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Enjeux rencontrés pour la conception de personnages engagés […]

Vincen Oligny Filion
couverture
Article paru dans Enquêtes sémiotiques sur nos formes de vie, sous la responsabilité de Sylvano Santini (2021)

Titre complet: «Enjeux rencontrés pour la conception de personnages engagés et pour la représentation de personnes véganes anarchistes, pro-queers féministes, antispécistes écologistes, abolitionnistes de la domesticité animale et anticolonialistes, par des médiums variés»

Satura Stramoine, Vue à partir du Mont Marcy (http://saturastramoine.com/nature_intime_2.html)

Satura Stramoine, Vue à partir du Mont Marcy (http://saturastramoine.com/nature_intime_2.html)
(Credit : Satura Stramoine)

Il manque de lieux pour prendre la parole comme personne non-binaire féministe, engagée, végane anarchiste antispéciste écologiste et abolitionniste de la domesticité animale, mais aussi comme sémioticien peircéen. Disons qu’il manque de lieux sécuritaires pour le faire. De calme dans les données, pour en prendre connaissance. De temps de lecture décaféiné. Explorer par l’écriture la forme du journal, un peu l’essai aussi, autour du texte de Formes de vie, milieux de vie de Sylvaine Bulle, paru dans la revue Multitudes en mai 2018, ainsi qu’en suivant l’invitation à l’Indiscipline! de Myriam Suchet, m’amène à imaginer, pour commencer, une pièce de théâtre documentaire dans laquelle les personnages seraient anonymisés et leurs voix, brouillées par un travail dramaturgique engagé sur les espaces de parole et le droit à l’information. Les espaces de contestation seraient ainsi protégés grâce à un emploi scénographique des dispositifs technologiques. La représentation théâtrale permettrait même de révéler et masquer à la fois les visages qui se trouvent en pleine lumière. Il y aurait quelques actrices et acteurs qui s’engageraient dans ce champ politique pour porter ces propos mis en lecture ou en scène, dès qu’elles et ils deviennent véganes, antispécistes, anarchistes, queers… Le théâtre offre aussi un espace où l’âgisme de la société est suspendu, ce qui permet à des personnes habituellement exclues des espaces de parole de la prendre ou de la faire porter.

Les personnages et leurs autrices et auteurs nous aident en effet à nous exprimer et à parvenir à une meilleure compréhension de situations qu’on se représente généralement au détour d’une conversation, à la lecture d’un article de journal ou lorsqu’on regarde un reportage. Leur portée et leur agentivité sont ainsi métacritiques, à la manière du souvenir, de l’impression qu’on peut garder d’une personne ou d’une expérience, qui nous amène à mettre en perspective nos habitudes. Cela dit, les fictions contemporaines rendent rarement justice à ces expériences mieux décrites par la non-fiction: il y a beaucoup plus de représentations spécistes avec des narrations par des animaux anthropomorphisés qu’il n’y a de représentations antispécistes par des formes d’art variées qui proposent la reconnaissance des personnes animales non humaines comme des êtres sensibles.

Je tâche ainsi de me souvenir d’éléments qu’il me semble pertinent de rapprocher de la contestation politique de Notre-Dame-des-Landes, dans le département français de Loire-Atlantique, une longue occupation (entre 2014 et 2018) qui visait à empêcher la construction d’un aéroport qui aurait impliqué la destruction d’un milieu humide. Cet aéroport aurait été plus ou moins utile dans la région alors que les milieux humides, bien que fragiles, rendent de nombreux services écosystémiques. Ils participent notamment du cycle géochimique du fer et du méthane, et à la fructification du mycélium de la fonge en maintenant les microclimats voisins plus humides et donc plus propices à la croissance de différentes espèces de champignons qui soutiennent le réseau trophique. Lorsque je suis chez moi, à la campagne, je suis à quelques minutes de marche d’un milieu humide de la forêt boréale, qui présente la spécificité de connaître l’hiver, d’abriter les animaux qui y hibernent, ceux qui y hivernent et ceux qui traversent l’hiver grâce à leur résistance aux basses températures, pour autant qu’ils aient accès à de l’eau non gelée. Il y a ainsi pour moi un rapport entre ces lieux: entre la représentation qu’on peut se faire des milieux humides en général en fonction de nos connaissances, et les milieux réellement menacés à Notre-Dame-des-Landes. Je me demande d’ailleurs de quelle protection disposent les milieux de vie avoisinants face à de futurs projets de développement, et ma vigilance m’invite à entreprendre des démarches par rapport à de tels projets aux conséquences écologiques néfastes. Une promenade me permet de remarquer le développement des projets d’urbanisation des forêts aux alentours de chez moi et d’anticiper les transformations urbanistiques post-Covid sur la Rive-Nord de Montréal, dans les Laurentides et dans Lanaudière, régions qui ont accueilli beaucoup de montréalais.e.s en télétravail.

L’écriture essayistique, développée sous forme de journal, se concrétise différemment de l’écriture dissertative. Je n’ai pas à déterminer un parcours d’argumentation pour supporter par des citations la réflexion que je mène, car je retrouve dans le texte en construction des effets de sens par des réorganisations de syntagmes, de syntaxe, de paragraphes… Je pense à l’argumentation des militant·e·s marginalisé·e·s et à sa recomposition par l’écriture dramatique documentaire. Plutôt que de viser une situation de communication universitaire, j’envisage des espaces théâtraux et municipaux militants dans lesquels s’opèrent différentes luttes sociales.

