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La conciliation famille-travail: la maternité comme renaissance dans «Les heures souterraines» de Delphine de Vigan

Cécile Huysman
couverture
Article paru dans Mères et filles de soi(e): filiations tissées, nouées et rompues dans la littérature contemporaine transnationale, sous la responsabilité de Jennifer Bélanger, Manon Huberland et Marie-Pier Lafontaine (2022)

Les heures souterraines de Delphine de Vigan, publié en 2009, alterne les récits de deux protagonistes. L’une est cadre dans une grande entreprise, l’autre est médecin généraliste aux Urgences médicales de Paris et intervient à domicile1Le personnage de Thibault est célibataire et sans enfant, mais compte tenu de notre intérêt pour le thème de la maternité et de la naissance comme angle d’approche du texte, et de l’absence de soins gynéco-obstétriques dans les missions médicales de celui-ci, nous laisserons le deuxième protagoniste de côté dans notre analyse.. Dans ce roman, la narration est focalisée sur le point de vue de Mathilde, veuve et mère de trois fils. L’entreprise qui lui avait permis de reprendre le cours de sa vie après la mort de son mari va devenir une entité totalitaire qui exerce sur elle une emprise mortifère. Par un récit rétrospectif, nous suivons sa lente descente aux enfers où apparaissent des jeux de pouvoir et de domination qui ont trait à des rôles prédéfinis socialement, sous-tendus par des schémas hiérarchiques rigides et par des stéréotypes de genre. L’originalité du roman de Vigan réside dans l’assimilation de ce climat oppressant à un état in utero. Si la matrice maternelle est communément présentée comme un lieu de sécurité et de paix dans l’imaginaire collectif, l’autrice choisit de montrer en quoi réduire une femme adulte à un tel confinement constitue une grande violence. Le personnage de Mathilde ne parvient à survivre qu’en se raccrochant à ses enfants. C’est là un investissement de la dimension identitaire de la maternité et du pouvoir que confère ce rôle. 

Le thème de la naissance imprègne les situations contraignantes que vit Mathilde et dont elle tente de s’extraire. Nous assistons à une véritable renaissance du personnage: «l’entreprise avait été le lieu de sa renaissance. L’entreprise l’avait obligée à […] reprendre le cours de sa vie2Delphine de Vigan, Les heures souterraines, Paris, Le livre de poche, 2011, p. 167. Désormais, les références à cette œuvre seront données dans le corps du texte à l’aide du sigle HS suivi immédiatement du numéro de la page.» (nous soulignons). Or, comme nous le verrons, les images d’agonie et de mort précèdent toujours ces descriptions proches des thèmes natals. L’enjeu est de s’extraire d’une léthargie forcée. En ce sens, le roman explore les différents rôles attachés au féminin qu’endosse Mathilde (mère, fille, employée et épouse). Nous étudierons ainsi l’ensemble des questions soulevées par la protagoniste quant aux limites et aux possibilités d’action ou d’identification à partir de son rôle maternel. 

 

Une infantilisation mortifère

Le roman s’ouvre sur la déclaration d’une voyante que Mathilde était allée voir en désespoir de cause face à son mal-être au travail. La voyante lui a annoncé que sa vie allait changer le 20 mai. L’intrigue tourne alors autour de cette journée porteuse de l’espoir d’un renouveau. À la mort de son mari, dix ans auparavant, Mathilde s’était raccrochée au travail, qui est devenu sa raison de vivre. Le cadre professionnel lui avait offert un espace de réalisation dans la mesure où elle y avait trouvé une utilité, un sens, de la reconnaissance; c’était «un endroit où on l’attendait, elle appartenait à un service, elle donnait son avis, […] elle y était vivante» (HS, 144). Employée depuis huit ans dans cette entreprise qui lui a confié des responsabilités et a accordé une grande valeur à ses compétences, un élément perturbateur – en apparence anodin – va renverser la situation: en réunion, Mathilde contredit son patron, Jacques. Elle le fait courtoisement, sans affront, mais relève tout de même une incohérence dans la stratégie de l’entreprise. Ce sera perçu d’un très mauvais œil par son supérieur. En réponse à cela, il va l’isoler du reste de ses collègues, la priver de relations humaines, d’informations, de missions, du droit de parole. Sans préavis, son bureau sera déménagé dans une petite pièce servant de débarras, sans fenêtre et près des toilettes, où il n’y a pas d’ordinateur, donc pas d’outil de travail. Mathilde est dépossédée de son sens de l’utilité et de son agentivité par la privation d’un bureau à son nom. Cet espace expressément sien n’est pas sans rappeler la chambre à soi (2001 [1929]) de Virginia Woolf: dans un contexte où les femmes sont placées sous la dépendance des hommes et réduites au silence, de telles conditions spatiales qui leur sont propres sont indispensables à la création. Ce sont là des éléments nécessaires à la formation du sujet féminin qui est a priori exclu de cercles sociaux créatifs, écrit Woolf. Si Mathilde se trouve, elle aussi, évincée du processus de création, il nous faut préciser que le changement de situation présenté dans le roman s’opère en sens inverse: Mathilde se fait pleinement sujet en s’investissant dans son travail, mais son patron freine soudainement son agentivité et déconstruit son identité a posteriori. Cette exclusion de la protagoniste de tout projet commun est une négligence volontaire de la part de Jacques. Cela s’inscrit dans la même veine que l’analyse du philosophe Éric Fiat, qui décrit la négligence comme «une ingratitude vis-à-vis du lien qui relie tout un chacun à la collectivité, et à l’autre – une manière de ne pas être lié (de nec: ne pas; et legere: relier)» (Fiat, 2004: 29). Pour Mathilde, le prix à payer pour ne pas être restée «à sa place» dans une entreprise hiérarchique est le bannissement. Les méthodes de Jacques sont loin d’être anodines puisqu’il infantilise son employée: punir par l’isolement est un châtiment exercé à l’encontre des enfants, notamment en les mettant «au coin». Cette technique consiste à gérer un conflit en écartant l’une des parties impliquées plutôt que de privilégier le dialogue pour trouver un terrain d’entente. Elle constitue l’exercice d’un pouvoir abusif: Jacques affirme son autorité totale sur Mathilde. Il use d’une domination subtile, d’autant plus violente par son caractère insidieux qui donne à Mathilde peu de prise sur la situation, son existence étant niée et réduite à l’impuissance. L’emprise du patron sur son employée prend appui sur un dispositif de contrôle disciplinaire, au sens où l’entend Michel Foucault dans Surveiller et punir (1975). Dans cet essai, le philosophe recourt à cette notion pour penser un ensemble de lieux (prison, asile, caserne, hôpital, usine, école) qui sont analogues dans leur fonction: faire de l’humain un animal prévisible pour mieux le contrôler. À travers le langage, le choix de la grammaire dans le discours ou des mots dans la conversation – qui sont des pratiques traversées par des relations de pouvoir –, les individus sont affectés à des rôles constitutifs de l’organisation des interactions sociales, et le travail n’y échappe pas, ce que montre Vigan par la mise au placard de Mathilde. Afin de souligner l’infantilisation que cette dernière subit, les lieux qu’elle occupe sont représentés comme des espaces clos et retirés, à l’image du «cagibi» (HS, 97) où elle claustrée:

