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La dérive en miroir. Le dessaisissement du personnage dans «Compression» de Nicolas Bouyssi

Christine Turgeon
couverture
Article paru dans Portés disparus: précarités humaines dans le roman d’enquête contemporain, sous la responsabilité de Nicolas Xanthos (2021)

Dans son ouvrage Disparaître de soi, David Le Breton définit un état qu’il nomme la blancheur. Celle-ci se reconnait à «[…] une fermeture à l’événement, un ralentissement de l’énergie qui pousse à vivre a minima, voire même à l’arrêt et dans une sorte de posture zen de détachement pur.» (Le Breton, 2015: 25) Elle résulte d’une fuite de soi et du monde et est une «[…] volonté de ralentir ou d’arrêter le flux de la pensée […], une recherche d’impersonnalité […]» (25), transformant l’individu en «spectateur indifférent» (25).

Cet état de blancheur semble atteindre de nombreux personnages de la littérature contemporaine, et ceux des romans d’enquête ne font pas exception. Contrairement au roman policier traditionnel, dans lequel une série d’actions et de déductions suivant un fil logique permet de résoudre une énigme de départ (habituellement liée à un crime), le roman d’enquête, bien qu’il parte de la même prémisse d’une énigme à résoudre, met en scène un personnage d’enquêteur qui n’a pas les compétences personnelles ou professionnelles pour trouver la clé du mystère. Comme l’écrit Nicolas Xanthos:

[…] les enquêtes, dans les romans du même nom, se déploient le plus souvent sous les auspices de l’errance dépressive, les enquêteurs étant d’ordinaire poussés par les événements, récalcitrants, accablés. Ils ne mènent pas l’enquête d’une main de maître, mais sont menés par ce qui leur arrive, ont une position qui est de patient plutôt que d’agent. (2011a: 58)

Le plus souvent en quête d’une personne disparue, leurs narrateurs, enquêteurs improvisés, tâtonnent et échouent dans leurs recherches alors qu’ils se perdent en réflexions sur soi et le monde.

Dans Compression, paru en 2009, Nicolas Bouyssi met en scène un personnage qui n’échappe pas à cette situation. Suzenot est un aveugle trentenaire. N’ayant jamais occupé d’emploi, il est entièrement dépendant de sa sœur, Hélène, son ainée de quelques années, qui l’a pris en charge dès l’adolescence. Quand il a atteint l’âge adulte, elle lui a permis d’emménager chez elle pendant une certaine période puis, leurs relations devenant difficiles, elle lui a déniché un appartement pour lequel elle paie, en plus de lui avoir trouvé une colocataire, Jeanne, qu’elle rémunère pour veiller sur lui. Suzenot et Jeanne n’entretiennent pas d’autres rapports que ceux liés aux vicissitudes du quotidien. En dehors de sa sœur, l’aveugle a pour seul compagnon son chien aidant, Briscart, et il se complait dans une vie composée de jours passés à écouter des livres ou la radio, sinon à partir à la recherche de lieux où attendre en paix, loin des gens qui souhaitent lui venir en aide à la vue de son handicap. Lorsque, dès les premières pages du roman, Suzenot fait face à la disparition de sa sœur, tous ses repères semblent partir du même coup. Au cours des trois jours qui suivent, il fait le point sur leur relation depuis l’enfance et erre plus qu’il ne cherche, comme s’il était ambivalent dans son désir de retrouver son ainée. Il ment à la policière qui prend sa déposition tout comme à l’ancien amoureux d’Hélène. Il hésite à se rendre à l’appartement de celle-ci pour constater sa disparition ou y découvrir une explication; il lui faudra trois tentatives pour y entrer enfin, au troisième jour.

Suzenot ne retrouvera pas sa sœur. Elle demeurera intangible, comme il l’est lui-même. En effet, le personnage de Suzenot, bien qu’il détourne sa propre enquête pour la tourner vers soi, est construit de telle façon qu’il demeure insaisissable, y compris pour lui-même. Pour cela, inéluctablement, son enquête se soldera par un échec. Pour qu’une enquête réussisse, l’agent qui la mène, qu’il soit fictif ou réel, doit être en mesure d’adopter différents angles de recherche, donc divers points de vue. Toutefois, cela demeure hors de portée de celui qui ne parvient pas même à se saisir de soi.