Écologies américaine, française, québécoise, européenne

Une tentative de retracer des fragments d’histoire des luttes écologistes, surtout américaines, dans certains recueils de textes écoféministes récemment parus en France, nous transpose dans une temporalité de réception parallèle à celle des nouvelles sur les occupations en territoire français, qui ont un tout autre héritage politique et intellectuel à porter. Les ancrages et les motivations sous-jacentes à ces engagements ne sont pas les mêmes que ceux rencontrés dans les textes. La mémoire de ces luttes est ainsi démultipliée par le travail de sélection des textes, de direction éditoriale et de présentation, comme celui d’Émilie Hache, aux éditions Cambourakis, qui invite les lectrices à se réclamer de l’écoféminisme. Son travail engagé et déterminant, dans l’état des luttes écoféministes internationales, permet de rapprocher dans l’anthologie différents espaces, en les reliant par leurs références communes et leurs propos, même si les pratiques qui y sont décrites sont éloignées aussi bien temporellement que géographiquement. Contrairement à ce que Myriam Suchet proposait en disant que les mots étaient privés de valeur fiduciaire (10), Hache engage une fiducie qui vient soutenir et faire fructifier un capital social, politique et littéraire, et présenter différents aspects des formes de vie ou des distinctions dans celles-ci, en fonction de contextes, de prises de responsabilité et d’engagements variés. Au regard de nos luttes locales, ce qui perdure comme maillages culturels et intellectuels à travers cette circulation des informations par la traduction et l’édition, mais aussi par la diffusion (tantôt matérielle, tantôt numérique) des textes, constitue un ensemble de significations importantes à explorer depuis nos formes de vie respectives. Comment apprendre de ces expériences multiples? Y a-t-il des solidarités à développer, ou bien l’action écologique présente-t-elle une logique différente de celle de l’occupation? Il faut aussi inclure une réflexion sur le capital de mobilité et la semi-perméabilité des espaces pour les privilégié·e·s qui sont pourtant des frontières menaçantes pour les migrant·e·s.

À part naviguer sur le web et acquérir des nouveautés en librairie, j’ai aussi commencé, ces derniers étés, à fréquenter le milieu antispéciste québécois, bien que j’aie commencé à être intéressé par l’écologie et l’environnementalisme en 1990, par le végétarisme en 2000 et que j’aie débuté ma transition vers le véganisme en 2006. J’ai ainsi rejoint le groupe des Estivales québécoises de la question animale, il y a quatre ans, pour animer un atelier de création littéraire antispéciste et pour faire des communications scientifiques avec des jeunes chercheuses et chercheurs, des enseignant·e·s et chargé·e·s de cours, des philosophes et conférencier·ère·s, ainsi que des véganes et antispécistes de tous âges provenant de plusieurs villes du Québec et de leurs banlieues: Sherbrooke, Québec, Montréal et Gatineau. Cela dit, les chercheuses et chercheurs du Québec en éthique animale, informé·e·s du déroulement des Estivales françaises de la question animale, ont mieux accueilli les revendications de nature intersectionnelle que plusieurs participant·e·s ont exprimées (en tant que panélistes, animatrices et animateurs, ou conférencières et conférenciers) que ne l’ont fait les participant·e·s aux Estivales françaises, où la dimension intersectionnelle des luttes a été rejetée, autour de 2018. Ce rejet a produit un schisme au sein du groupe français qui a contribué au fil des années à creuser la différence avec la version québécoise des Estivales, qui est plus proche des luttes américaines.