Elle a été transférée dans le bureau 500-9. Elle va ranger ses affaires, s’installer. Elle essaye de se persuader que cela n’a aucune importance, que cela ne change rien. Elle est au-dessus de ça. Se serait-elle attachée à son bureau comme à une chambre? (HS, 97.)

Malgré les tentatives de banalisation de cet ostracisme, le sentiment de dépossession de Mathilde est palpable. Elle s’était approprié son bureau comme s’il s’agissait d’une chambre à elle, conçu alors tel un espace dans lequel elle retrouvait sécurité et accomplissement après le deuil de son mari. 

La narration révèle que Mathilde s’était retrouvée dans un état d’isolement similaire suivant l’enterrement de son mari, au moment où elle s’était installée chez sa mère, qui a pris soin d’elle avant son retour au travail:

Il lui semblait alors qu’elle pourrait passer là le reste de sa vie. Prise en charge. À l’abri du monde. N’avoir rien d’autre à faire qu’écouter battre sa douleur. Et puis un jour elle a eu peur. De redevenir une enfant. De ne plus pouvoir partir. Alors peu à peu, elle a réappris. Tout. Manger, dormir, s’occuper des garçons. Elle est revenue d’une torpeur sans fond, de l’épaisseur du temps (HS, 143). 

Nous lisons ici une alternance entre un sentiment de sécurité lié à l’isolement et une peur de disparaître dans un «redevenir» enfant. Car, avec l’épreuve du deuil, Mathilde est propulsée dans un éprouvant stade de réapprentissage. La perte de l’être cher brouille son rapport au temps: elle cesse d’avancer, régresse à un stade infantile de dépendance à autrui. Sa dégénérescence se donne à voir dans une temporalité devenue opaque. Le retour en arrière est particulièrement lisible dans l’expression «l’épaisseur du temps» qui représente une coagulation dans l’existence du personnage. Un renversement se produit quand le temps courbé et plein du refuge maternel laisse place à un temps linéaire de réapprentissage.

Si la réclusion dans le foyer maternel représentait une sorte d’abri transitoire, la métaphore gestationnelle prend une autre tonalité dans le contexte professionnel. En effet, l’état de dépendance infantile, à un stade embryonnaire, correspond à celui dans lequel Mathilde est désormais contrainte au travail. Son patron transforme le lieu en une prison plutôt qu’en un endroit hospitalier. Dans la pièce sans fenêtre ni ordinateur où elle est transférée, elle ne dispose que d’un téléphone dont elle vérifie immédiatement le fonctionnement en s’installant, «rassurée par la possibilité d’un contact avec l’extérieur» (HS, 110). Cette ligne téléphonique qui mène à l’extérieur, à la manière d’un cordon ombilical unissant mère et enfant, renforce l’imaginaire in utero du local. L’inquiétude de la protagoniste vis-à-vis de ce lien coupé avec le monde, lien qu’elle souhaite maintenir, suggère ainsi la portée carcérale que le lieu revêt. 