Les perceptions troubles. Un rapport au monde ambigu

Une enquête repose habituellement sur l’analyse d’indices et l’exploration d’hypothèses qui permettent de remonter le fil des évènements, partant du principe qu’une action en entraine généralement une autre et qu’elle est sous-tendue par un mobile et un motif. La résolution d’une enquête s’appuie donc sur une précompréhension de l’action, celle-ci correspondant à ce que l’observateur infère comme buts, motifs, intentions à partir de ce qu’il aperçoit (gestes, mouvements, mise en œuvre de moyens) (Gervais, 1990: 79-80). En admettant que Suzenot soit incapable de se saisir des indices qui peut-être se trouvent à sa portée, et qu’il n’ait pas la compétence pour réaliser son enquête, il n’est pas surprenant que le roman soit structuré hors du traditionnel champ de l’action.

Le tissu narratif de Compression ne repose ainsi pas sur une logique de l’action en ce que celle-ci implique de buts, de moyens, d’intentions, etc. (Gervais: 77-126), repères qui permettent, dans cette logique, à la fois d’ancrer les évènements dans un schéma narratif clair et de définir le personnage. Par ailleurs, malgré l’enquête que (mal)mène le personnage, la narration ne se base pas non plus sur une logique cognitive au sens que lui a donné Fontanille, c’est-à-dire «appréhension et découverte de la présence du monde et de la présence à soi-même, découverte de la vérité, découverte des liens qui peuvent apparaître entre des connaissances existantes, etc.» (2003: 195) La narration de Compression s’inscrit plutôt dans une logique du sensible, telle que la définissent Frances Fortier et Andrée Mercier:

[La logique du sensible] vise à rendre observables les marques de l’«éprouvé». Les états d’âme, omniprésents, sont rarement le résultat ou la motivation d’une trame narrative finalisée: au principe même de la narration, ils en constituent littéralement l’événement. (2004: 182)

Ce ne sont donc plus les liens entre les évènements qui priment et sont présentés comme base du tissu narratif, mais plutôt les émotions et les impressions, qu’elles soient ou non causées par un évènement. Dans cette logique, l’enquête est irrémédiablement tournée vers l’intérieur. Le sujet de parole devient sujet de perception (Fortier et Mercier: 184). Ce qui est perçu tient lieu de repère. Or, qu’en est-il lorsque les perceptions d’un personnage-enquêteur, tel Suzenot, sont troubles?

Sens et liens de cause à effet

Les entraves font les bons romans policiers, car l’originalité de ceux-ci repose sur la façon dont leurs héros les surmontent pour résoudre leurs enquêtes. La cécité de Suzenot aurait ainsi pu en faire un personnage enquêteur original et accrocheur. D’autres auteurs ont eu cette idée (Caroline RoeAussi connue sous le nom de Medora Sale, cette auteure canadienne publie le premier volume de sa série en 1998. dans ses Chroniques d’Isaac de Gérone ou Otsuichi dans Rendez-vous dans le noir, par exemple). Toutefois, bien que Suzenot se fie à ses autres sens pour interpréter le monde, il accorde à ceux-ci un pouvoir plus grand que la réalité ne le permet. Par exemple, il fait des déductions qui sont liées au sens de la vue, donc hors de sa portée. Ainsi, il déduit le style des cheveux ou de la tenue vestimentaire d’une personne selon sa voix: «Je ne lui demande pas de se décrire. À bien considérer sa voix, j’ai présumé qu’elle avait une quarantaine d’années, les cheveux courts, un pantalonJe souligne..» (Bouyssi, 2009: 51) Ou: «Je conjecture que sa figure est rouge comme une tomateJe souligne..» (11) Ou encore: «La voix de la fille me laisse entendre qu’elle est plus petite que moi. Sa cage thoracique ne doit pas non plus être grande, et ce qu’on nomme blond me semble ce qui s’accorde le mieux avec son gabaritJe souligne..» (58) Ces déductions hasardeuses, Marie-Hélène Voyer le mentionne, montrent un «rapport distordu au réel [qui] affecte non seulement [le] récit, mais également [la] manière de décrire le monde» (2014: 27) et laissent le lecteur avec des doutes quant à la crédibilité de la narration. Parce qu’elle se fonde sur des raisonnements douteux, l’enquête menée par le protagoniste se trouve menacée dès le départ et ne s’inscrit pas dans le domaine du policier.

Ce rapport distordu au réel s’exprime aussi dans l’absence de liens de cause à effet qu’on retrouve à l’intérieur de la narration sous forme de parataxe. Cette figure consiste à «disposer côte à côte deux propositions… sans marquer le rapport de dépendance qui les unit.» (Dupriez, 1984: 328) Elle permet un style simple, dépouillé, et facilite la tenue à l’écart d’une logique cognitive dans laquelle seraient liées les idées ou les rares actions. Sa présence constante dans le roman permet la juxtaposition, en apparence impromptue, de phrases qui n’ont aucun lien de cause à effet, même implicite: «Briscart m’a toujours laissé penser qu’il était un être heureux et enchanté de son existence… Je n’arrive pas à me changer les idées.» (Bouyssi: 42) Ou:

