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La double contrainte de la raison
L’un des traits dominants de la science-fiction, faut-il le rappeler, tient à sa tentative de joindre aux discours fictionnels certains discours de la science; à l’intérieur du topique scientifique est ménagé un espace de dialogue avec le discours littéraire où se côtoient le pouvoir d’évocation de la métaphore et une forme d’évaluation des faits ou théories scientifiques. C’est dans cette mesure que le genre de la science-fiction constitue un champ d’investigation fécond pour réfléchir sur la notion philosophique de raison.
Ce que nous entendons par «raison» peut partiellement signifier «un accord, une communauté idéale: entre les choses et l’esprit, d’une part, et de l’autre, entre les divers esprits». La première partie de la proposition induit «la faculté de [ … ] saisir l’ordre suivant lequel les faits, les lois, les rapports, objets de notre connaissance, s’enchaînent et procèdent les uns des autres». Dans Les dépossédés d’Ursula Le Guin, roman utopique paru pour la première fois en 1974, la mise en rapport du sujet aux mondes objectifs traverse tout le récit selon trois complexes discursifs bien précis: scientifique, politique et social. Le discours scientifique s’exprime principalement à travers la quête du personnage principal du roman, le docteur Shevek, dont l’ambition est de formuler une théorie physique permettant une saisie totale du temps. Au fil de ses recherches, Shevek sera en mesure d’appliquer ses connaissances à l’action politique et sociale. Avec pour toiles de fond la planète Anarres, microcosme anarchiste, et la planète Urras, représentation du monde capitaliste, Le Guin développe ainsi une réflexion d’ordre social et politique. C’est en ce sens que la raison s’avère aussi un «accord entre les divers esprits» qui traversent le roman; en ce sens, également, qu’elle se pose comme principe fondateur de l’utopie.