 

Vivre en vase clos

Devant les heures interminables qu’elle passe au travail, soumise à l’inutilité et au confinement, Mathilde cherche constamment une sortie; elle cherche de l’air, elle veut se mouvoir. Son lieu de travail, tout comme les transports publics qu’elle doit prendre pour s’y rendre, la retient pourtant dans un état larvaire. Par exemple, lorsqu’elle reçoit enfin un ordinateur dans la petite pièce sans fenêtre, l’appareil ne fonctionne pas. Elle téléphone au service de maintenance, mais on lui indique qu’on la rappellera. L’état de stagnation se fait grandement sentir: «Elle est dans l’attente, encore. Dans cet espace de dislocation sourde et d’éboulement muet, dans l’imminence de sa propre chute» (HS, 185). Elle voudrait renaître à elle-même comme le lui avait permis l’entreprise au début de son deuil; elle cherche la faille dans cette réclusion, mais les portes de sortie semblent obstruées. Son sentiment d’ennui ralentit ses jours: «Le temps s’est épaissi. Le temps s’est amalgamé, agglutiné, le temps s’est bloqué à l’entrée d’un entonnoir» (HS, 180). Dans cette version exiguë de l’existence, elle ne voit plus d’issue: «Elle est descendue du wagon [de métro], s’est dirigée vers le principal portillon de sortie. Un goulot d’étranglement devant lequel les voyageurs s’entassent et forment bientôt une file» (HS, 73). Souvent, son travail et les transports en commun l’asphyxient, au point qu’elle ressente le besoin de prendre des grandes bouffées d’air. La nature de son quotidien la comprime, elle peine à exister dans une foule qui l’oppresse, qui l’avale. Maintes fois, elle voudrait crier, mais n’y parvient pas: «Mathilde a cherché l’air, pour remplir ses poumons, l’air qui lui aurait permis de hurler ou de se mettre en colère. / L’air manquait3Lorsque nous citons le texte de Delphine de Vigan (en corps de texte et non en retrait), nous indiquons les renvois à la ligne par des barres obliques.» (HS, 90). L’état corporel de la protagoniste s’approche de celui du nouveau-né qui, voulant pousser un cri, remplit ses poumons et met en marche les fonctions vitales de la respiration. La recherche d’un souffle qui l’animerait désigne ainsi, encore une fois, l’éventualité d’une naissance – que Mathilde semble attendre désespérément. 

Dans le roman, les lieux de souffrance sont plongés dans l’obscurité. L’enfermement renvoie encore à l’imaginaire utérin et, pour Mathilde, sortir de ces espaces paralysants se vit comme une naissance: elle prend de grandes inspirations, elle est plus libre de ses mouvements, une lumière extérieure l’entoure. Ces moments de libération lui permettent de continuer d’aller au travail. Or, ils sont illusoires. Dans les faits, elle reste prise dans le ventre d’une machine. Le texte fait des références allusives à un dehors et à un dedans qui communiquent, par analogie, avec la dynamique de la ville qui fourmille d’inconnus allant et venant dans les souterrains du métro. Lorsque Mathilde attend son train, dans un moment de grande fatigue, «elle se demande s’il ne serait pas plus doux de rester là toute la journée, dans les entrailles du monde, laisser couler les heures inutiles» (HS, 72). Cette image des entrailles exprime bien l’idée d’un intérieur abdominal, à l’instar d’une matrice que Mathilde aurait choisie comme refuge. Un symbole de naissance revient après ce passage: «Une fois assise [dans le wagon du métro], elle a fermé les yeux, elle ne les a rouverts que quand le train est ressorti à la surface» (HS, 73). Une fois qu’elle a atteint la sortie, «elle a respiré à pleins poumons l’air du dehors» (HS, 73). Le retour de Mathilde dans la ville anonyme et la venue au monde d’un nouveau-né, bien que ces expériences soient ici l’objet d’une analogie, suscitent des réactions différentes. Si la naissance peut être désagréable pour un bébé (qui est soudainement précipité dans le froid, le bruit, la lumière aveuglante), une expérience similaire soulage pourtant cette femme adulte, qui souffre lorsqu’enfermée. La protagoniste espère une nouvelle renaissance en étant candidate à un poste dans un autre service de l’entreprise; elle se réjouit d’obtenir une entrevue: «quelque chose s’ouvrait devant elle qui semblait possible / Elle a pensé que sa vie allait peut-être reprendre son cours» (HS, 196). Avec un tel contraste entre le confort du fœtus dans l’utérus et l’asphyxie de Mathilde poussée à l’immobilité, Vigan met en relief des conceptions variées de la naissance. Elle suggère que l’on naîtrait plusieurs fois et de diverses manières selon les stades de la vie et selon des circonstances particulières. Ainsi, le champ lexical de la naissance est employé pour décrire la quête d’autonomie du personnage.

 

Une régression en tant que sujet

Comme mentionné précédemment, l’état de Mathilde ressemble à un état embryonnaire au regard de la déperdition de ses capacités. Par exemple, elle montre des signes de précarité discursive, voire de perte du langage, lorsqu’une collègue l’incite à se tourner vers le représentant syndical. Alors que celui-ci lui conseille d’écrire un document décrivant factuellement les incidents, Mathilde n’y arrive pas, elle n’en trouve pas la force ni le courage: «Elle n’est plus en mesure de faire ce qu’il attend d’elle. Elle ne sait plus parler, elle n’a plus de mots. […] Maintenant elle fait partie des […] transparents, des rabougris, des silencieux» (HS, 155). Apparaît ici une régression en tant que sujet. Une telle précarisation du langage montre un personnage privé des outils qui lui permettraient une agentivité. De plus, un jour où elle doit rejoindre – à contrecœur – son bureau après la pause repas, Mathilde présente une instabilité dans ses mouvements qui rappelle les premiers pas d’un bambin: «La carte lui a donné le courage de se lever […] elle tangue, se rattrape, avance l’autre pied» (HS, 79). Son mutisme et son immobilité, évoquant encore un stade primaire du développement humain, renversent la conception qu’on se fait de la formation d’un sujet et placent Mathilde dans une situation indigne de ses capacités. Il ne s’agit pas d’une acquisition de facultés premières comme un enfant qui apprend et gagne en puissance d’expression, mais bien plutôt de la régression d’une adulte qui périclite.