Au moment de m’aider à sortir, elle me demande si je veux rapporter le sandwich dans un morceau d’aluminium. Elle a horreur de gaspiller. Il est possible que je finisse par le manger. Je hoche la tête. Je me dis que l’heure est venue d’utiliser le double des clés de ma sœur. (97-98)

La parataxe rend plus aisée l’intrusion de phrases qui paraissent hors contexte, suggérant que la pensée de Suzenot est souvent dénuée de suite logique, imprévisible. Elle permet de donner un effet désincarné au raisonnement du personnage, qui se meut en obéissant à une série d’affects qu’il ne semble pas traiter comme de l’information. La parataxe, en juxtaposant les uns à la suite des autres ces stimulus erratiques, renforce l’impression de désincarnation et de non-appartenance à soi de Suzenot. Ce procédé contribue à traduire le dessaisissement du personnage, le lecteur se trouvant emporté dans un enchainement d’impressions qui n’obéit qu’à la seule logique du sensible. D’où l’impossibilité, pour le protagoniste, de résoudre son enquête.

Une distorsion des pensées

La logique du sensible délaisse donc la logique cognitive pour se concentrer sur ce qui est perçu par le narrateur. Mais, dans Compression, le cognitif n’est pas seulement souvent mis de côté, il est également mis en doute. La résolution d’une enquête reposant nécessairement sur des déductions logiques, l’évacuation du cognitif annonce dès le départ le cul-de-sac vers lequel se dirige le personnage. Si résolution de l’enquête il y avait, elle serait nécessairement le fruit d’un hasard. En effet, le personnage ne fait pas confiance à son propre raisonnement. Plus encore, une croyance quasi superstitieuse le pousse à se méfier du pouvoir des mots et des pensées:

Est-ce que le fait de m’être dit que je souhaitais qu’elle parte a pu avoir une influence sur le cours des événements? Est-ce que mon expression se fige, et forme une sorte de phrase qui court sur mon visage lorsque j’émets certaines pensées?

Des mots de mauvais augure me viennent. J’ai l’impression qu’ils ont pour objectif de me traquer; ils s’insinuent dans toutes mes réflexions. Et ils les souillent, en changent le sens, ils les rendent nullesJe souligne.. (Bouyssi: 24)

Suzenot a du mal à se saisir de ses propres pensées, comme s’il était à leur merci et qu’elles avaient plus de pouvoir sur lui que lui sur elles. En ce sens, peut-il se fier à ce qu’il perçoit et pense?

À cette époque, je n’osais pas encore m’avouer que je me mentais quotidiennement, que ce dont je ne parlais pas était plus important que ce que je disais. Je ne me posais pas beaucoup de questions sur le caractère partial et fragmentaire de mes découpes. Je croyais en la véracité de ce que mes sens sélectionnaient. J’étais dans l’affirmation et convaincu que ce que j’affirmais justifiait suffisamment (délimitait?) le bien-fondé de mon existence. (40)

Ces distorsions, basées en partie sur la personnification de pensées et de mots qu’on refoule, sur une méfiance envers le cognitif, enferment le personnage dans un univers perceptif et annoncent que toute réalité présentée peut être remise en question.

La réalité en suspension

La diégèse est construite de façon à faire douter des capacités de Suzenot à évaluer le monde qui l’entoure, comme s’il pouvait y avoir une scission entre ses perceptions et la réalité. Le lecteur se trouve souvent confronté à un dilemme interprétatif. Par exemple, il est suggéré à plusieurs reprises que Suzenot soit autiste, mais rien ne le confirme. Le mot est simplement glissé à l’intérieur de phrases brèves et pourrait tout aussi bien être employé au sens métaphorique: «Une autonomie parfaite, il s’agissait d’un rêve d’autiste.» (Bouyssi: 34) Ou: «[…] je pense qu’on peut évaluer le degré d’autisme des êtres humains au nombre de leurs tics.» (48) À d’autres endroits, le trouble envahissant du développement peut être lu dans des descriptions qui sont faites du personnage: «En guise de représailles, et pour me protéger de l’idée qu’on se faisait de mon comportement, je me suis davantage renfermé sur mes pensées. J’ai développé des tics.» (33) Mais peut-être est-ce seulement le fait d’un aveugle qui se replie sur soi en raison d’un contexte familial difficile… D’un autre côté, la forme que prend le discours du narrateur pourrait aussi faire conclure à l’autisme. Constitué majoritairement de propositions simples placées les unes aux côtés des autres, il donne une impression de distanciation par rapport aux évènements. L’usage de la parataxe renforce d’ailleurs cet effet. Les émotions sont nommées, mais non décrites. Alors qu’il s’inscrit dans une logique du sensible, le discours apparait très factuel:

