Entrée de carnet

Entretien avec Ta mère

Gabriel Tremblay-Gaudette
Maude Nepveu-Villeneuve
couverture
Article paru dans Antichambre: entretiens et réflexions, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)

Afin d’aborder la rentrée littéraire automnale, Salon Double a mené une série d’entretiens avec plusieurs éditeurs afin de découvrir leur historique, leurs politiques éditoriales et leurs vues plus larges sur la littérature contemporaine. Nous inaugurons cette série par un entretien avec la maison d’édition Ta Mère. Maude Nepveu-Villeneuve a accepté de répondre à nos questions.

Ta Mère est encore jeune, mais elle a beaucoup d’enfants. Née en 2005, la maison d’édition lancera cette année son dix-septième titre (dix-neuvième, si l’on compte les deux numéros de sa collection spéciale Ta Mère Comic). Depuis le début, Ta Mère a à coeur la diffusion d’une littérature audacieuse et originale et le développement d’une relation solide avec le lecteur. La qualité esthétique de l’objet-livre est aussi au centre de ses préoccupations, et une de ses couvertures a notamment été primée lors du concours LUX 2011. Ses livres lui ont valu des nominations, des mentions ou des prix divers dans le monde de l’édition indépendante ainsi qu’une inscription dans la liste préliminaire du Prix des libraires du Québec 2011. Ce festival de tapes dans le dos institutionnelles lui permet d’élargir toujours davantage son lectorat et son réseau de diffusion, de même que sa crédibilité auprès des recherchistes de Radio-Canada.

Salon Double — Qu’est-ce qui a motivé votre décision de fonder une nouvelle maison d’édition? Est-ce que vous sentez que votre maison d’édition a permis de combler un manque dans la scène littéraire contemporaine?

Ta Mère — Ta Mère est née en 2005, alors que les trois fondateurs (Maxime Raymond, Rachel Sansregret et Guillaume Cloutier, qui est aujourd’hui parti faire de la musique qui sonne bizarre) étaient encore au cégep. À l’origine, c’était pratiquement de la microédition: la première année, nous avons tout fait nous-mêmes. Dès le départ, nous avions l’idée d’être un peu irrévérencieux et ludiques, tout en offrant un contenu sérieux et de qualité. Faire de beaux objets, grâce au travail de Benoit Tardif, qui est devenu directeur artistique depuis, faisait aussi partie de nos objectifs de départ. On pense qu’il y avait et qu’il y a encore de la place dans le paysage éditorial québécois pour un peu plus d’audace.

Salon Double — Quelle politique éditoriale vous êtes-vous donnée, quelle ligne directrice ou vision de la littérature vous oriente? Est-ce que votre politique éditoriale a changé depuis le début de vos activités?

Ta Mère —  Au commencement, Ta Mère voulait toucher à tout. On voyait la maison d’édition comme un lieu d’exploration et d’apprentissage, sans limites. Maintenant, nous privilégions plutôt les récits longs, peu importe leur genre, à condition qu’ils aient quelque chose d’unique à proposer. Nous aimons bien les nouvelles, aussi, mais il faut que le recueil soit cohérent, ou même conceptuel. Et pour l’instant, nous ne publions plus de poésie. Par contre, ce qui reste depuis le début, c’est un intérêt marqué pour le design. C’est pourquoi nous publions d’autres types de projets, comme notre série de comics.

Salon Double — Qu’est-ce qui vous intéresse dans une écriture ou un projet, vous amène à choisir un texte en particulier parmi les  manuscrits que vous recevez?

Ta Mère — Chaque projet est différent, et chaque manuscrit a sa propre façon de nous accrocher. Le point commun, c’est probablement une vision personnelle et singulière du monde et une forme littéraire inventive. Ça prend aussi une certaine dose d’insouciance et d’effronterie, même si le texte lui-même peut être assez sérieux. En gros, nous publions les livres qui nous plaisent assez pour qu’on passe un an à travailler relativement bénévolement dessus.

Salon Double — Comment peut-on assurer sa diffusion et sa survie quand on est un «petit» joueur dans le monde de l’édition québécois, où quelques groupes d’éditeurs obtiennent pratiquement toute la visibilité, tant en librairie que dans les médias? Quel rôle joue le numérique dans votre stratégie de commerce?