Lorsqu’une issue se présente à elle, telle qu’une entrevue pour être mutée dans un autre service de l’entreprise, Mathilde se prépare mentalement à décrire ses missions et ses principales réalisations en évitant soigneusement toute la période de son inutilité forcée, décrite comme «neuf mois de vacuité» (HS, 194). Le choix de cette durée par Vigan n’est pas anodin puisqu’il correspond à la durée d’une gestation. Par ailleurs, les trajets quotidiens dans le métro deviennent «une lutte absurde et misérable: neuf stations à tenir, neuf stations asphyxiées, arrachées à la fièvre d’un matin d’affluence, neuf stations à chercher de l’air» (HS, 62). Le chiffre neuf revient, à l’image des mois de travail passés dans l’attente et dans l’inutilité. 

 

La maternité comme renaissance

Réduite à une impuissance totale par cette réclusion forcée, Mathilde cherche à se mettre au monde. Retrouver son agentivité passe alors par l’investissement d’un autre rôle: celui de mère. Un déplacement autour du thème de la maternité s’effectue dans le récit. Afin de sortir du rôle infantilisant qui lui a été imposé par son patron, Mathilde va tenter de reprendre une autonomie à travers son rôle de mère. Sa maternité représente dès lors un lieu de pouvoir et de renfort identitaire. Son lien avec ses enfants a une place capitale dans son bien-être. Par exemple, le matin, au lever,

Théo et Maxime surgissent derrière elle, lui sautent au cou pour l’embrasser. Leur corps a gardé la chaleur de la nuit, elle caresse leur visage froissé par le sommeil, respire leur odeur. Dans les plis de leur cou, un court instant, l’agencement de sa propre vie lui paraît simple. Sa place est là, auprès d’eux. Le reste n’a pas d’importance (HS, 48). 

La dimension salvatrice de sa famille face à celle, anéantissante, du travail occupe une grande part du récit, tout comme elle prend une grande place dans la vie de Mathilde. Son rôle de mère et les moments passés avec ses fils sont les seuls moteurs qui lui permettent de continuer à avancer. Son envie de se jeter sous le métro est ainsi repoussée lorsqu’elle pense à ses enfants: 

Depuis quelques mois, quand Mathilde rentre de son travail, il lui arrive d’observer les voies, d’y accrocher son regard, de fixer les cailloux qui tapissent le sol, la profondeur du trou. Parfois elle sent son corps qui bascule en avant, de manière imperceptible, son corps épuisé qui cherche le repos. 
Alors elle pense à Théo, Maxime et Simon, l’image s’impose par-dessus les autres, toutes les autres, mouvante et lumineuse, et Mathilde recule, s’éloigne du bord (HS, 59). 

Ses responsabilités familiales l’amènent à s’accrocher à un espoir d’émancipation, lequel ne peut se dessiner que dans sa vie privée. En effet, son rôle maternel lui apporte un bonheur qu’elle ne retrouve nulle part ailleurs. Au travail, Mathilde vit une solitude et un ennui aussi accablants qu’envahissants. A contrario, le bonheur auprès de ses fils est mis en relief dans la narration et fait office de repoussoir contre la langueur que provoque en elle le rejet vécu au travail. Les épisodes de bonheur sont notables, par exemple, dans les moments où elle partage un rire communicatif avec ses garçons: 

Mathilde caresse le visage de Théo, et elle rit. 
Alors ils rient aussi, tous les trois, étonnés de l’entendre rire.
Depuis quelques semaines, […] il lui semble que ses fils la regardent comme une bombe à retardement.  
Mais pas aujourd’hui.
Aujourd’hui le 20 mai, elle a commencé la journée par rire (HS, 50). 

La journée annoncée comme salut par la voyante est donc marquée par une gaieté plutôt que par l’inquiétude qui précédait. Cette journée de réjouissance semble charnière, elle annonce, comme nous l’avons dit, un renouveau encore latent. En plus de lui procurer des moments de bonheur et de partage, être mère offre à Mathilde une marge d’action dont elle manque cruellement au travail. Dans la sphère professionnelle, elle peine à faire entendre ses besoins, malgré une plainte claire auprès de la directrice des ressources humaines:

Je ne vais pas tenir, Patricia, je ne peux plus. Je veux que vous le sachiez. Je suis arrivée au bout de ce que je pouvais supporter. J’ai demandé des explications, j’ai cherché à maintenir le dialogue, j’ai été patiente, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour que la situation s’arrange. […] Je voudrais travailler, Patricia. Je suis payée trois mille euros net par mois et je voudrais travailler (HS, 119-120).

Elle se voit retirer ses responsabilités, ce qui entraîne une passivité forcée. L’absence de socialisation mène à sa décrépitude: «Elle est en voie d’extinction. D’ailleurs, elle n’a que ça à faire. S’éteindre. Se fondre dans le décor, adopter les formes vieillies, s’y coller, s’y couler comme un fossile» (HS, 179). Là encore ramenée à un objet, elle régresse en tant que sujet autonome et libre. Sous la plume de Vigan, la maternité se dévoile comme un lieu de création et un processus de subjectivation. Après le deuil de son mari, Mathilde s’est attelée à réinvestir l’espace intime de sa maison et à prendre soin de ses enfants: 

Quand elle s’est installée dans cet appartement, elle a poncé, repeint, monté les étagères et les lits superposés, elle a fait face. Elle a retrouvé du travail, elle a conduit les garçons chez le dentiste, aux cours de guitare, au basket et au judo. 
Elle est restée debout. 
Aujourd’hui ils sont grands et elle est fière d’eux, de ce qu’elle a reconstruit, cet îlot de paix dont les murs sont recouverts de dessins et de photos, […] où elle a su faire entrer la joie, où la joie est revenue. Ici, tous les quatre, ils ont ri, chanté, joué, ils ont inventé des mots et des histoires, fabriqué quelque chose qui les relie, les rassemble. Souvent elle a pensé qu’elle avait transmis à ses enfants une forme de gaieté, une aptitude à la joie. Souvent elle a pensé qu’elle n’avait rien de plus important à leur offrir que son rire, par-delà l’infini désordre du monde (HS, 42-43). 