S’il y a parfois certain·e·s antispécistes qui ne sont pas véganes, ou bien certain·e·s véganes qui ne sont pas antispécistes, il arrive aussi que ni les un·e·s ni les autres ne soit environnementalistes. L’objectif de présenter les luttes pour la reconnaissance des droits animaux qui veulent changer les législations et les politiques les oppressant et d’atteindre différents autres objectifs, c’est d’arriver à problématiser le véganisme sur le plan social avec une certaine autonomie. En passant du végétalisme au véganisme, cette éthique de vie qui est aussi une forme de vie altérant la norme omnivore, il est devenu possible de dépasser la seule question du régime alimentaire pour intégrer les refus de s’engager dans toute forme d’oppression, d’exploitation et de violence à l’égard des animaux. Par exemple, la reproduction forcée de la vache et la stimulation artificielle de la ponte des poules détenues par l’industrie alimentaire et les éleveurs sont incluses dans les activités contre lesquelles luttent les véganes, contrairement aux végétarien·ne·s qui peuvent souhaiter seulement leur réforme ou qui transitent progressivement vers le véganisme. Les véganes s’abstiennent d’acheter des lainages et des cuirs animaux, et aussi de récolter et de consommer du miel. La récolte de miel sur les toits de l’université (Suchet, 2016: 40), puisqu’elle est nuisible aux abeilles, peut être critiquée en tant que stratégie d’écoblanchiment. Il faut comprendre que, dans la nature, il est rare que même 10% de la production de miel des abeilles leur soit dérobé par d’autres espèces. Les humains sont malheureusement plus avides. Certain·e·s végétarien·ne·s se retrouvent ainsi à adhérer partiellement à l’éthique végane pour des considérations antispécistes. D’autres personnes, carnistes, soutiennent aussi des arguments antispécistes pour des raisons morales. Les personnes omnivores ou carnistes de différentes traditions culturelles peuvent arriver à admettre la validité des arguments antispécistes en déconstruisant les sophismes et les formes de vie et de langage menant à l’exploitation animale, ce qui peut les amener à reconnaître les privilèges économiques facilitant l’accès à une alimentation végane. Cela dit, il faut ouvrir la réflexion sur cette forme de vie dans une perspective intersectionnelle, puisqu’il faut savoir que certaines personnes ne sont pas véganes en raison d’un choix permis par leur privilège économique, mais à cause de la pauvreté endémique, d’un manque d’accès aux animaux ou aux produits alimentaires et non alimentaires issus de leur exploitation et de leur abattage spéciste. Leurs revendications soutiennent qu’il n’est pas nécessaire de limiter le prix des aliments issus de l’exploitation animale, mais plutôt de subventionner et de soutenir l’agroécologie végane. La théorie féministe intersectionnelle américaine (Williams Crenshaw, 1995), dans ses affinités avec l’antispécisme contemporain, aide aussi à éviter les comparaisons racistes lorsqu’on se porte à la défense des droits animaux. Malgré l’indiscipline de certain·e·s cybermilitant·e·s véganes, avec les années, la dimension intersectionnelle de la lutte a rejoint les valeurs des militant·e·s. L’intersectionnalité influence donc la nature de l’argumentation antispéciste, et cela fait partie du travail de reconnaissance des privilèges dont on dispose que de faire l’effort d’en tenir compte. Apprendre à reconnaitre progressivement nos privilèges spécistes peut aussi favoriser la prise en compte des arguments antispécistes: l’antispécisme, dans sa dimension intersectionnelle, récuse l’animalisation des personnes racisées et engage des réflexions sur le refus de soutenir l’agriculture carcérale américaine et son industrie, de même que sur le refus de l’exploitation des travailleurs et travailleuses migrant·e·s par les producteur·rice·s maraîcher·ère·s locaux·ales ou par les mafias internationales. Il est important que les personnes racisées (incluant dans une certaine mesure les personnes passant pour blanches ou celles de certaines origines ethnoculturelles plus marginalisées pendant certaines périodes historiques ou dans certains endroits) soient libres de faire le choix de l’antispécisme et du véganisme sans s’exposer à la végéphobie. Nous pourrions reprendre la distinction utile de Johan Galthung entre la violence directe et la violence structurelle (1969) ou bien la notion de microagressions dans la théorie psychiatrique de Chester M. Pierce (1970), remobilisée en sociologie, pour comprendre le harcèlement végéphobe et les discriminations qui surviennent ou s’accentuent quand il faut réaffirmer socialement avoir fait le choix de l’antispécisme et du véganisme: grossophobie, lookisme, sexisme, queerphobie, etc. L’antispécisme est en quelque sorte au véganisme ce que ce dernier est au végétalisme qui l’a précédé: une «forme […] déjà porteuse de distinction […], d’un début de tentative de proposition» politique (Suchet, 2016: 13). Depuis sa conceptualisation, c’est une pratique qui se développe, et on se dispute à propos des limites de sa portée. Bien souvent, l’espace médiatique limite l’étendue des concepts en nous donnant à peine le temps de les explorer dans un article ou reportage, plutôt que d’en permettre le déploiement. On va organiser le concept en tendances, en périodes, par origines, plutôt que de le développer dans sa pleine extension. Sinon, on reproche aux militant·e·s de ne pas avoir une pensée suffisamment unifiée, ou encore on institutionnalise celle-ci dans un cadre national plus restreint. Pourtant l’indiscipline, chez Suchet, «s’expérimente […] et c’est son impact qui la fait exister» (6). Les consortiums médiatiques, leurs lignes éditoriales, présentent donc une certaine gouvernementalité médiatique caractérisée par un désembrayage du politique et des récits qu’ont en fait pour imposer un système politique hégémonique. Cela dit, le débrayage de grève ou d’occupation permet d’embrayer des discours de contestation et d’analyse du social et de se positionner contre le discours médiatique lacunaire. De même, dans l’institution universitaire, il est possible de discuter d’antispécisme en fonction de diverses perspectives disciplinaires de manière plus rigoureuse.

Ainsi, c’est par indiscipline disciplinée ou par discipline indisciplinée que les réseaux sociaux sont mobilisés pour l’information et la dénonciation qui se réalisent par des publications, par le partage d’articles et de commentaires et de signalements ainsi que pour l’organisation de mouvements et d’événements. Les différentes personnes sensibles à ces causes useront de diverses tactiques pour développer leur véganisme, leur antispécisme (ou leur véganisme antispéciste) ou encore leur environnementalisme, ou bien même l’ensemble de ces luttes. Les conflits ne se retrouvent pas seulement entre omnivores et véganes, mais aussi dans ces différents groupes affinitaires qui priorisent les luttes de leurs membres. Généralement, les médias grand public préfèrent représenter la conflictualité et rendre les véganes responsables d’intimidation et de cyberharcèlement, dans un contexte de promotion du spécisme par le capitalisme, les lobbys et le capitalisme de plateforme –un spécisme qui concerne des discriminations à l’égard des animaux, qui conduit au traitement différencié dont les animaux font les frais. Les contextes dans lesquels les animaux de différents sexes sont maltraités indiquent souvent des violences dirigées aussi contre les femmes et enfants. C’est une raison de plus pour refuser la maltraitance animale, ne serait-ce que dans sa représentation, à cause des effets psychosociaux de la normalisation de la violence, en tant qu’agent stresseur. Dans une perspective abolitionniste à l’égard de la domestication animale, on peut critiquer le manque de connaissances zoologiques appropriées par les adoptant·e·s et les soignant·e·s adultes et enfants, et par les personnes âgées en perte d’autonomie qui adoptent et soignent des personnes animales non-humaines. Ce manque de connaissances se traduit souvent par une domestication néfaste, par une aliénation de l’animal et, sur un autre plan, par une transformation des comportements humains dans leurs rapports intersubjectifs. Il importe donc de considérer les formes de vie humaines comme hybrides, historiquement influencées par la domestication et l’exploitation animale, et par la cruauté et la violence à l’égard des animaux. L’opacité entourant la question animale dans différents milieux sociaux n’aide pas à instaurer un contre-pouvoir utile et solidaire. Bien qu’elle soit utile comme tactique de lutte contre les médias dans les occupations: elle cause plutôt la persistance d’oppressions qui doivent cesser le plus tôt possible. Il devient nécessaire de développer une double stratégie légitimant les luttes antispécistes et écologiques d’une part, et soutenant les tactiques des militant·e·s, d’autre part.

