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Du corps vécu au corps vu: une dislocation
Le présent article s’inscrit dans une perspective de recherche-création où l’écriture cherche à comprendre comment la visibilité affecte le rapport que le sujet entretient avec son corps. Entre intériorité et extériorité, sensation et image, le corps, lorsqu’il s’éprouve comme représentation, crée des dislocations que l’écriture sait reconnaître.
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«Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer des images1 COCTEAU, Jean. 1930. Le Sang d’un poète. France. 49 min..»
— Jean Cocteau, Le Sang d’un poète.
Le corps que nous avons
Parfois nous pensons à des choses de façon si attentive qu’elles semblent se matérialiser: l’horizon se vide et ce à quoi nous songeons devient ce que nous voyons.
Nous sommes à faire la vaisselle mais nous nous retrouvons en pleine mer, ou dans la maison de notre enfance; il n’y a personne aux alentours, or les gens avec lesquels nous discutions la veille se remettent à parler, puis l’homme qui maudissait la rue et ceux qui y passaient poursuit sa filée d’injures. La cuisine nous amarre, on pourrait dire que c’est là que nous nous trouvons, mais ce ne serait pas tout à fait vrai.
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Parfois aussi nous nous absorbons dans ce que nous regardons –défilement des vagues, voitures qui passent, grain du bois, photographies d’une enfance ou d’une jeunesse– et ce qu’il y a autour n’existe plus.
Parfois nous nous rendons au cinéma pour y chercher l’obscurité. Nous nous terrons dans le noir pour mieux nous fondre à l’image. Le temps du film permet une suspension; l’écran nous aspire, nous soulève.
Parfois aussi nous nous croyons au cinéma avec les autres; quelqu’un parle et son visage prend une lumière si particulière qu’il éclipse tout. Nous nous immergeons dans ce visage, et le corps que nous avons, devant l’éclat de ce qui nous occupe, semble s’effacer. Nous nous coulons dans ce qui nous aspire, nous nous oublions; il nous semble alors atteindre un point de désencombrement: une paix.
Or cela ne dure pas.
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Il suffit du retour de la lumière, il suffit d’un regard posé sur nous ou d’une question qu’on nous adresse pour nous rappeler à l’ordre, ou plutôt, pour nous rappeler à notre visibilité. Nous pensions avoir la légèreté d’une mouche ou l’amplitude du brouillard, nous imaginions avoir échappé à notre visage, nous croyions être tout à fait ailleurs (aussi bien dans l’espace que dans le temps), mais l’autorité avec laquelle revient l’association de notre personne à notre corps nous dit que nous n’avons rien quitté. La brutalité de ce retour provoque parfois la douleur d’une dislocation: entre les pensées dans lesquelles nous nous trouvions et là où le regard des autres affirme que nous sommes, apparaît un décalage.
Cela nous bouscule.
Nous ne disparaissons jamais vraiment; en fait, quand nous croyons échapper à notre corporéité, nous échappons plutôt au fait d’apparaître: que personne ne nous voie nous permet d’oublier notre peau et la frontière qu’elle trace entre nous et le monde.
Comme le rappelle Maurice Merleau-Ponty dans Le Visible et l’invisible, «celui qui voit ne peut posséder le visible que s’il en est possédé» (175): qui a la possibilité de voir se soumet aussi à la vue, et qui se soumet à la vue mène une existence incarnée. Autrement dit: nous voyons à partir de notre corps, qui nous permet de voir en même temps qu’il nous rend visibles.
S’il nous arrive d’oublier cette réversibilité, il est difficile de l’ignorer quand le regard d’autrui se pose sur nous. Lorsque quelqu’un m’observe, poursuit le philosophe, «brusquement, mon ubiquité de voyant est démentie, je me sens vu, et autrui est cet X là-bas qu’il me faut bien penser pour rendre compte du corps visible que je me sens soudain avoir» (Merleau-Ponty, 1964: 108).