Je m’étends sur le matelas sans prendre le temps de transvaser le contenu de mes poches de pantalon dans le tiroir de la table de nuit. Je me sens triste. Beaucoup trop triste. Briscart est allé se nicher sous le lit. C’est sa cachette, il y sommeille. Il y range aussi ses jouets […] Le jour où Jeanne passe l’aspirateur sous mon lit, elle y ramasse des bouts de couenne et de saucissonJe souligne.. (42)

Comme le montre cet exemple, les émotions occupent la même place que les autres éléments dans l’énumération des faits. Le discours est-il factuel parce qu’il reflète la sensibilité d’un autiste ou parce qu’il transpose la vision d’un être atteint de blancheur qui ne s’est jamais réellement saisi de lui-même? Le livre ne statue pas. Ainsi, Suzenot demeure insaisissable dans son essence même. Ses caractéristiques personnelles sont uniquement proposées, la tâche revenant au lecteur de trancher ou de demeurer dans le doute.

Par ailleurs, bien qu’Hélène soit présentée comme le centre même de l’univers de Suzenot, tout est mis en scène pour qu’on remette en question son existence. Le doute est instillé à travers les trois tentatives que fait l’aveugle, dans son enquête, pour se rendre à l’appartement de sa sœur. La première fois, il se rend devant son immeuble, mais n’entre pas. Alors qu’il rebrousse chemin, il se fait percuter par un «type à rollers» (Bouyssi: 103) et perd connaissance. Quand il se réveille, il est à nouveau chez lui et sa colocataire lui raconte ce qui lui est arrivé. Le type aurait contacté Jeanne avec le portable de Suzenot, puis l’aurait raccompagné à une station de métro où elle l’aurait trouvé seul. Ce récit ne concorde pas avec les souvenirs de Suzenot, convaincu d’être retourné chez Hélène et d’y être entré, bien qu’il reconnaisse que ce soit impossible suivant la version du type:

J’ai tellement de mal à admettre que mes propres souvenirs ne soient qu’un rêve, ou une hallucination. Je me souviens de mon entrée dans l’appartement d’Hélène, mais également de deux odeurs — de celles de renfermé et d’un bouquet de fleurs qu’on a laissé faner. Je me souviens d’un bruit de télé. Briscart m’entraîne et nous nous dirigeons vers le couloir. Que se passe-t-il alors? Pourquoi ce trou de mémoire après que je me suis relevé du fauteuil? Il m’oblige à me fier à la parole d’un autre, à la privilégier sur mes réminiscences. Je ne rêve pourtant jamais de rien de précis. Je ne cesse pas de le répéter. De quoi pourrais-je rêver? (Bouyssi: 106)

La deuxième fois qu’il croit se rendre à l’appartement d’Hélène, il ne quitte pas, en réalité, son propre appartement. Complètement ivre, il tangue entre fantasme et réalité:

Je referme l’armoire à pharmacie. Je zigzague dans le couloir, et je m’allonge sur le lit…

De l’eau a commencé à s’infiltrer dans le hall, et par le bas de la porte d’entrée. La pluie me rend songeur (superficiel?), elle coule en cataractes sur l’escalier qui donne sur l’entrée de la bouche du métro Château-Rouge. […] Je fais la queue. J’attends longuement. […] Briscart ne bronche plus. Il doit se douter que je ressasse, à cette heure-là il fait la siesteJe souligne.. (134)

Dans son ivresse, il croit visiter l’appartement de son ainée alors qu’il n’est en réalité jamais sorti du sien. Constatant que chaque pièce et objet est disposé de la même manière que chez lui, il en arrive au constat déchirant qu’Hélène n’existe pas et, se croyant toujours chez elle, il se jette par la fenêtre. Or, il est dans son propre appartement, au rez-de-chaussée. Cette perte de contact avec la réalité, due à l’ivresse, révèle-t-elle l’inexistence d’Hélène ou illustre-t-elle plutôt à quel point Suzenot se sent perdu depuis la disparition de sa sœur? D’une façon ou d’une autre, elle démontre l’incapacité du personnage à mener à bien son enquête.

Enfin, lorsqu’il entre pour de bon chez Hélène, à la fin du roman, tout porte à croire qu’il s’y trouve vraiment. La configuration des pièces n’a rien à voir avec celle de son appartement, et il reconnait les meubles de sa sœur. Bientôt ivre, il fouille et endommage tout sur son passage: «Joie de l’identification. Et joie de l’hommage. Je bousille le matelas d’Hélène selon la même méthode que le canapé. Dans quelques heures, les flics vont peut-être m’appeler pour m’annoncer que l’appartement de ma sœur a été saccagé.» (173)

Non seulement les perceptions du personnage, altérées, nuisent à la crédibilité de son enquête, mais en plus, son comportement vient littéralement interférer avec le travail des policiers, puisqu’en vandalisant l’appartement de sa sœur, Suzenot risque d’orienter leur enquête dans une mauvaise direction.

