps? Non: un émerveillement, au contraire, de trouver l’autre si absolument proche. Une fascination devant l’étrangeté indicible qu’il y a à voir et sentir son propre ventre bouger sous l’impulsion de messages envoyés par le cerveau d’autrui (Huston, 1990: 322).

Au lieu de s’inquiéter d’une telle panne, elle en profite pour se mettre à l’écoute du fœtus qui bouge en elle. C’est maintenant ce dernier qui doit décider quand il sera prêt à naître. Le Journal s’achève quelques pages plus loin, au moment où la parturiente part pour l’hôpital: le travail de l’accouchement se met tranquillement en branle. À la fin du texte, elle fait un bilan; le 4 juillet 1988, elle écrit:

Je me sens guérie. Est-ce parce que j’ai parcouru cet itinéraire, cousu ensemble en un patchwork toutes les pièces multicolores qui, avant de s’appeler Journal de la création, se trouvaient éparpillées ça et là, pans disparates de mon identité déchirée? ou bien tout simplement à cause de la grossesse? […] Je me sens enfin intègre, oui, un tout (Huston, 1990: 323).

Le fait même de poser ces questions lui permet d’y répondre: elle a atteint son objectif de dénouer le conflit qui l’habitait à la fois grâce à l’écriture du Journal et à la grossesse. La gravidité entraîne des changements physiques, moraux et psychiques qui transforment nécessairement l’identité. Pour Huston, le fait d’être enceinte a modifié son rapport à la création et à la procréation, en plus de lui fournir la matière du Journal. Ainsi, au lieu de considérer la gestation comme un obstacle à la création, elle utilise cette réalité pour faire émerger des formes nouvelles. L’œuvre créée met de l’avant une interconnectivité entre le corps et l’esprit et illustre bien l’idée selon laquelle il n’y a pas de rupture entre l’art et la vie.

LE BÉBÉ DE MARIE DARRIEUSSECQ: LE TEMPS DU NOURRISSON ET LE TEMPS DE L’ÉCRITURE

Le Bébé de Marie Darrieussecq a été publié en 2002, douze ans après Journal de la création. Le livre, qui ne porte aucune mention générique sur la couverture, est composé de deux cahiers («Printemps, été» et «Été, automne») de fragments traitant du rapport au bébé et contenant des réflexions sur les discours qui entourent cet «objet»8«Le bébé est enveloppé de discours épais comme des langes, il est ainsi l’objet le plus mineur qui soit pour la littérature» (Darrieussecq, 2005: 43). de la littérature. Dans ce livre, contrairement au Journal de la création, il n’est question ni du corps de la mère ni de la grossesse et de l’accouchement, à quelques exceptions près. Le texte s’ouvre plutôt sur un mouvement des pieds du bébé: «Ces petits pieds qui gigotent, ils cognaient dans mon ventre» (Darrieussecq, 2005: 11). Cette entrée en matière ainsi que le titre du livre indiquent clairement de quoi il sera question dans ce texte: du bébé. Mais ce qui pourrait étonner, c’est que l’enfant n’est jamais nommé9Il est intéressant de noter que, tout comme le bébé, la narratrice et son conjoint n’ont pas de nom. Le conjoint est simplement appelé «le père du bébé». Ce choix narratif a probablement une fonction identificatoire: l’auteure choisit des syntagmes neutres pour que les lecteurs s’identifient plus facilement aux personnages. De même, il est plus aisé ainsi de prendre «le bébé» comme un concept ou un objet s’il n’est pas personnalisé.. La narratrice préfère le syntagme neutre, impersonnel «le bébé». D’ailleurs, ce petit, pris littéralement pour un objet, sera analysé, ausculté, retourné et commenté. Ce choix fait de lui un concept plutôt qu’un personnage à part entière. Pourtant, le livre lui est en partie destiné quand on considère que l’auteure écrit pour déjouer la possibilité de la mort:

J’écris pour conjurer le sort –tous mes livres: pour que le pire n’advienne pas. J’écris ce cahier pour éloigner de mon fils les spectres, pour qu’ils ne me le prennent pas: pour témoigner de sa beauté, de sa drôlerie, de sa magnificence; pour l’inscrire dans la vie, comme on signe une promesse, ou comme par un ex-voto on remercie (Darrieussecq, 2005: 79).

