Cahiers ReMix, numéro 14, 2021
Portés disparus: précarités humaines dans le roman d’enquête contemporain
Une introduction de Nicolas Xanthos
Souvent considéré comme relevant d’une littérature mineure, de genre ou de la paralittérature, le roman policier a pourtant trouvé une faveur certaine du côté de la littérature dite légitime, puisque, d’Alain Robbe-Grillet jusqu’à Patrick Modiano en passant par Michel Butor, Paul Auster ou encore Umberto Eco, nombreux sont les écrivains non policiers qui se sont directement inspirés de ses formes, de ses thèmes, de ses ambiances ou de ses personnages.
Si ces expérimentations traversent le second vingtième siècle, au moins, et s’étendent jusqu’au contemporain, elles n’ont pas toujours les mêmes enjeux ni les mêmes résonances symboliques. Par exemple, sous le régime autoréférentiel du Nouveau Roman, étaient principalement explorées des questions sémiotiques, d’engendrement du récit par lui-même ou d’incapacité des signes à dire le monde, avec un brin de soupçon dans l’air.
L’hypothèse ou le pari qui guide ce cahier est que, par-delà les spécificités propres à l’univers de chaque écrivain, les expérimentations faites sur le roman policier dans le contemporain se caractérisent par une certaine convergence d’intérêts formels et thématiques qu’on tentera de déterminer avec précision, et qui tournent autour de problématiques récurrentes: la difficile (sinon impossible) connaissance de l’autre, une pensée du temps sur le mode de la perte, une tentation (ou une nécessité?) de la disparition comme manière d’être (ou de n’être pas). Ultimement, il s’agira de voir si ces explorations qu’on fédèrera sous le nom de romans d’enquête n’en viendraient pas à témoigner de préoccupations proprement anthropologiques, cherchant à questionner les modèles dont nous disposons, à même notre culture, pour penser l’être humain, modèles dont apparaîtraient dès lors les insuffisances eu égard à la nature même de l’expérience humaine vécue au présent.
Les plans d’analyse de ce cahier sont donc doubles. D’une part, eu égard à cette forme particulière qu’est le roman d’enquête, on cherche dans un premier temps à en prendre la mesure poétique: configurations narrative (pratique du récit et mode d’articulation des lignes d’intrigue) et temporelle (rapport constitutif entre le présent et le passé), système des personnages (autour, pour l’essentiel, de l’enquêteur et du disparu comme avatars dévoyés du grand détective et d’un mélange de coupable et de victime), modalités énonciatives (prédominance d’une narration homodiégétique, polyphonie, perspectivisme), jeu des forces qui favorisent ou entravent l’agir, propriétés du monde fictionnel mis en scène, etc.
D’autre part, et de façon plus générale, on essaie de penser cette forme dans ses implications culturelles, en partant du principe que toute fiction, par ses traits poétiques, présuppose une conception générale des éléments anecdotiques qu’elle met en scène. Dans le cas présent, l’attention se porte pour l’essentiel sur la conception de l’être humain et celle du temps. En effet, sur le plan anthropologique, la mise en scène récurrente de disparus et d’une quête dysphorique sinon vaine n’est certes pas insignifiante: s’exprime en effet là une perte dont il faudra saisir la portée, aussi bien dans l’insatisfaction qu’elle semble exprimer eu égard aux manières traditionnelles de saisir l’être humain que dans la nécessité de produire de nouvelles conceptions qu’elle paraît manifester. Le roman d’enquête trahit également un souci particulier du temps, et plus exactement une articulation signifiante spécifique du présent et du passé, puisque c’est d’ordinaire une énigme passée que l’enquêteur doit résoudre à même son présent. Se déploie alors un régime d’historicité spécifique, celui d’un présent lesté par le passé, d’un présent qui n’existe que pour et par le passé, et qui se dissout dans sa tentative de le ressaisir. Régime mélancolique et spectral où, de ne pouvoir ramener Eurydice des Enfers, Orphée doit se résoudre ou bien à l’irrémédiable disparition de sa moitié, ou bien à demeurer lui-même dans les Enfers, au prix de sa propre disparition.
Je remercie chaleureusement Rémi-Julien Savard, Alexandra Boilard-Lefebvre et Sarah Grenier-Millette pour leur excellent travail éditorial.
Crédits de ce numéro
Comité scientifique: Nicolas Xanthos
Révision du contenu: Nicolas Xanthos
Intégration du contenu: Rémi-Julien Savard et Alexandra Boilard-Lefebvre
Édition PDF: Sarah Grenier-Millette
ISBN: 978-2-923907-78-9
La version PDF du Cahier est disponible en téléchargement au bas de cette page.
Crédits de l’image: Xanthos, Nicolas. 2017. «En voie de disparition» [Photographie]
Articles de la publication
La dérive en miroir. Le dessaisissement du personnage dans «Compression» de Nicolas Bouyssi
Dans son ouvrage Disparaître de soi, David Le Breton définit un état qu’il nomme la blancheur. Cet état de blancheur semble atteindre de nombreux personnages de la littérature contemporaine, et ceux des romans d’enquête ne font pas exception.
De l’action au sensible: changement de paradigme dans «Le vol du pigeon voyageur» de Christian Garcin
Il semble que le roman Le Vol du pigeon voyageur de Christian Garcin mette en scène ou rejoue l’un des changements de paradigme que connait la littérature contemporaine, c’est-à-dire le passage de l’action au sensible.
L’expérience de l’absence dans «La Vie voyageuse» de Maylis de Kerangal
La Vie voyageuse traduit le désir immense, non pas seulement de changer d’air, de décor, mais de changer de vie: s’absenter de son entourage pour découvrir son propre monde, toutes les dimensions de son existence. L’absence des disparus va révéler à la protagoniste une nouvelle dimension d’être: l’absence comme présence à soi.
L’impossible connaissance d’autrui dans «Ce que je sais d’elle» de Béatrice Hammer
L’analyse soulignera la conception originale de la connaissance d’autrui présentée par Béatrice Hammer. Dans Ce que je sais d’elle, il est impossible d’avoir une connaissance des gens qui s’avère fiable et exacte.
Enquêtes biographiques. Énigme et énigmatique dans le cadre des récits déceptifs (Russell Banks, Claudio Magris, Antonio Muñoz Molina, Jean-François Vilar)
Les quatre romans dont il sera question ici ne composent pas un corpus aux contours précisés: ce ne sont que les éléments d’un genre ou d’un sous-genre, que je pourrais désigner du nom d’enquêtes biographiques.