Voir implique d’avoir un corps: voir implique d’être visible.
Le corps que nous avons, nous l’avons malgré nous. Contrairement à ce qui peut cesser –contrairement aux séparations faites d’éloignement progressif ou de ruptures franches qui rendent étranger ce qui nous était autrefois familier– nous ne pouvons nous séparer de notre corps sans nous séparer de notre vie. Nous ne pouvons nous en défaire, parce qu’en premier lieu nous n’avons pas décidé de nous y lier: dans cette affaire il n’y aura pas eu de choix2 Certes, nous pouvons reconnaître notre corps, le soigner, l’aimer, le plaindre, le critiquer, mais sur le fait de sa présence nous n’avons mot à dire. Nous ne décidons pas de nous incarner, pas plus que nous ne décidons dans quel corps nous arrivons: il nous est imposé. Qui prétendra avoir consenti à son corps devra reconnaître que son affirmation engendre une méprise, qu’elle tente de faire passer une acceptation –un accueil– pour une décision..
En nous tirant de nos pensées, le regard d’autrui réitère l’assignation de notre personne à notre corps: nous nous rappelons notre visibilité, mais nous redécouvrons surtout son caractère involontaire. À la différence de la parole, notre apparition se produit malgré nous3 On pourrait bien opposer qu’il arrive que nous parlions sans nous en rendre compte (quand «c’est plus fort que nous»), mais dans la mesure où parler requiert un minimum d’attention (car la parole, pour se déployer, fait appel à la pensée et à l’écoute), parler ne demeure involontaire qu’un moment.
À l’inverse, on pourrait objecter qu’en certaines circonstances, apparaître est purement intentionnel, qu’alors notre attention converge vers le fait d’être visible (nous voulons nous montrer en train de faire quelque chose, ou en compagnie de quelqu’un): si cela arrive, cela ne se produit pas tout le temps.: quand nous dormons, quand nous lisons, quand nous attendons, même si notre attention se pose sur nos gestes, même si nous ne songeons pas au fait d’être visibles, nous apparaissons dès que quelqu’un nous voit, comme conséquence de notre présence. Notre corps nous signale et nous annonce: nous n’y pouvons pas grand-chose.
Or cela souvent nous étonne.
Pourquoi donc?
Il semble bien que cet étonnement ait à voir avec des questions d’identification. En effet, la dissociation du corps et de l’esprit véhiculée par de grandes traditions philosophiques et religieuses occidentales nous amène à nous identifier à notre «esprit». Que nous pensions au monde sensible et au monde intelligible de Platon, au corps et à l’âme chrétiens, à la res extensa et à la res cogitans cartésiennes, à toute époque se voit maintenue l’idée de séparation et de prévalence de l’esprit sur le corps. Sous l’effet de cette charge, il devient difficile de ne pas concevoir –au moins un moment– notre être comme partagé entre l’existence physique et l’existence spirituelle.
Comme le rappelle la sociologue Christine Detrez dans La Construction sociale du corps, le dualisme corps/esprit se fonde sur l’idée d’un enfermement:
Le jeu de mot socratique sur sema (le «tombeau») et soma (le «corps») pose bien la conception d’un corps prisonnier du sépulcre de chair. Le dualisme est indissociable du jugement de valeur, qui amène à mépriser le corps, au nom de la transcendance de l’esprit. (Detrez, 2002: 30)
Dépeint comme ce qui permet d’outrepasser la finitude et la banalité de l’existence matérielle, notre «esprit» semble nous aider à nous déprendre de ce qui s’impose à nous. À diriger notre pensée sur divers objets, à procéder à des décisions avec elle, nous croyons exprimer le fondement de ce que nous sommes. Par un retournement involontaire, nous en arrivons parfois à transformer le «je pense donc je suis» en «je suis ce que je pense»: «je suis mes convictions, mes choix, mes sensibilités».