Troubles, les perceptions du narrateur lui laissent peu d’emprise sur la réalité, qui glisse et lui échappe constamment. Le lecteur peut-il se fier à ce que raconte le personnage? Pourra-t-il comprendre qui il est vraiment: un être sensible complètement désarçonné par la disparition de son ainée ou un individu instable en perte de contact avec la réalité?

Quoi qu’il en soit, l’instabilité des repères qu’a le personnage dans le monde réel remet en question la crédibilité de son enquête et la possibilité de son aboutissement. Par ailleurs, l’enquêteur du roman policier traditionnel doit s’investir dans le monde qu’il veut appréhender. Or, la blancheur qui atteint Suzenot empêche son investissement à la fois en lui-même et dans la réalité.

Que ce soit en ruinant la téléologie du parcours d’une vie, et donc la configuration narrative biographique destinée à la saisir, en mettant à mal la possibilité d’un noyau identitaire stable et cohérent susceptible de fournir une assise au récit ou en fragmentant, pluralisant, complexifiant l’unité de l’expérience, le roman d’enquête s’emploie à rendre l’objet de l’investigation bien difficile à concevoir et pointe les manques des formes narratives traditionnelles, peu aptes à saisir ces vies, identités ou expériences repensées — ou encore rendues à leurs incertitudes et à leurs fragilités. (Xanthos, 2011b: 121)

Ainsi, même s’il y a enquête dans le roman du même nom, il n’y a pas nécessairement de crime et encore moins de résolution. L’enquêteur se substitue à la personne disparue jusqu’à ce que, d’une certaine façon, il disparaisse à son tour.

Projection et gémellité. L’identité à découvrir

Comme on l’a montré, le roman d’enquête est apparenté au roman policier dans ses prémisses, mais s’en distingue assez rapidement par sa structure qui répond à la logique du sensible et qui, automatiquement, le porte à explorer des contrées autres, intérieures plutôt qu’extérieures. Dans les deux cas, une quête identitaire est mise en œuvre. Le policier cherche à identifier le coupable (pour l’arrêter), le héros du roman d’enquête tente de retracer qui était la personne portée disparue (pour la retrouver ou encore pour la faire revivre en souvenir). Tous deux se trouvent alors confrontés à un phénomène de gémellité: pour retrouver l’autre, ils doivent en partie s’y identifier, et c’est ce qui peut perdre le héros mélancolique du roman d’enquête.

Sophie Létourneau écrit, à la suite d’Aristote, que cette sorte de recherche qu’est «l’activité réminiscente» serait caractérisée par une «affliction mélancolique» due à l’impossibilité de se rappeler et donc de trouver (2011: 71).

Dans la typologie antique, le mélancolique est un être de mémoire vive, mais ses souvenirs sont désordonnés. Si la mélancolie était une structure narrative, l’histoire serait sans catharsis puisque l’identité ne serait jamais révélée […]. De même, la mélancolie serait sans fin puisque la solution ne serait jamais trouvée — au contraire du roman policier. (Létourneau: 71)

Voilà qui caractérise le roman d’enquête. Jumeau du roman policier, il s’en distingue par une structure narrative mélancolique qu’on pourrait associer à la logique du sensible, et qui n’aboutit pas à la révélation de l’identité ni donc à la résolution de l’enquête. Dans le roman d’enquête, la question de l’identité demeure.

Dans Compression, cette question dépasse même celle de la disparition d’Hélène. De Qui était Hélène pour disparaitre ainsi? on passe à rapidement à Qui est Suzenot? Tout au long des trois jours sur lesquels s’étend son enquête, celui-ci passe beaucoup moins de temps à chercher sa sœur qu’à se chercher en elle. Très forte, la question de l’identité traverse le livre sans trouver sa conclusion. Les évènements qui arrivent poussent le narrateur à s’observer, et il se dit surpris de ce qu’il découvre, comme s’il ignorait tout de sa propre personne: «Je ne soupçonnais pas en moi cette sorte de rage injustifiée. Elle n’a pas eu grand-chose de bénéfique. Elle m’a toutefois semblé importante dans ce qu’elle me dévoilait de ma personnalité.» (Bouyssi: 47) Ce qu’elle révèle, exactement, Suzenot ne le mentionne pas. La possibilité de cette rage s’ajoute simplement à la collection des éléments susceptibles de former son identité. Autrement dit, Suzenot cueille les indices sans les mettre en relation.