Nous retrouvons dans ce passage ce que Luce Irigaray décrit dans Le corps-à-corps avec la mère (1981): «La maternité, c’est aussi bien créer la personne qu’on a devant soi, créer de l’art, créer un style de vie» (1981: 63). En effet, le récit montre les actions de la mère, mais aussi de la mère avec ses fils, ensemble, pour créer une vie qui leur ressemble. La famille devient un espace de création pour Mathilde et ses enfants, qui sont acteur·trices dans leur environnement. C’est aussi l’occasion pour Vigan d’examiner la notion de transmission. Ici, être mère implique un bonheur et un savoir-être à transmettre plutôt qu’une simple contribution matérielle à la préservation des enfants. Il s’agit là de déployer l’étendue du rôle maternel, souvent relégué à des tâches exécutives et logistiques, dénué de subjectivité. Traditionnellement, comme l’explique Irigaray, le discours social définit une mère davantage comme une fonction qu’une personne à part entière, la soumettant à un rôle seulement biologique. Les mères, essentialisées et désignées, par nature, comme devant être celles qui prennent soin des autres, sont alors réduites à des nourricières et des soignantes. Au contraire, Vigan présente la mère comme une créatrice avec ses enfants. Elle dépeint ses désirs, et ce faisant, honore le droit de les exprimer et de leur donner une forme. Le roman propose une définition et une expérience de maternité remettant en question les injonctions arbitraires qui envahissent l’imaginaire collectif. L’autrice confère ainsi du pouvoir à son personnage, notamment en focalisant la narration sur son point de vue et sur sa subjectivité, ce qui nous amène à comprendre le vécu de Mathilde. Et puisque nous pouvons saisir les difficultés mises en lumière par l’écriture, nous pouvons sympathiser avec le personnage présenté dans toute son individualité. 

Cette attention particulière portée aux expériences d’une mère est récente dans l’histoire littéraire: habituellement, c’est à travers le regard des enfants que nous voyons évoluer de telles figures, donc par un intermédiaire. Ici, malgré le fait que les autres personnages, au travail, renient Mathilde, le récit lui attribue une véritable personnalité et des traits distinctifs. Elle refuse d’être définie par son patron, refuse d’être définie comme manque, absence, passivité, par la négation. En dépit de toute la violence que son patron exerce sur elle, elle veut exister autrement, à contre-jour de ce qu’il lui impose. La famille lui offre une opportunité de libération, en tant qu’expression de son individualité et de ses capacités, et elle choisit de la saisir, de l’investir. Si les récits contemporains abordent parfois la recherche d’épanouissement au travail par des mères qui, nostalgiques de leur emploi, aspirent à se définir autrement que par la maternité, le roman de Vigan renverse cette quête de soi. Nous verrons plus loin que la focalisation sur une sphère de sa vie (celle de mère) pourra cependant être synonyme d’oubli d’un autre espace de réalisation (celui en tant qu’amie, notamment).

 

Interrogation de la maternité

La plume de Vigan ne glorifie pas la maternité de Mathilde, tout comme Fanny Britt, dans Les retranchées (2019), qui rejette l’image de femme et de mère parfaites consacrée par les valeurs néolibérales de notre société. Britt dénonce ce qu’elle appelle la famille et la maternité comme «performance» (2019: 16) en donnant à voir des exemples et des témoignages de mères «imparfaites», afin de normaliser la faillibilité dans ce rôle exigeant. Elle présente ce rôle comme un idéal qui reste et restera hors d’atteinte, car intrinsèquement irréaliste. En mettant en scène une femme vulnérable malgré toute sa bonne volonté, le roman de Vigan présente les mêmes nuances vis-à-vis de la maternité. Dans les possibles imperfections de cette mère de trois fils, la narration se penche sur le danger d’étouffer ses enfants en leur faisant porter le fardeau d’être l’unique source de son épanouissement. Cela implique un rapport de dépendance toxique, de même qu’une trop grande responsabilité pour des enfants. Le fait que le statut de créatrice ait été dérobé à Mathilde, alors que son patron lui retire toute occasion de s’exprimer, peut être mis en cause dans sa tendance à se raccrocher à ses enfants pour pallier la souffrance de son inutilité professionnelle. Dans Le corps-à-corps avec la mère, Irigaray relève que «si on avait le droit, la possibilité, la tension pour être créatrices tout le temps, on ne serait pas des procréatrices étouffantes» (1981: 63). Si Mathilde trouvait un espace de création et un sentiment d’épanouissement en dehors de sa famille, celle-ci serait à moindre risque d’imposer une charge démesurée à ses enfants. 