Zone libre

Pour les personnes queers de couleur en lutte pour leurs droits, aux États-Unis, il n’y a pas grand-chose à espérer des universitaires, souvent blanc·he·s et privilégié·e·s, qui se retrouvent avec une carrière bâtie sur le dos des communautés marginalisées –un peu comme les théoricien·ne·s vampirisent parfois les artistes, mais avec des conséquences, quand vient le renouvèlement des politiques publiques, sur leur accès aux soins de santé, aux emplois, aux logements et aux installations sanitaires. Des personnes trans en situation culturelle minoritaire sont ainsi à la fois heureuses et contrariées, car s’il y a des nouveaux termes pour désigner leurs réalités, ce ne sont pas leurs mots qu’on emploie, mais des mots et concepts qui leur sont étrangers, qu’elles ne comprennent pas nécessairement et qu’on leur impose. «Si tu corresponds à cette catégorie, leur dit-on, il faut t’autodésigner de cette manière-là»: une manière de Blanc·he·s. Les histoires des universités européenne et américaine remontent à loin derrière nous et sont méconnues; elles ne sont mêmes pas familières à leurs actrices et acteurs. En somme, elles sont mal servies par les gouvernementalités (Foucault, 1979), ces manières de penser et de réaliser l’organisation politique. On ne comprend plus cette parole parlée par ces anciennes élites qui n’ont plus le pouvoir d’antan depuis la montée du capitalisme. On oublie cette constitution des savoirs de ces élites dans son mouvement vers l’autre, alors que celui-ci ne souhaitait pas connaître leur culture. On se retrouve aujourd’hui à une époque où les technologies permettent de consigner et de partager intimement des savoirs, et où l’indiscipline des pratiques, malgré ses conséquences, porte fruit sur le plan de la tolérance et de la compréhension. La sociologie des mouvements sociaux, celle des militantismes, des engagements, n’échappe pas non plus à ces pièges théoriques rencontrés par les théoriciennes et théoriciens des réalités des minorités sexuelles et affectives, ni au défi de ne pas trahir ce qui est décrit et étudié. Il ne faut pas imposer ce qui est dit à propos de celles et ceux qui sont en lutte, les effacer de l’histoire et remplacer leurs vécus par le compte-rendu qu’on se fait des événements, pour les pair·e·s. La notion de forme de vie, même si elle vient de Wittgenstein qui faisait partie de cette élite universitaire, a au moins l’avantage de placer la vie et le langage à l’avant-plan, dans une portée métacritique qui favorise l’écoute de celles et ceux qui s’expriment en leur nom. Elle ouvre à tout le moins des possibilités de guérison et de compréhension, de même que des possibilités d’exprimer de la colère, comme nous le demandent entre autres certaines féministes et Autochtones.

À la Maison de la grève citoyenne et étudiante de 2012 sur le territoire kanien’keha:ka de Tio’tia:ke et anishinaabe Mooniyang – Montréal, le mot d’ordre était de partager nos récits, de multiplier les points de vue sur les événements liés à la grève, pour valoriser leur diversité, les consolider devant les possibilités de récupération, pour qu’ils nous deviennent familiers à chacun en allant à la rencontre de l’autre: l’autre étudiante ou étudiant en grève, d’un autre programme, d’une autre faculté, d’un autre pays; ainsi qu’à la rencontre de la ou du chargé·e de cours ou professeur·e allié·e·s. C’est un tissage interdisciplinaire qui s’opérait. Toutefois, même après que des critiques aient été faites sur la quasi-absence des personnes de couleur dans les rangs des grévistes (au point où on n’oublie pas les quelques grévistes de couleur que l’on connaît), la dimension montréalo-centrée du mouvement, même «uqamo-centrée» (l’UQAM est une université du réseau de l’Université du Québec), demeurait prédominante. Il en était de même de la non-reconnaissance des nations autochtones et de leurs territoires traditionnels non cédés, et de l’absence de manifestations dans les quartiers ethnoculturels qui auraient pu rallier des franges de la population gardées en marge des débats par des médias complices des politiques gouvernementales. Les marges des organisations officielles étudiantes demeuraient elles aussi peu disposées à inclure les étudiant·e·s racisé·e·s, pourtant tout aussi concerné·e·s par la gratuité scolaire, alors qu’elles assuraient un certain succès dans l’inclusivité intergénérationelle. Ce n’est pas parce que, en tant que Canadien·ne-français·e ou Français·e, on vit à Montréal depuis quelques années, depuis qu’on a commencé à y étudier, qu’on est devenu·e·s montréalais·e·s ou que notre participation au projet décolonial doit se limiter à la reconnaissance du seul territoire de l’archipel d’Hochelaga. Les familles québécoises, canadiennes et américaines ont obtenu des privilèges de la double colonisation et de la création de réserves pour les nations autochtones, et le travail de reconnaissance de ces privilèges aidera peut-être à sortir du discours victimaire de certains nationalismes pour s’engager dans des décolonisations, restitutions, reconnaissances, métissages et solidarités effectifs. La posture des antispécistes et véganes à l’égard des peuples autochtones doit intégrer et reconnaître leur droit à l’autodétermination, et exiger que les gouvernements nationaux leur accordent. Il est important que les dimensions antispécistes et véganes des cultures autochtones soient reconnues et que les Autochtones sensibles à ces prises de position soient encouragé·e·s à s’exprimer, et qu’ils·elles soient écouté·e·s et lu·e·s. Quelques rares textes circulent déjà. Ces prises de paroles sont très importantes pour comprendre que le respect des souverainetés autochtones n’implique pas nécessairement un soutien au carnisme spéciste traditionnel et que les antispécistes blancs et allochtones de couleur peuvent respecter les luttes des Autochtones véganes pour amener elles et eux-mêmes ces thèmes dans leurs communautés, en plus d’encourager la mobilité autochtone et de soutenir les luttes pour plus de justice sociale et économique dans ces communautés.