On l’a montré, le narrateur, enquêteur improvisé, adopte un point de vue biaisé. On pourrait croire que sa cécité en est la cause, mais elle demeure symbolique. Ses autres sens ne parvenant pas à lui ouvrir une fenêtre, c’est comme s’il regardait du côté réfléchissant d’un miroir semi-réfléchissant, confondant sa propre image avec celle de l’extérieur. Les caractéristiques qu’il attribue aux autres sont souvent des projections, avouées ou non. Par exemple, l’aveugle a des tics, ils sont mentionnés plusieurs fois au fil des pages, et il présume comme d’une réalité que Jeanne en a aussi, sans nommer lesquels, alors qu’il ne peut voir cette dernière et ne l’a jamais touchée (Bouyssi: 107-108).

«Pour qu’il y ait histoire et enquête, l’enquêteur devra rester longtemps “aveugle”» (Létourneau, 2011: 69), mentionne Sophie Létourneau au sujet du roman policier, employant le concept dans son sens figuré pour représenter le travail de tâtonnement de l’enquêteur qui ne peut voir, au départ, la solution de sa quête. Intégré au sens propre dans le livre de Bouyssi, ce concept agit comme une métaphore, permettant de jouer sur la relation entre le voir et le savoir. L’existence entière du personnage est une enquête: aveugle, il doit toucher les visages pour les découvrir, il doit toucher chaque parcelle de la maison pour la connaitre (même les éléments cachés ne lui échappent pas, affirme-t-il, en raison de cette façon particulière qu’il a d’appréhender le monde et l’espace)…

Certes, la cécité de Suzenot le force à découvrir par ses autres sens, mais aussi à imaginer, sans doute plus qu’il n’est nécessaire, le monde et les gens. Toutefois, le fait qu’il projette sur eux ce qu’il veut qu’ils soient brouille encore une fois les pistes de l’enquête et en révèle (bien peu) sur lui comme sur les autres personnages. En fin de compte, tous demeurent insaisissables:

Je ne sais plus qui, à part moi, existe dans ce qui n’arrête pas de me sortir de la tête. […] Qu’est-ce que je connais des autres à part ce que j’y projette? Qu’est-ce que je reproche aux autres, à part que ce qu’ils sont ne correspond pas à ce que je projette? Que ce qu’ils sont — qui n’est pas moi — m’agresse? (Bouyssi: 140)

Au cœur de ce jeu de miroir et de projection se trouve Hélène. Elle seule semble avoir une existence propre, rester un être complet. Ce que Suzenot connait de lui, c’est souvent sa sœur qui le lui a dit. Tout ce qu’il raconte de sa vie transite par le prisme d’Hélène, qui est comme son reflet dans le miroir, sa jumelle, avec qui il voudrait faire un: «J’essaie de me concentrer sur sa personnalité, je m’en imprègne.» (129-130)

Le phénomène de gémellité entre le narrateur et Hélène est si fort que, comme on l’a montré, le lecteur peut être amené à douter de la réalité de cette dernière. Serait-elle une simple projection du protagoniste? Tout comme lui, elle se cherche (64-65); tout comme lui, elle a peur de rater sa vie (111); elle use même des mots «envahissante», «égoïste» et «pénible» pour se décrire, à l’image de son frère (63). De plus, le narrateur glisse parfois sur la personne grammaticale lui permettant de se décrire, comme s’il hésitait quant à l’identité à employer:

Ta sœur t’accuse, mais qu’est-ce qu’elle te demande? Et qu’est-ce qu’elle veut savoir? Je m’interroge. Elle n’en a rien à faire de ce que j’ai à lui dire; alors j’enchaîne, comme si elle me l’avait demandé. Je pars du principe que c’est comme un exercice, ou une figure que je m’impose, même si j’aurais aimé qu’on m’interpelle. Se dire que c’est de sa faute. Se dire qu’on est le coupable […]Je souligne.. (157)

Parce que celui-ci fait de la projection, l’enquête du personnage le ramène toujours à soi. Ainsi se retrouve-t-il, malgré lui, à enquêter sur sa propre personne, confondant les indices, la réalité et les perceptions. Sauf que Suzenot n’a aucune envie de se découvrir vraiment: «Hélène a tort sur toute la ligne. J’ai une image, et c’est en référence à la sienne que je l’ai construite année après année, en la considérant comme une femme sans défaut […]. Je suis un type malhonnête. Je ne veux pas me fouiller.» (115)

La disparition de son ainée le force à se révéler, si peu soit-il. Il se retrouve seul avec lui-même. Il ne peut plus se servir de sa sœur comme d’un phare identitaire. Son monde se brise, le miroir se fissure. Il ne pourra reconstruire ni l’identité d’Hélène ni la sienne, et le lecteur ne saura jamais lequel était le reflet de l’autre. «La narration mélancolique, écrit Sophie Létourneau, demeure […] dans l’aveuglement d’une réminiscence incomplète. Dès lors, une identité manque.» (2011: 72)

Donner substance dans l’insaisissable. Le corps pour se saisir de soi

Suzenot est un personnage aux contours flous. Sans personnalité définie, sans volonté suffisamment forte pour mener à bien son enquête, il tangue entre le désir de connaissance de soi et le désir d’effacement, ce dernier l’emportant largement.