Les menaces de l’emprise maternelle apparaissent dans le texte par le biais de la culpabilité de Mathilde ou de ses questionnements sur son propre rôle et sur les limites de celui-ci. D’abord, elle n’ose pas parler à ses fils de l’ampleur de la situation à son travail, de son sentiment de solitude ni de son désespoir. Elle ne souhaite pas faire porter ce poids à ses enfants, qu’elle veut préserver de la violence du monde, mais aussi de la violence qu’elle pourrait leur faire, elle, en les confrontant à des problèmes qui sont de l’ordre d’une vie adulte:

Elle leur a parlé. Au début. Elle leur a dit qu’elle avait des soucis à son travail, que ça allait passer. Plus tard elle a essayé de raconter, leur expliquer la situation, la manière dont elle s’était laissé piéger, peu à peu, et combien il lui était difficile d’en sortir […]. Mais peuvent-ils comprendre vraiment? Ils ignorent ce qu’est l’entreprise (HS, 44). 

Elle désire se confier, mais se rétracte, car ses soucis échappent à la sphère de compréhension de ses garçons. L’exposition de sa souffrance leur causerait une inquiétude inutile. Son réflexe de protection se fait à juste titre puisque, comme l’explique Françoise Couchard dans Emprise et violence maternelles (1991), l’exhibition de la douleur supportée par les mères est une manifestation d’emprise. D’après Couchard, les enfants pourraient subir un traumatisme lié au «“terrorisme de la souffranceˮ, c’est-à-dire le spectacle du malheur que cet adulte, le plus souvent sa mère, lui impose» (1991: 125; souligné dans le texte). Cette démonstration ostensible crée une dette symbolique et «impossible à rembourser» (ibid.: 131) pour l’enfant qui assiste à l’ampleur du sacrifice maternel. Celui-ci prend alors sur lui une part du fardeau de l’adulte. 

 

Ambivalence

Pourtant, et malgré la volonté de préserver ses enfants d’un tel ascendant, Mathilde hésite parfois à demander plus d’aide à son fils aîné. Un jour où il l’appelle au travail, afin de savoir s’il peut aller manger chez un ami, elle se surprend à vouloir le retenir sur la ligne. Remarquons que le téléphone fait là encore figure de connexion avec le monde extérieur. Même si Mathilde souhaite prolonger l’échange et poser à son fils toutes sortes de questions sur ce qu’il fait – questions qu’elle trouve absurdes par leur zèle –, elle se retient et se dit qu’«il a sa vie» (HS, 110). La volonté de lui laisser son autonomie et de ne pas avoir un contrôle sur lui est pour Mathilde un moyen d’éviter de verser dans un «trop-plein d’attention et d’amour» (Couchard, 1991: 66). Or, malgré ces précautions, l’aîné est accablé par une forme d’emprise en se voyant confier le rôle tacite du père. C’est effectivement lui qui s’occupe de ses frères jusqu’à ce que sa mère rentre du travail. Cette dernière ne peut d’ailleurs s’empêcher de noter les ressemblances avec son mari: «Simon est déjà plus grand qu’elle, il a les épaules de son père, cette même façon de se tenir au bord des chaises, en déséquilibre» (HS, 49). En l’absence du père, le garçon est appelé à endosser la charge paternelle. Lorsqu’elle traverse des heures plus sombres et ne parvient plus à remplir ses obligations, Mathilde interroge sa tendance à déléguer et à laisser ses enfants prendre en charge ses besoins:

Maintenant ses fils la protègent et elle sait que ce n’est pas bien. […] Quand il sort avec ses copains le samedi après-midi, Simon l’appelle pour lui dire où il est, s’inquiète de savoir si cela ne la dérange pas, si elle n’a pas besoin qu’il revienne plus tôt pour s’occuper des jumeaux, si elle ne veut pas se promener un peu, voir des amis ou aller au cinéma. Ils l’observent sans cesse, tous les trois, attentifs au ton de sa voix, à ses humeurs, à l’hésitation de ses gestes, ils s’inquiètent pour elle, elle le voit bien, lui demandent plusieurs fois par jour comment elle va (HS, 43-44). 

L’aîné, en particulier, est parentalisé, ce qui crée un déséquilibre au cœur de la famille, presque un vertige, comme le traduit la posture qu’il adopte sur des chaises. La tâche de répondre aux besoins des autres l’extirpe de l’insouciance qui accompagne la quiétude de dépendre de ses parents. Le renversement de responsabilité entre la mère et ses enfants renvoie à l’état d’inertie dans lequel se trouve Mathilde, à l’infantilisation qu’elle subit. Cependant, on lit dans le dernier passage cité une bienveillance dans ce traitement, contrairement à la manière dont l’exerce Jacques.

Dans le roman, d’autres passages montrent un renversement des rôles entre l’aîné et la mère. Lorsque Mathilde évoque sa souffrance au travail, Simon se met en colère et veut «casser la gueule de Jacques» (HS, 44), adoptant une posture protectrice et défensive. Demeure en Mathilde une conscience aiguë de son devoir envers ses enfants, et le veuvage renforce celle-ci: 

Il est sept heures dix et elle doit y arriver. Préparer le petit déjeuner, prendre le métro et le RER, aller à son travail. 
Elle doit y arriver parce qu’elle vit seule avec trois enfants, parce qu’ils comptent sur elle pour les réveiller le matin et l’attendent le soir quand ils rentrent de l’école (HS, 42). 

Parce qu’elle est infantilisée au travail, elle sent, par opposition, l’urgence de vivre une vie d’adulte dans sa sphère privée et de continuer à prendre soin de ses enfants. Pourtant, le personnage interroge son sentiment d’urgence et tente de remettre en question l’envie de materner ses enfants à tout prix – car ce pourrait être eux qui en paient le prix. Dans son rapport aux autres, Mathilde existe et se construit essentiellement par l’intermédiaire de la maternité: «[…] depuis des semaines elle vit en circuit fermé avec ses enfants, dépense pour eux l’énergie qu’elle n’a plus» (HS, 113). De plus, son lien avec ses enfants lui semble vital. Lorsque son collègue lui propose de racheter un exemplaire rare d’une carte de jeu que lui a donné son fils, «elle a dit j’en ai vraiment besoin. Comme si sa vie en dépendait» (HS, 131).