Cet ouvrage est donc une trace, une inscription du bébé dans l’univers. Dans cette optique cependant, le bambin n’est plus le générique précédé de l’article «le», mais plutôt l’enfant de l’écrivaine. Marie Darrieussecq réfléchit au «bébé» pour comprendre le lien qui l’unit à «son bébé» et pour lui rendre hommage. Les cahiers, même s’ils sont issus d’un questionnement personnel, produisent ici une œuvre tournée vers l’autre, le fils. La narratrice, qui est déjà une auteure connue, a d’emblée accès à la subjectivité et use de cette subjectivité pour commémorer la naissance de son garçon.

Le texte, comme celui du Journal, est truffé de commentaires métatextuels. Cette stratégie discursive permet entre autres à Darrieussecq d’énoncer une des raisons pour lesquelles elle écrit ce livre:

Dire le non-dit: l’écriture est ce projet. À mi-distance entre dire et ne pas dire, il y a le cliché, qui énonce, malgré l’usure, une part de réalité. Le bébé me rend à une forme d’amitié avec les lieux communs; m’en rend curieuse, me les fait soulever comme des pierres pour voir, par-dessous, courir les vérités (Darrieussecq, 2005: 16).

La narratrice se propose d’énoncer ce qu’«on» ne dit pas généralement, de revisiter les poncifs de la maternité pour voir ce qu’ils recèlent de vérité. Mais ce n’est pas tout; Darrieussecq écrit aussi ce livre pour répondre à d’autres textes ou se distancier d’eux:

J’écris pour définir, pour décrire des ensembles, pour mettre à jour les liens: c’est mathématique. J’écris pour renouveler la langue, pour fourbir les mots comme on frotte les cuivres –le bébé, la mère: entendre un son plus clair.
Ce n’est pas la naissance du bébé qui déclenche ces pages, c’est l’existence d’autres livres et d’autres phrases –toutes faites ou étincelantes (Darrieussecq, 2005: 44).

Elle pense «le bébé» pour se défaire de certaines idées reçues, pour concevoir autrement le rapport au discours social sur la maternité, pour donner à lire un texte qui bouscule certains poncifs et inscrire dans l’univers littéraire un autre exemple de mère écrivaine.

Mais comment, plus concrètement, en finir avec l’incompatibilité traditionnelle entre maternité et création? Une des solutions préconisées par la narratrice est d’accepter qu’il y a un temps pour chaque chose: un temps pour s’occuper de son fils et un temps pour écrire (ces deux tâches n’étant toutefois pas exclusives).

Darrieussecq opère une distinction nette entre le nourrisson et le bébé. Le premier cahier est réservé aux premiers mois de la vie, les moments où les journées sont divisées en six cycles (allaitement, changement de couche, dodo) et où il n’y a pas de différence entre le jour et la nuit: c’est le temps du nourrisson. L’auteure déclare: «L’idée d’écrire sur lui, alors, ne me venait pas». Elle était dévouée aux soins du bébé, «n’étai[t] au monde qu’à demi, n’entendant qu’à demi ce qu’on [lui] disait, ne voyant qu’à demi les gens, lisant mal les livres. La moitié de [son] cerveau était à lui […]» (Darrieussecq, 2005: 32). Le deuxième cahier est consacré à l’étape suivante du développement, celle du bébé. Darrieussecq constate que «[c]ela prend deux à trois mois pour que le nourrisson devienne le bébé: le temps de trouver un mode de garde, de reprendre le travail, de cicatriser le corps, pour se tourner soi-même à nouveau vers le monde, pour être joyeuse à nouveau» (Darrieussecq, 2005: 85). C’est avec le temps du bébé qu’elle se remet à écrire. Ce texte constitue donc en quelque sorte son retour à l’écriture:

J’ai cessé de désespérer quand j’ai compris que ce temps-là serait court, qu’il ne durerait pas toute la vie. J’ai cessé de désespérer quand une crèche s’est présentée, elle le prenait en octobre. Le temps se réorganisait autour de cette date: celle où je rejoindrais le monde du dehors. Alors je suis descendue dans ce bain de lait, j’ai clapoté, flotté, je me suis saoulée de ce temps du bébé, parce que plus tard je recommencerais à penser, à écrire, à vivre avec les hommes (Darrieussecq, 2005: 12).