Dans pareils contextes, la réception de la production intellectuelle européenne ne peut se faire sans précautions. Transposer la sociologie de l’occupation de Sylvaine Bulle (2018) en contexte américain, québécois, c’est la transposer en contexte colonial. On connaît depuis longtemps le rôle des moyennes puissances comme le Canada dans le maintien de certains rapports des puissances européennes avec le Sud global. On connaît aussi depuis Noir Canada, cet essai d’Alain Deneault écrit en collaboration avec Delphine Abadie et William Sacher paru aux éditions Écosociété en 2008 et ayant fait l’objet de poursuites judiciaires, les pays où la législation favorise les minières à extraire et exporter leurs ressources, tout en les laissant s’approprier les revenus qui en découlent. On se rappellera la poursuite bâillon de 5 millions de dollars contre les auteur·e·s –qui n’est rien en comparaison avec l’ensevelissement vivant des mineurs qui occupaient la mine tanzanienne de Barrick Gold. Bien qu’il semble que la situation ait évoluée depuis les quatre dernières années, elle a été très longtemps caractérisée par l’impunité et les pratiques capitalistes extractivistes laissant les pays exploités dépouillés de leurs ressources, situation qui empire celle déjà déplorable de l’exploitation salariée au cœur des autres tragédies que vivent les travailleuses et les travailleurs dans ces mêmes pays. Une politique de ces formes de vie sous le sémio-capitalisme ne peut faire l’économie ni de la dimension légale, raciste de manière systémique, que l’on rencontre à l’international sous l’effet des politiques canadiennes à propos desquelles il nous est moralement demandé de nous positionner, ni de celle que l’on rencontre aussi sur les plans nationaux, régionaux et locaux.

Les Vegan Voices of Color, les Fat Vegans et aussi les véganes racisé·e·s sont parfois moins radicaux·ales, mais participent des diversités démocratiques internationales. La critique de l’endoctrinement masculiniste marxiste et anarchiste demeure encore présente de nos jours. En somme, ce qui peut sembler une situation insolvable est en fait une situation assez positive, vu le nombre de personnes positionnées politiquement dans ces carrefours de luttes. De même, le nombre de véganes augmente, et leur accès à une information de qualité est facilité, même si l’édition essaie de profiter économiquement de la tendance politique. Cela dit, la politisation des véganes s’est opérée dans différents contextes au fil des ans, et la diversité interne indique aussi un certain manque de transmission culturelle intergénérationnelle qui pourrait être favorisée par des programmes universitaires d’études animales, par exemple, ainsi que par la gratuité scolaire, pour laquelle des véganes, des antispécistes et des écologistes ont lutté, afin que l’accès à une éducation à ces réalités soit encouragé et favorisé par nos institutions, plutôt que dévalorisé et opprimé par leur conservatisme. Pour le moment, les politiques développées pour les personnes queers de couleur, racisées et migrantes le sont aux risques des communautés marginalisées, que ce soit en fonction de leur identité de genre, leur identité politique ou de l’intersection de ces identités qui exposent les membres à d’autant plus de procédures et d’oppressions. C’est pourquoi les demandes d’exercice de la démocratie directe demeurent; c’est pourquoi il faut se former, se «capaciter» et demeurer en lutte. La judiciarisation et l’oppression étatique par des politiques rétrogrades ainsi que l’exercice de la brutalité par l’appareil d’État précarisent les formes de vie engagées, militantes, émergentes et antispécistes… En ce sens, le refus propre à la forme d’occupation préconisée par Bulle est aussi propre à la forme contestataire, pétitionnaire, zélée…

De l’acteur·rice au masque d’énarque

Je me suis demandé si je souhaitais partager la vidéo promotionnelle de l’École nationale d’administration française et un extrait d’un film reproduisant un concours d’entrée pour cette école, car les masques sociaux tombent sous l’usure de la pratique politique. Les paramètres de la lutte dans la forme-occupation spécifiés par Bulle pour délimiter la diversité des autonomies des Zones à défendre engendrent un désaveu à l’égard des administrateur·rices. Il faut aussi parvenir à éviter l’onde de choc psychosociale de la violence étatique perpétrée à l’international ainsi que ses effets sur nos actions et nos vies: il faut éviter la consolation de la comparaison avec les malheurs des communautés politiques alternatives et dégager des solidarités fortes et responsables, en respectant les demandes des organisations afin de ne pas compromettre leurs activités par une surmédiatisation. Ces organisations doivent nécessairement demeurer opaques pour assurer la sécurité de leurs membres et des personnes qu’elles protègent, comme dans le cas des milieux queers après le Printemps arabe. Il faut engager des diplomaties exigeantes, à l’image du Royaume-Uni dans sa défense des personnes LGBTQIA2S+: c’est-à-dire lesbiennes, bisexuelles, gaies, transsexuelles et transgenres, en questionnement par rapport à leur identité sexuelle et de genre, intersexuelles ou asexuelles, bispirituelles, ou encore situées d’une autre manière dans l’ensemble des possibilités de la diversité allosexuelle –ou, pour les personnes qui ajoutent des revendications politiques à ces identités, tout simplement queers, c’est-à-dire différemment étrangères aux normes hétérosexuelles et cissexuelles, c’est-à-dire aux normes des personnes s’identifiant en fonction du sexe qui leur a été attribué à la naissance et à une orientation sexuelle les engageant à des partenaires complétant leur binarité. Il faut plus de diplomates comme l’ambassadeur du Royaume-Uni en Russie qui a demandé la fin des persécutions de l’État russe et des populations queerphobes envers les communautés marginalisées des minorités sexuelles et affectives de ce pays. Leur rassemblement dans certaines villes, dont Saint-Petersbourg, aide à réduire le nombre de discriminations vécues, les dangers rencontrés, tout en préservant leurs sociabilités. Il permet aussi de tisser, de renforcer et de maintenir des liens intersectionnels entre les luttes de revendications queers, véganes antispécistes et anarchistes et se déroule dans l’espace cosmopolite des métropoles du véganisme, avec Berlin.