Dans sa torpeur, Mathilde craint également de devenir indifférente aux problèmes que vivent ses enfants, elle culpabilise d’être «irritable, fatiguée, elle fait des efforts surhumains pour suivre une conversation plus de cinq minutes, s’intéresser à ce qu’ils lui racontent» (HS, 43). Toutefois, elle s’interdit de démissionner auprès de sa famille. En effet, elle reste la pourvoyeuse principale et la figure d’autorité. Elle continue de travailler pour recevoir son salaire et décider de la nature des repas, des sorties, des vacances. Il ne s’agit pas de devenir toute-puissante avec ses enfants, mais de conserver un certain sens de bien-être et de dignité. En témoignent les illustrations de ses désirs:

Elle a pensé que sa vie allait peut-être reprendre son cours. Qu’elle allait redevenir elle-même […], qu’elle aurait de nouveau des histoires à raconter à ses enfants, qu’elle les emmènerait à la piscine et à la patinoire, qu’elle recommencerait à improviser des dîners de restes auxquels elle donnerait des noms farfelus, passerait des après-midis entiers avec eux à la bibliothèque.
Elle a pensé qu’elle allait retrouver cette douceur.
Que rien n’était perdu (HS, 196-197).

C’est parce que ces actions dans la sphère familiale enrobent sa vie d’un sentiment de pouvoir que Mathilde y trouve de la satisfaction et un secours au moment où sa marge d’action est réduite à un seuil critique à son travail. 

Les interrogations de la protagoniste au regard de sa maternité révèlent un enjeu majeur de l’ambivalence maternelle: celui de trouver non seulement la bonne distance entre le soi et son enfant, mais aussi un juste milieu entre l’étouffement et l’abandon ou l’indifférence. La mère des Heures souterraines cherche ainsi la frontière, la limite à ne pas franchir; l’équilibre entre en dire trop et en dire trop peu, entre survivre grâce à ses fils et les étouffer par ses demandes d’attention et d’aide. 

 

Avancer par tâtonnements

Devant l’ambivalence et les contradictions inhérentes au rôle de mère, le roman adopte une forme particulière: sa structure se trouve marquée, déterminée par la souffrance de Mathilde et par la manière dont elle gère ses difficultés. Les traces de ses interrogations sont en effet visibles à travers la fragmentation des paragraphes. Les alinéas irréguliers participent à traduire textuellement l’incertitude du personnage, ses hésitations, ses silences. Bien souvent, des phrases sont mises à la ligne alors qu’à l’ordinaire, elles se suivraient. Cette poétique de versification qui ponctue la prose met en lumière une logique de tâtonnement. On note l’importante présence de pauses et de ruptures dans la trame narrative, à l’image d’une méthode essai-erreur. Les phrases isolées prennent du relief, Vigan leur donne un poids supplémentaire, comme la lourdeur que porte Mathilde sur ses épaules et qui complique sa saisie du réel.

«Elle sait très bien pourquoi elle se tait. / Elle se tait parce qu’elle a honte» (HS, 47): il y a, dans ce silence, une tentative de préservation de son image de mère idéale, une volonté de faire croire (aux autres mais aussi à elle-même) qu’elle accomplit ce devoir de sacrifice imposé par le discours social ambiant. Mathilde est exigeante avec elle-même. Elle n’échappe pas aux injonctions patriarcales qui veulent qu’une mère endosse seule des responsabilités. Paradoxalement ces responsabilités et leur poids sont censés être passés sous silence. Par exemple, elle aimerait appeler un médecin pour obtenir un arrêt de travail. Elle envisage de le faire «dès que les garçons seront partis» (HS, 49), mais renonce finalement. De sa condition, «[e]lle n’en parle pas. Même à ses amis» (HS, 49). La focalisation de Mathilde sur son rôle de mère la retient de s’épanouir pleinement comme femme ou amie. Elle tente d’être à la hauteur d’une situation pourtant très difficile à gérer seule, ce qui fait écho à une maternité de la performance, pour reprendre les termes de Britt. Une mère doit pouvoir concilier les différentes sphères de sa vie, mais – et c’est contradictoire – elle doit aussi les segmenter pour éviter que l’une vienne contaminer l’autre, ce qui impose une pression et un mutisme accablants. Julia Kristeva constate, elle aussi, ces effets: «[m]ême les surfemmes dont on ne cesse de vanter l’assurance et l’endurance en viennent à craquer, mais en cachette, devant quelques amies ou quelques rares élues qu’elles craignent, d’ailleurs, de lasser» (2013: 44).