Toutes ces choses qui me remplissent et qu’il serait grand temps de laisser filer. Pour être moi-même mon propre vide, pour n’être qu’une boule de tics, en définitive. Pour réussir, de temps en temps, à respirer avec vigueur dans les confins de mon crâneJe souligne.. (Bouyssi: 109)

Suzenot aspire à disparaitre en tant qu’individu et à n’être plus rien qu’un corps. C’est ce corps, justement, qui se fait le point d’ancrage du personnage dans le monde, d’où une présence marquée du corporel à l’intérieur de la diégèse, avec une sensibilité qui lui est propre (toucher, sensations, odeurs, etc.). Plus que le personnage, son corps semble avoir une volonté déterminée, et lui permet de s’incarner au fil des pages. Comme l’écrit Jean Renaud,

Puisque c’est le corps qui pense, il est normal que viennent à la pensée — et au discours, fût-il embarrassé, obscur — toutes sortes d’objets: ce que le corps, précisément, perçoit. C’est-à-dire le réel lui-même, dans sa présence brute et sa profusion. (2016)

Si le réel perçu par Suzenot est trouble et peu fiable, ses tics, ponctuellement décrits, l’inscrivent dans une réalité, au minimum, physique. Le personnage existe par sa dimension corporelle. S’il n’est rien d’autre, il sera toujours un corps: «J’ai fait glisser mes fesses sur l’assise du siège, en étendant les jambes jusqu’à sentir mes genoux et mes articulations se dissoudre. Sitôt que mes jambes ont été molles, je me suis senti mieux.» (Bouyssi: 49) Ou: «Il y a un truc qui bouge à toute vitesse dans ma figure pendant que je la récupère [la chaussure].» (87)

Tout passe par le corps. Non seulement ce dernier se fait-il véhicule des pensées, mais, inversant cette logique, les pensées peuvent aussi trahir le corps:

Ce qui faisait le plus peur chez moi était évidemment mes tics. La question de leur maîtrise est dépendante de celle des traits qui se figent à cause de mes pensées. Les uns comme les autres me trahissent. Ils disent de quoi est fait mon corps. Ce sont des élans brefs qu’aucune sorte de discipline n’est parvenue à réprimer. Or, qu’est-ce que je découvre si je tripote ma tête, et que je contiens mes expressionsJe souligne.? (107-108)

Suivant cette logique d’une sensibilité corporelle, viennent sans surprise les tentatives du personnage de se saisir physiquement du flot de ses pensées, des mots qui, sans cesse, l’assaillent: «Il y a ces phrases également, qui me trottent dans la tête, ces phrases que je crois vraies, que j’aimerais prendre entre les mains, dès qu’elles deviennent trop corpulentes, afin de les étrangler.» (155)

Ainsi, le corps permet de donner substance dans l’insaisissable en offrant un point d’ancrage au personnage. Le corps ne ment pas: il bouge, a mal, touche… Ses contours sont définis et ne peuvent être remis en question. Si l’être s’efface, le corps demeure. Toutefois, en se bornant à n’être qu’un corps, «foyer de sensations» (Fortier et Mercier, 2004: 196), le personnage refuse de poser les actions ou d’entreprendre les réflexions qui lui permettraient de faire avancer son enquête. Celle-ci demeurera irrésolue. À la fin, Suzenot n’aura trouvé ni sa sœur ni sa propre identité.

La mélancolique impersonnalité

La blancheur décrite par David Le Breton, cette forme d’impersonnalité qui pousse les êtres à s’effacer, s’illustre dans le dessaisissement du personnage de Suzenot. Plus le roman avance, moins ce qui semblait définir au départ le narrateur ne semble tangible. Peu fiables, ses perceptions nuisent à la vraisemblance du récit tout comme son habitude de projeter sur les autres ce qu’il a le désir d’y découvrir ou ne peut s’empêcher d’y percevoir. Sa cécité est un symbole de son incapacité à voir au-delà de lui-même, et illustre comment le personnage doit avancer à tâtons dans l’existence, au sens propre comme au figuré. Pour cela, son enquête ne peut aboutir.