Parmi les stratégies que nous pouvons employer localement, en tant que sémioticien·ne·s, pour résister politiquement en fonction de nos convictions, il y a l’exercice d’une attention à la sémiotique de la légistique. Cette discipline porte sur la rédaction des lois, à partir de laquelle se développera l’interprétation des juristes et des juges dans leurs plaidoyers et leurs verdicts, ainsi que celle des parlementaires lorsqu’ielles se les approprient. Enseigner la sémiotique peircéenne présente des défis: il faut cerner le contexte de la sémiotique administrative des universités et l’aspect diagrammatique des formulaires pour évoluer dans un cadre signifiant avec des légisignes opératoires, plutôt que de les présenter dans les cours de manière désembrayée. La question docimologique, cette science d’évaluation des examens, peut aussi retenir notre attention. On peut faire la grève comme sémioticien·ne, faire du terrain. Faire du zèle. Ça peut dégager d’autres perspectives formelles. Dans un tel cadre, on peut réfléchir à l’effet possible que produirait une scolarité non végane et non queer sur la performance des étudiant·e·s et chercheur·euse·s qui expérimentent ces vécus. Quelle aurait été l’issue de l’éducation, de la pédagogie, dans cette perspective? Aurait-elle permis une meilleure transmission culturelle intergénérationnelle? Quelles sémiotiques et politiques est-il possible de constituer en groupes affinitaires? Entre Berlin et Saint-Pétersbourg, les politiques véganes antispécistes et intersectionnelles continuent d’influencer l’Europe et la France. Le milieu militant est une auberge espagnole. La rétroaction des pratiques d’engagement peut prendre une dimension cybernétique pour la vie et ses formes. Ainsi, l’objectif à réaliser sur le plan agricole demeure l’atteinte d’un nutriôme éthique: il est possible d’accomplir cet état de nutrition idéal du corps par la consommation d’aliments diversifiés dans le cadre d’une alimentation complètement végane. La nature de cette forme d’engagement, de cette

forme de vie autonome ou insurrectionnelle, ne se limite pas à être une taxinomie ou une formule. Elle se caractérise par l’indissociabilité entre fins et moyens, par une capacité à lier des formes entre elles sans que ne soit jamais rendue possible la constitution d’un sujet politique collectif unifié. De même, ce qui donne sens à une occupation est le fait d’ouvrir une brèche dans le temps et l’espace et d’inaugurer un commencement nouveau par où l’imprévisible peut naître, quelque part à l’intersection de forces. (Bulle, 2018)

Adoptant une posture critique s’appuyant sur l’appel à la nouveauté qui relaie le souhait d’une éducation populaire et d’une poursuite de certaines pratiques politiques, on peut placer en tension ces militant·e·s avec les administratrices et administrateurs issu·e·s des écoles nationales d’administration publique qui leur résistent plutôt qu’avec les forces de l’ordre. Cela permet de discerner qui a le monopole étatique de la violence contre ces citoyennes et citoyens, ces réfugié·e·s, dissidentes et dissidents. On peut se demander plus encore quelle carrière politique il y a pour les anarchistes. Quelle politique de carrière y a-t-il pour elles et pour eux? Pourquoi l’administration publique ne pourrait-elle pas, après tout, apprendre des anarchistes? Que pourraient apprendre les anarchistes de ces administrateur·rices, outre la répression politique par les policières et policiers, par les médias corporatifs et les juges? C’est qu’«on n’a pas deux cœurs, un pour les animaux et un pour les humains. On a un cœur ou on n’en a pas», écrivait Alphonse de Lamartine. On peut se demander si les antispécistes, par rapport à une zone à défendre en milieu humide, préconiseraient aussi la forme-occupation. À notre époque, il paraît même ridicule de devoir encore se mobiliser quand les connaissances écologiques sont déjà disponibles. Après tout, l’université enseigne le droit animalier, le droit environnemental… Comment se fait-il que les administrateur·rices n’aient pas appris, à partir des expériences de municipalisme libertaire, d’écovillégiature, à permettre l’émergence politique des communautés, par des écoféminismes intersectionnels, par des critiques décoloniales, par la confrontation des empreintes écologiques et empreintes coloniales des lieux habités ou défendus? Dans certains contextes, même écrire sur l’opacité n’est pas toujours possible. Il arrive qu’on ne puisse pas raconter un récit de contestation sans courir le risque de compromettre une personne en lutte et de l’exposer à la judiciarisation. «L’opacité des tactiques ambivalentes» et «l’exercice critique du désœuvrement» (Bulle, 2018) permettent des résistances concrètes à la mise en récit, qui «capacitent» la mobilité et la plasticité des êtres, mais elles indiquent aussi l’intensité des oppressions étatiques et les risques de judiciarisation. Les formes essayistiques et dissertatives sont ici intéressantes par le dépassement réflexif des actes d’administration et de répression qu’elles permettent. Pour Bulle, c’est au prix de cette opacité qu’il y a une durabilité de la forme contestataire et que le maintien d’une posture sociale de retrait engagé dans le conflit persiste.