Ta Mère —  Le réseau de lecteurs se construit petit à petit, événement par événement, livre par livre, librairie par librairie. Ta Mère a toujours voulu développer une identité forte en tant qu’éditeur, pour créer un lien de confiance avec les lecteurs. C’est comme ça qu’ils en viennent à attendre «le prochain Ta Mère» et qu’ils prennent le risque d’acheter un livre dont ils ne savent pas grand-chose. Twitter, Facebook et les relations avec des blogueurs nous aident beaucoup à créer cette identité, mais le travail visuel de Benoit y est aussi pour beaucoup. Et évidemment, des subventions et un diffuseur, ça aide à sortir du cercle initial de lecteurs, à atteindre de plus gros médias et un public plus large. Nous commençons tout juste à transformer notre catalogue pour les liseuses numériques, ce qui pourrait aussi nous permettre de joindre d’autres lecteurs: on verra bien!

Salon Double — On a le sentiment que le milieu littéraire québécois est très petit, et encore plus réduit quand on se concentre sur ceux qui s’éloignent de pratiques littéraires à vocation commerciale et optent pour une vision plus rigoureuse, plus audacieuse de l’écriture. Quelle importance a la communauté, celle des auteurs, des autres éditeurs, des libraires, pour vous?

Ta Mère — Tout le monde, dans le milieu, sait que l’édition est un travail difficile et un marché dur à percer. Avec les autres éditeurs qu’on connaît (et on finit tous par se connaître à force de fréquenter les mêmes événements), il y a une sorte d’entraide: on se donne des tuyaux (le nom d’un imprimeur, par exemple) et on s’intéresse à ce que font les autres. Quelques éditeurs indépendants ont aussi créé Dynamo-Machines, dont on fait partie. C’est un organe de diffusion de l’édition indépendante, pour maximiser la diffusion des catalogues et faciliter l’accès des petits éditeurs à des salons qui coûtent cher. On ne sent pas vraiment de compétition directe dans la communauté: le but est de faire rayonner les livres le plus possible, pas de devenir riche.

Salon Double — Quels sont vos coup de cœur et coup de gueule du moment, par rapport à la situation littéraire ou aux derniers événements littéraires au Québec?

Ta Mère — …quels événements littéraires? Sérieusement, on aime beaucoup tout ce qui se passe en BD en ce moment, ça bouillonne de ce côté-là, avec des gens comme Pow Pow, Colosse, la Mauvaise tête… Et du côté du Quartanier, aussi, il se fait des choses vraiment intéressantes. Ce qu’on n’aime pas: les couvertures de livre fades, qui ne prennent pas de risque; les maisons d’édition qui marchent au cash; tout ce qui ne se réinvente pas.

Salon Double —  Vous multipliez les livres collectifs (Le livre noir de Ta mère, Maison de vieux, Les cicatrisés de Saint-Sauvignac). Qu’est-ce qui vous séduit dans ce type de projet?

Ta Mère — C’est surtout l’intérêt de travailler avec plusieurs auteurs qu’on aime, et aussi la possibilité d’aborder une thématique sous plusieurs angles différents. On aime voir comment les visions personnelles des auteurs peuvent se juxtaposer et se contredire dans un même livre. Et on aime pouvoir publier quelqu’un qui n’a pas encore écrit de roman ou de recueil à lui tout seul, mais qui peut apporter quelque chose de bon à un collectif.

Salon Double — Beaucoup de vos livres se concentrent sur une problématique inhabituelle ou pouvant avoir l’air «triviale». Trouvez-vous qu’on a une vision trop sérieuse de la littérature? Qu’est-ce qui vous pousse vers ce genre de concept très éloigné de l’idée de la «Grande littérature»?

Ta Mère — Pour nous, il y a la littérature tout court, la bonne et la mauvaise, mais pas la «grande» et la «petite», la «vraie» et la «fausse». Nous ne sommes pas les premiers à aborder des thématiques triviales: des auteurs qu’on considère comme des «grands» l’ont fait bien avant nous (Madame Bovary et Orgueil et préjugés, c’est quoi, sinon des histoires de triangles amoureux?). Le sujet importe peu, tout est dans la façon d’en parler.

Salon Double remercie Maude Nepveu-Villeneuve d’avoir accepté de répondre à notre questionnaire au nom des Éditions de Ta Mère, et Benoît Tardif, directeur artistique de la maison d’édition, de nous avoir fourni les couvertures des livres afin d’illustrer l’entretien.

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