Il y a un temps pour s’occuper du bébé et un temps pour écrire: lorsque la narratrice fait ce constat, elle peut enfin se réconcilier avec la première période qui l’éloignait du monde extérieur.

Comme Huston, Darrieussecq prend position par rapport à Simone de Beauvoir, qui reste le phare de nombreuses féministes. Le Bébé est tout entier une prise de position contre l’opinion de Simone de Beauvoir sur la maternité, un témoignage qui montre que le choix qu’a fait cette dernière pour pouvoir écrire n’est plus nécessaire aujourd’hui. La citation suivante l’illustre bien:

Bonheur d’écrire, bonheur d’être avec le bébé: bonheurs qui ne s’opposent pas. Geint encore en moi, sournoise, la petite chanson: «On ne peut pas être une intellectuelle et une bonne mère», on ne peut pas penser et pouponner. Sainte Beauvoir.
Bonheurs qui loin de s’entremanger se nourrissent l’un de l’autre. L’écriture pousse ici avec le bébé, et le bébé profite de l’écriture, puisque ce cahier rend sa mère heureuse. Je continue à travailler (Darrieussecq, 2005: 99).

Parce que Darrieussecq a décidé qu’il y avait un temps pour le nourrisson suivi d’un temps pour l’écriture (possible à partir du moment où le fils atteint le stade du bébé), elle peut profiter pleinement de chacun de ces «bonheurs». Elle va même jusqu’à dire que l’un devient complémentaire de l’autre: la présence de l’enfant stimule la création et il en bénéficie parce que l’acte d’écrire comble sa mère. Elle prouve donc, malgré les jugements extérieurs de certains (dont les infirmières qui lui disent que trop travailler «empêcher[a] la montée de lait» [Darrieussecq, 2005: 64]) et contrairement à ce que pensait «Sainte Beauvoir», qu’il est possible d’être à la fois une bonne mère et une intellectuelle accomplie.

De plus, l’intertextualité telle que l’emploie Darrieussecq permet, comme nous l’avons vu plus haut, de former une généalogie symbolique d’auteures qui favorise la transmission d’un certain savoir sur l’expérience de la maternité par les initiées et non plus par un discours contrôlé par le patriarcat et notamment par le domaine médical. La narratrice apprend non pas en consultant des guides sur la naissance et l’éducation des enfants mais en lisant l’œuvre de ses consœurs écrivaines:

Après un accouchement, pour je ne sais quelle raison de sécurité il faut rester deux heures jambes écartées, à plat dos sur la table de travail. Relisant Interview de Christine Angot je m’aperçois que ces deux heures, les accouchées «à terme» peuvent les passer avec leur bébé sur le ventre (Darrieussecq, 2005: 115-116).

Ce genre d’information n’est pas de celui que la documentation médicale transmet aux parturientes. Nous avons affaire à un transfert de connaissances (unidirectionnel dans ce cas puisque Christine Angot n’est pas directement interpellée) qui lie les deux écrivaines et leur permet de construire un savoir transmis entre femmes. Considérons cet autre intertexte: «Le bébé m’empêche d’écrire, en se réveillant. Dans La Femme gelée, Annie Ernaux écrit: ‟Deux années à la fleur de l’âge, toute la liberté de ma vie s’est résumée dans le suspense d’un sommeil d’enfant l’après-midi”» (Darrieussecq, 2005: 14). Darrieussecq apprend de l’expérience de ses prédécesseures. Ernaux n’a pas «souffert» pour rien, en quelque sorte. À son tour, Darrieussecq pourra «aider» d’autres mères écrivaines à concilier maternité et écriture.

Dans le but de s’opposer aux doctrines rigides de l’éducation des enfants ou de la prolifération de conseils venant de toutes parts, la narratrice affirme: «Toutes les propositions de ce texte peuvent se renverser» (Darrieussecq, 2005: 76). Ainsi, elle ne prétend pas détenir la vérité, elle ne fait qu’écrire son vécu et publier sa réflexion. Son texte, s’il remet en question les idées reçues sur le bébé, ne se veut pas un mode de compréhension de la parentalité. Comme l’écrit l’auteure: «il n’y a pas de théorie uniforme du bébé» (Darrieussecq, 2005: 77), seulement la possibilité de multiples expressions d’une expérience chaque fois singulière.