[Ces] forme[s]-retrait[s] [sont, pour l’autrice, une] des qualifications politiques permettant de définir cet ensemble assigné par le «dehors» capitaliste et par l’État [spécistes], pour affirmer de nouveaux gestes [antispécistes intersectionnels], correspondant aux régimes d’être propres à l’autonomie, dans ses composantes larges, ou, pour certains et certaines, propres à l’utopie réelle. […] La forme-occupation […] illustre [ces] forme[s]-retrait[s]qui consistent à libérer des espaces ruraux des projets d’aménagement capitaliste et donc, à se replier en dehors des territoires métropolitains. (Bulle, 2018)

C’est un «retrait engagé, offensif, positionné contre…» (Bulle, 2018) qui peut donc se faire antispéciste et, plutôt que de proposer un retour à la terre, il présente une occasion de rendre la vie signifiante pour soi en mettant de l’avant des formes de vies mobiles et plastiques, dans leur évolution et spéciation. Cette occasion nous amenerait à nous interroger sur l’espèce d’évolution, de spéciation que nous pouvons trouver dans la proximité avec des animaux sauvages aux comportements acquis lorsque vient le temps de réfléchir à l’adaptation en cours et à venir, face aux conséquences de l’anthropocène. Quel nouvel ensauvagement attend ces espèces, comment vont se dérouler leur expérience de retour aux espaces sauvages, en apparence désinvestis par l’humain? Sur le plan humain, Bulle propose la «coexistence de deux registres de la critique radicale». (2018) D’une part, il y a «le débranchement des fonctions “policières” (au sens institutionnel) et marchandes» et, d’autre part, «l’intensification du proche, de l’ordinaire et du sensible». (2018) Les formes accomplies de l’occupation sont, matériellement et symboliquement, désassignées d’une signification présupposée par l’ordre social et par la société marchande ou salariale. Elles impliquent que les acteurs·rices se soustraient aux rôles et aux fonctions prescrits par la société pour agir de manière critique et soutenue. Les activités ayant lieu à Notre-Dame-des-Landes, qui consistent à répertorier la faune et la flore, montrent-elles un nouvel ensauvagement ou une réduction des populations due à l’augmentation de la concentration humaine aux abords de la zone à défendre? Jusqu’où peut-on défendre une zone humide avant qu’elle n’ait à riposter contre les humains qui la gardent? Est-ce que l’augmentation des populations dans la région favoriserait les contaminations par zoonose? Est-ce que l’augmentation du nombre d’animaux sauvages augmenterait le nombre d’incidents et de contaminations des humains? On ne peut pas s’improviser écologistes ou naturalistes, et les personnes engagées dans une pratique anarchiste de care, ici envers des espèces et un milieu, font bien de demander de l’aide d’expert·e·s environnementaux·ales. Cela dit, il demeure un risque, sur le plan de la gestion générale de l’environnement, qu’on se retrouve à mettre autant d’efforts sur une seule zone à défendre, par métonymie, plutôt que sur l’ensemble du territoire avec ses milieux spécifiques et la fragmentation de leur continuité écologique. La possibilité de produire un effet inverse et de causer des problèmes ailleurs est grande en dissociant les compétences des lieux de leurs formes-de-vie habituelles. C’est ce qui peut arriver lorsqu’on concentre par exemple ces compétences sur la forme-occupation qui établit un rapport au territoire comme un lieu qui s’expérimente par essais et erreurs, alors que la situation climatique et l’extinction d’espèces invitent plutôt à se baser sur les savoirs et les expériences déjà historiquement acquis pour réduire ces risques. À propos de la forme de l’occupation, Bulle propose de retenir qu’il s’agit de la forme de vie de l’excès. En effet, à notre époque, l’excès est caractéristique de l’augmentation de la classe moyenne qui relie le capitalisme à une augmentation de la consommation alimentaire carniste. Dans ce cas, comment pourrait-on ériger en habitudes les efforts nécessaires pour ne pas se participer à cette augmentation? Il faut proposer d’apprendre à déchiffrer les signes, à découper les plages temporelles, à progresser dans nos tâches; il faut prendre la mesure de la forme de vie insurrectionnelle.

Est-ce cet apprentissage est une fiction théorique commode pour celles et ceux qui parlent de ces formes de vie? Est-il un rituel de passage pour des militant·e·s dans leurs parcours permettant leur cooptation dans des structures affinitaires et un passage vers des rôles comme celui de «super-militant·e», terme que nous propose la critique de l’emploi du temps de parole dans les milieux militants étudiants uqamiens? Est-ce que la présence à Notre-Dame-des-Landes ou la participation à une forme-occupation sont nécessaires pour établir la crédibilité ou augmenter la popularité de l’interlocutrice ou de l’interlocuteur? Autrement dit, s’agit-il d’une simple question de «recitation» par la communauté de recherche et par les groupes affinitaires, basée sur des formes de pratique de reconnaissance entre chercheuses et chercheurs qui y étaient, qui vivaient l’histoire en marche? Quelles sont ces façons de faire du commun, de soulever nos puissances de vie, et qui privilégient-elles? Les personnes faisant face à des oppressions intersectionnelles y bénéficient-elles d’avantages dont la société civile les prive? Quel rôle ces formes-occupations remplissent-elles dans la fabrication de nos vies et de nos récits de vie? On pourrait inclure dans ces formes une approche guattarienne et porter notre attention sur les niveaux micro, mezzo et macro de ces politiques. On se doit d’être critiques de ces exploitations animales qui ne distinguent pas l’agriculture de l’élevage, et de préférer retrouver des zones autonomes temporaire véganes chez des groupes affinitaires plus proches de Hakim Bey. Ou encore, donner suite à l’éthique de la transparence développée brièvement par Fontanille dans ses Formes de vie.

Dans leur utilisation de l’arbre comme l’animal, en tant que milieu de vie dans la forme occupation en zone à défendre où il rejoint les matériaux récupérés de l’habitat où il se tient enraciné, les zadistes pratiquant l’architecture indisciplinée font preuve d’antispécisme. Il serait possible de développer des pratiques analogues, depuis la cité et ses banlieues, et d’amener l’agriculture comme forme de vie dans les jardins urbains.

Dans le passage d’une Zone À Défendre aux ZAT

Il est intéressant que la zone occupée, en tant que nouveau lieu mémoriel préféré à la municipalité et ses communes limitrophes, ne soit pas un ancien lieu de guerre interétatique et qu’elle dynamise plutôt la région.