Très factuelle et sans grandes envolées, la narration n’en obéit pas moins à une logique du sensible dans laquelle se déploie toute la mélancolie du personnage. Nulle action qui soit suffisante pour coordonner la diégèse. Nulle cognition qui soit assez fiable pour être le fil d’Ariane du récit. Ce qui se fait l’évènement de celui-ci, c’est la sensibilité du personnage mise à nue, dans tout ce qu’elle peut receler d’incohérent ou d’insaisissable. Personnage concevant le monde à travers le prisme de l’autisme ou homme blanchi au sens que lui donnerait Le Breton? Le dénouement de l’histoire (mais se dénoue-t-elle vraiment?) laisse place à interprétation. L’enquête a piétiné. Le lecteur, emporté malgré lui dans le jeu des perceptions, voit son jugement troublé et ne peut se saisir du personnage.

Comment le pourrait-il? Le désir d’impersonnalité du personnage-enquêteur, décrit dès la première partie du roman est maintenu jusqu’à sa conclusion malgré la série d’évènements sensitifs qui y mènent. Alors que vient de disparaitre sa sœur et qu’il devrait en toute logique s’évertuer à la retrouver, le narrateur fait le récit de sa recherche de l’attente parfaite et absolue puis va se terrer dans un stationnement à étages dans l’espoir de l’y découvrir: «Tout est paisible: je n’attends rien. Je suis au diapason de l’odeur d’essence et du béton. Je fais le tas. C’est moi l’attente.» (Bouyssi: 55) Alors qu’est sur le point de se conclure le récit sur les actes de destruction que commet au hasard Suzenot dans l’appartement de sa sœur, il affirme, satisfait: «Ma démarche est pendulaire. Mes actes ne se font pas concurrence. Je suis exactement dans ce qu’Hélène appelle l’absence de choix.» (170)

Ne pas choisir. Demeurer dans l’attente, dessaisi de soi. Insaisissable.

[…] la reconnaissance fait image. Mais si l’image venait à manquer? Et l’identité jamais résolue? Que serait une tragédie sans sa scène finale? Et le roman policier sans coupable inculpé? Quelle histoire lirait-on? Un drame sans catharsis, une enquête sans solution, un raisonnement sans conclusion. On lirait simplement l’attente et la recherche de ce qui manque: la concordance. On lirait une enquête qui aurait pour objet la possibilité d’une identité, une recherche de ce qui fait image. (Létourneau, 2011: 71)

Un roman d’enquête.

Bibliographie

Adachi, Hirotaka (Otsuichi). 2014. Rendez-vous dans le noir. Arles : Éditions Philippe Picquier, 254 p.

Bouyssi, Nicolas. 2009. Compression. Paris : P.O.L., 174 p.

Dupriez, Bernard. 1984. Gradus: Les procédés littéraires: (dictionnaire). Paris : Éditions 10/18, 540 p.

Fontanille, Jacques. 2003. Sémiotique du discours. Limoges : Presses universitaires de Limoges, 305 p.

Fortier, Frances et Andrée Mercier. 2004. « La narration du sensible dans le récit contemporain », dans René Audet et Mercier, Andrée (dir.), La littérature et ses enjeux narratifs. Québec : Presses de l’Université Laval, p. 173-201.

Gervais, Bertrand. 1990. Récits et actions. Pour une théorie de la lecture. Longueil : Le Préambule.

Le Breton, David. 2015. Disparaître de soi: Une tentation contemporaine. Paris : Métailié, 208 p.

Létourneau, Sophie. 2011. « Roland Barthes enquête: La chambre claire ou la mélancolie policière ». Études littéraires, vol. 42, 2, p. 69-79.

Renaud, Jean. 2009. « La compression, la souplesse selon Nicolas Bouyssi ». remue.net. <http://remue.net/spip.php?article3262>.

Voyer, Marie-Hélène. 2014. « “Je suis devenu d’une méticulosité aberrante”: distorsions perceptives et discordances cognitives du personnage dans “Infiniment petit” de Patrick Chatelier et “Compression” de Nicolas Bouyssi ». L’Esprit créateur, vol. 54, 1, Baltimore : Johns Hopkins University Press, p. 22-34.

Xanthos, Nicolas. 2011. Irréductibilités événementielles dans le roman d’enquête contemporain. Poétiques et imaginaires de l’événement.

Xanthos, Nicolas. 2011. « Raconter dans le crépuscule du héros. Fragilités narratives dans le roman d’enquête contemporain », dans Frances Fortier et Mercier, Andrée (dir.), La transmission narrative. Modalités du pacte romanesque contemporain. Québec : Nota Bene, p. 111-125.

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