***

Enfin, parvenue au terme de mon analyse, je peux constater, à l’instar de Julia Kristeva, que «loin d’être en contradiction avec la créativité […], la maternité peut —en tant que telle et si les contraintes économiques ne sont pas trop pesantes— favoriser une certaine création féminine» (Kristeva, 1977: 6). En plus d’être le journal de bord d’une maternité, Journal de la création constitue le lieu d’inscription du conflit entre corps et esprit, création et procréation, et représente une tentative de compréhension, voire de résolution de ce conflit. Le Bébé s’écrit quant à lui par fragments entre les appels du poupon et remue les poncifs concernant le bébé, la mère et l’instinct maternel.

Les deux textes s’inscrivent dans une lignée de livres qui montrent que la maternité peut stimuler la création, voire devenir l’inspiration d’une œuvre: se dessinent au sein même des textes des filiations d’auteures. D’un côté, la généalogie ainsi formée permet de mettre de l’avant des vécus racontés du point de vue des mères qui déjouent les discours patriarcaux, tandis que de l’autre, elle sert à remettre les clichés en question et à faire entendre des voix neuves. Cette continuité entre les générations (de Woolf à Huston ou d’Angot à Darrieussecq) instaure une autre filiation où chacune peut être et mère, et fille symbolique. Enfin, il est rafraîchissant de lire des textes positifs sur la maternité, des récits qui, sans censurer l’ambivalence et les doutes inhérents à l’expérience de la parentalité, désamorcent les habituels rapprochements faits entre maternité et mort et entre mère et culpabilité. 

 

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  • 1
    Cet article a été écrit dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue par le Fonds de recherche du Québec –Société et culture (FRQSC).
  • 2
    Selon Barbara Havercroft, Pascal Michelucci et Pascal Riendeau, cette période caractérise «l’ouverture vers les nouvelles formes romanesques ou fictionnelles apparues au cours des années 1980» (Havercroft, Michelucci et Riendeau, 2010: 8).
  • 3
    La filiation sera ici appréhendée dans sa dimension idéologique (des caractéristiques littéraires et des prises de position qui lient diverses auteures entre elles) et non généalogique ou familiale. Je ne m’arrêterai pas aux liens filiaux entre les personnages. Il a été montré que la relation mère-fille joue un grand rôle dans la subjectivité et la prise de parole des femmes. Cela dit, dans les deux livres dont il est question ici, les enfants sont des garçons, le lien de filiation de la mère à la fille est donc rompu. Au moment d’écrire Journal de la création, Huston a déjà une fille dont elle parle sporadiquement mais le présent article n’en fera pas mention.
  • 4
    Voir, entre autres, Viart et Vercier, 2008: 28.
  • 5
    Contrairement à ce que prétendent les auteurs, le terme est encore employé (voir Smith et Watson, 2010).
  • 6
    Voir le désormais classique ouvrage de Béatrice Didier, Le journal intime: «Le journal, comme la correspondance, a été pendant longtemps un refuge de la créativité féminine privée d’autres modes d’expression littéraire» (Didier, 1991: 17).
  • 7
    «Quand je le lave, le frotte, l’essuie puis le câline, c’est consciemment que je m’interdis d’embrasser son sexe: je lui bécote le ventre, à la place. […] [M]on amour maternel est d’abord pédophile, attirance passionnée pour son petit corps, besoin de m’en repaître» (Darrieussecq, 2005: 19).
  • 8
    «Le bébé est enveloppé de discours épais comme des langes, il est ainsi l’objet le plus mineur qui soit pour la littérature» (Darrieussecq, 2005: 43).
  • 9
    Il est intéressant de noter que, tout comme le bébé, la narratrice et son conjoint n’ont pas de nom. Le conjoint est simplement appelé «le père du bébé». Ce choix narratif a probablement une fonction identificatoire: l’auteure choisit des syntagmes neutres pour que les lecteurs s’identifient plus facilement aux personnages. De même, il est plus aisé ainsi de prendre «le bébé» comme un concept ou un objet s’il n’est pas personnalisé.
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