Ici les migrant.e.s, les agricult.rices.eurs, les féministes, n’agissent pas au nom de l’archaïsme des sociétés agraires mais au nom de forces émancipatrices. Ils et elles tracent un autre plan d’organisation, immanent et horizontal, qui contrecarre les différentes matrices étatiques. En ZAD, le va-et-vient permanent entre l’intérieur et «les communes amies» installe une configuration indemne de tout essoufflement, de toute asphyxie ou détournement de l’occupation, de toute sclérose, comme en témoignent les incessantes allées et venues de personnes, acteurs, occupants et paysans, en particulier à NDDL. (Bulle, 2018)

La contestation favorise ainsi davantage la région que le projet d’aéroport ne l’aurait fait. Il y a une non-représentation, par l’homme de paille étatique et ses pouvoirs, par la démocratie élue et son monopole de la violence, des devenir-animaux, antispécistes, des devenir-territoires écologiques, éco-féministes et masculins mutagènes. Avec son texte sur la forme-occupation, qui se conclut par un retour aux Zones d’Autonomies Temporaires présentées par Hakim Bey en 1991, Sylvaine Bulle, professeure de sociologie des conflits et de la violence politique, qui préconise une approche pragmatique, au sens philosophique, nous amène du festival Burning Man aux occupations, en passant par les utopies pirates et les pages web dans lesquelles Bey encourage une désaliénation vécue au présent comme véritable tactique sociopolitique de résistance au contrôle étatique. Mais une question demeure dans tout ce que nous venons de dire: pourquoi la lutte pour la préservation d’un milieu humide doit-elle devenir prétexte à une forme-occupation? Quelle sémiose présente-t-elle?

Quelle insurrection pour l’insurrection?

Que peut-on et que doit-on comprendre de la posture universitaire de Sylvaine Bulle, membre facultaire du département de sciences humaines et de sciences sociales de l’Université de Paris Diderot, professeure de sociologie, dont le profil sur le site web Academia.edu indique 166 abonné·e·s, 36 abonnements, 3 730 vues, 36 articles, 1 article publié en tant que coautrice, 4 comptes rendus, 2 pré-papiers, 4 livres, 1 conférence? Ne joue-t-elle pas le jeu déjà joué de l’université, sans possibilité d’ouverture à des nouveaux possibles, pour reprendre à notre manière la formule de Fontanille dans son ouvrage Formes de vie? Plus près de nous au Québec, on interroge les ancrages disciplinaires et leurs indisciplines et on ne vise pas non plus la pureté militante. Valérie Giroux, chercheuse en éthique animale associée à l’Université de Montréal et coautrice du Que sais-je sur L’Antispécisme, critique l’attractivité de cette dernière et valorise plutôt le rôle de l’effet de masse par la multiplication des véganismes et antispécismes imparfaits. L’insurrection est ainsi indisciplinée, loin d’une ligne politique claire : elle est ramenée à ses effets de végétalisation progressive de la société. Bulle, en dégageant des formes de vie autonomes et des formes de vie insurrectionnelles, nous ramène à Sartre et à l’alliance des fins et moyens dans la multiplicité. Elle met en lumière une variété des sujets collectifs. Sur le territoire kanien’keha:ka de Tio’tia:ke et anishinaabe Mooniyang – Montréal, la CLAC (la Convergence des luttes anticapitalistes), propose une lecture de la diversité des tactiques politiques et valorise la forme-occupation comme forme-tactique, elle-même située à une intersection de forces.

À partir de la sociologie de la forme-occupation, on se retrouve ainsi avec des formes de vie connectées, qui prennent conscience de manière indisciplinée les unes des autres et s’influencent mutuellement. Avec l’APEU (Animal Politic European Union) qui rassemble les partis animalistes, en Europe; avec le Parti vert ou avec Québec solidaire et ses comités écologiste et décolonial, qui sont les énarques des ministères, qui représente ce fonctionnariat exerçant son pouvoir dans l’ombre de la représentation politique? Et comment l’articule-t-on avec ces initiatives de démocraties? Qui sont, sinon, ces autres chercheuses et chercheurs qui soutiennent ces formes de vie et leurs politiques de résistance, bien que les listes d’appuis pour la défense du milieu à Notre-Dame-des-Landes n’aient pas suffi à arrêter l’État… Quelque temps après le démantèlement du campement de la rue Notre-Dame, à Montréal, et la mort évitable d’un de ses campeurs, on garde une certaine posture critique à l’égard de l’administration Plante malgré ses promesses de gestion plus à gauche.

Lors des mobilisations de 2015, la lutte contre l’extraction des hydrocarbures en territoires autochtones, qui ignoraient l’exploitation animale dans les élevages qui est responsable de l’émission de gaz à effet de serre, aurait gagné à intégrer des revendications antispécistes dans son programme. Étant donné que l’alimentation végane, une alimentation végétale, nous permet de favoriser la captation des gaz carboniques et de réduire leur émission, ce seul engagement aidait à cheminer vers les cibles de réduction des gaz à effet de serre. Et il n’exige pas de pratiques difficiles, qui demandent un grand engagement ou des changements draconiens dans nos modes de vie. Il nous permet de trouver de formes d’émancipation et d’atteindre plus de bonheur. Pourtant, les milieux soi-disant militants demeurent à la traîne en ce qui concerne la continuité des luttes écologistes, antispécistes et véganes, et manquent des occasions historiques d’alliances intersectionnelles.

Alors que les enjeux de représentation demeurent politiques, il est important que les éléments présentés permettent une activité de réflexion et d’enseignement faisant preuve d’ouverture à l’égard de ces perspectives et discours, de manière à renverser progressivement les oppressions de toutes natures vécues par les étudiant·e·s, les jeunes chercheuses et chercheurs, les professeur·e·s et les chargé·e·s de cours que nous côtoyons.

Achevé d’écrire à Saint-Calixte

Bibliographie

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