Le texte, pourtant, ne condamne pas Mathilde. Vigan ne suit pas l’idée répandue que la mère aurait toujours tort, et qui est très présente dans nombre de textes représentant des figures maternelles – qu’ils soient théoriques ou fictifs. Ce type d’ouvrage est souvent axé sur les drames, les confrontations, et fait peser un soupçon sur les mères4Ann E. Kaplan, dans Motherhood and Representation: The Mother in Popular Culture and Melodrama (1992), relève un ensemble de discours sur les mères dans la culture populaire (notamment, le mélodrame dans la fiction et les scénarios de films nord-américains des années 1830 à 1990). Elle constate qu’avant les années 1980, ces discours alternent entre deux images: la sorcière et l’ange.. Ici, le conflit a lieu au travail, le soupçon pèse sur les rapports de domination entre collègues, mais la maternité est présentée comme un lieu positif. Si conflit il y a à ce sujet, c’est entre Mathilde et son for intérieur, abordé sur le ton de la réflexion plus que présenté comme une contradiction insoluble. Et si place est faite à la description de ses tâches maternelles quotidiennes plutôt triviales, elles ne sont pas majoritaires dans le roman: une bien plus grande place est laissée au récit de ses accomplissements et de ses épanouissements. 

 

***
 

Alors que la consécration littéraire a longtemps valorisé les hommes dans les histoires de filiation (mettant en avant les rapports au père ou encore le vécu des fils), Delphine de Vigan installe une mère monoparentale au centre de son récit. Le roman décrit la conciliation famille-travail sous un autre aspect que celui, plus couramment représenté, de la difficulté logistique, économique et matérielle à accorder à ces sphères. Il ne s’agit pas de montrer l’organisation du temps et des tâches de Mathilde, mais d’interroger l’influence symbolique d’une sphère sur l’autre, de creuser les enjeux relatifs aux différentes identités que le personnage incarne et peut incarner. Le roman démontre les lignes de force qui traversent les qualités de salariée comme celles de mère. C’est là toute l’originalité du roman, qui propose le renversement d’un lieu commun selon lequel la maternité serait pure abnégation, sacrifice personnel, et nuirait à l’épanouissement professionnel. L’autrice choisit d’emprunter des images nuancées de la maternité pour tracer le parcours de son personnage féminin. Par ailleurs, de manière tout à fait singulière, le retour à la matrice est présenté d’un angle critique et le texte s’empare de sa symbolique pour la déplacer. L’état in utero ne renvoie pas à un refuge à l’abri de l’oppression du monde; il est plutôt l’occasion pour Vigan d’exprimer la violence contenue dans l’infantilisation d’une femme adulte qui la ramène à un état de dépendance à autrui, de passivité et d’inaction, et rend impossible pour elle toute contribution à un projet collectif. Ce renvoi au stade prénatal exprime l’enfermement de Mathilde, qui est niée dans son identité, objectifiée et reléguée au rang de nourrisson. Si la narration insiste sur la souffrance qu’elle éprouve à son travail et sur l’effet destructeur de l’humiliation, elle dessine également une brèche menant vers une sortie de secours: l’expérience de la maternité. L’étendue des possibilités qu’elle confère permet la naissance d’une nouvelle identité pour Mathilde qui, par là même, renaît et se dégage de périodes d’inactivité. Le roman donne à lire ces «heures souterraines», autant d’interstices qui précèdent l’éclosion du personnage féminin comme sujet dans le monde. Mais il poursuit surtout l’appel d’une traversée en dehors de soi qu’annonçait déjà cette voix de l’incipit, «oscill[ant] à la surface» (HS, 11).

 

Bibliographie

Corpus primaire

VIGAN, Delphine de (2011 [2009]), Les heures souterraines, Paris, Le livre de poche.

Corpus secondaire

BRITT, Fanny (2019), Les retranchées: échecs et ravissement de la famille, en milieu de course, Montréal, Atelier 10.

BRITT, Fanny (2013), Les tranchées: maternité, ambiguïté et féminisme, en fragments, Montréal, Atelier 10.

COUCHARD, Françoise (1991), Emprise et violence maternelles: étude d’anthropologie psychanalytique, Paris, Dunod.

FIAT, Éric (2004), «La négligence est-elle une violence?», Revue d’éthique et de théologie morale, vol. 2, nº 229, p. 27-33.

FOUCAULT, Michel (1975), Surveiller et punir: naissance de la prison, Paris, Gallimard, «Bibliothèque des Histoires».

IRIGARAY, Luce (1981), Le corps-à-corps avec la mère, Montréal, Pleine Lune.

KAPLAN, Ann E. (1992), Motherhood and Representation: The Mother in Popular Culture and Melodrama, Abingdon, Routledge.

KRISTEVA, Julia (2013), Seule une femme, La Tour d’Aigues, L’Aube, «L’Aube poche essai».

WOOLF, Virginia (2001 [1929]), Une chambre à soi, trad. Clara Malraux, Paris, 10 / 18, «Bibliothèque 10 / 18».

  • 1
    Le personnage de Thibault est célibataire et sans enfant, mais compte tenu de notre intérêt pour le thème de la maternité et de la naissance comme angle d’approche du texte, et de l’absence de soins gynéco-obstétriques dans les missions médicales de celui-ci, nous laisserons le deuxième protagoniste de côté dans notre analyse.
  • 2
    Delphine de Vigan, Les heures souterraines, Paris, Le livre de poche, 2011, p. 167. Désormais, les références à cette œuvre seront données dans le corps du texte à l’aide du sigle HS suivi immédiatement du numéro de la page.
  • 3
    Lorsque nous citons le texte de Delphine de Vigan (en corps de texte et non en retrait), nous indiquons les renvois à la ligne par des barres obliques.
  • 4
    Ann E. Kaplan, dans Motherhood and Representation: The Mother in Popular Culture and Melodrama (1992), relève un ensemble de discours sur les mères dans la culture populaire (notamment, le mélodrame dans la fiction et les scénarios de films nord-américains des années 1830 à 1990). Elle constate qu’avant les années 1980, ces discours alternent entre deux images: la sorcière et l’ange.
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