Qui n’a jamais pensé son corps comme une entrave à la quiétude? Qui n’a pas connu l’embarras de son volume? Qui n’a jamais souffert de la beauté? Qui n’a pas souhaité un jour être un oiseau ou un poisson, une montagne ou un géant? Qui n’a jamais espéré se défaire de ce corps, trop présent pour les idées, trop lourd pour les nuages, trop faible pour les exploits, trop opaque pour l’oubli?
Bien que la philosophie moderne ait problématisé et déconstruit le dualisme corps/esprit, tout porte à croire qu’il ne sera pas si facile à oublier. Detrez souligne avec à-propos le poids de ce patrimoine:
Rien d’étonnant alors à ce que les premières réflexions interrogeant la définition naturelle du corps aient mis si longtemps à émerger tant l’héritage est lourd: la philosophie, la médecine, la sociologie elle-même à ses débuts relèguent le corps à la portion congrue et méprisable de l’individu. […] Le dualisme prévaut qui oppose au corps tantôt l’âme dans toute sa dimension religieuse, tantôt la raison et l’esprit, ou encore la personnalité: que la «vérité» réside dans le ciel des Idées platonicien ou de l’autre côté du miroir, le corps est l’obstacle, le reflet trompeur, une possession plutôt qu’une identité, relevant de l’avoir plutôt que de l’être. (Detrez, 2002: 18)
En nous rappelant à notre corps (car c’est une chose que l’on peut oublier fréquemment et volontiers), la personne qui nous voit nous détourne de ce à quoi, traditionnellement, nous nous identifions le plus profondément: la primauté que nous accordons à ce que nous appelons «âme», «esprit» ou «personnalité» se voit remise en question puisque c’est par notre aspect que notre présence se voit d’abord reconnue. Nous nous éveillons à notre visibilité, mais aussi (et surtout) à sa préséance sur notre parole. Ce qui nous chavire n’est sans doute pas le fait qu’on puisse nous voir, mais bien qu’on puisse nous voir sans que rien de notre pensée (de notre mémoire, de notre affectivité, de notre façon de raisonner) ne soit partagé. Vient la crainte qu’on nous réduise à une présence visuelle, qu’on s’en contente et qu’on ne s’approche plus de nos «profondeurs».
Qui gagne la rue devient une personne qui a un visage et peut-être une voix. Les jours où nous quittons nos maisons, nous croisons des gens inconnus à qui nous ne parlons pas. Nous nous voyons et nous reconnaissons que nous sommes des personnes (pas des animaux ni des choses). Nous restons sur le seuil du visible, le reste de ce qui nous fait demeure à l’écart, comme en réserve.
Si, comme le pose Detrez, «[f]ace à l’esprit pensant, établi comme sujet (le fameux “cogito ergo sum”), le corps est objet» (Detrez, 2002: 33), il faut reconnaître que le regard organise les choses autrement. Bien que la proposition cartésienne occupe une place importante dans le rapport que nous entretenons à notre propre égard4 On doit reconnaître que le principe de division du corps et de l’esprit, de l’émotion et de la raison, reste dans le langage et la pensée (même si cette séparation se fait de façon sourde, non affirmée). À cette fin Alain Finkielkraut cite Hans Jonas sur la portée de l’héritage cartésien: «Hans Jonas, plus près de nous, confirme en ces termes: “Descartes non lu nous détermine que nous le voulions ou non”» (Finkielkraut, 2005: 11). Même s’ils ne se voient pas toujours directement repris, les textes de Descartes en traversent plusieurs autres: avec le cogito s’établit un moment philosophique auquel on revient constamment. On peut voir dans un ouvrage du neurologue Antonio R. Damasio intitulé L’Erreur de Descartes une manifestation de cette emprise. Ce livre, qui s’intéresse à l’importance des émotions dans le raisonnement, bien qu’il ne traite pas de la théorie de Descartes, le porte en son titre: si l’auteur convoque un philosophe dont la pensée ne sera pas reprise, c’est qu’il peut supposer qu’elle est déjà connue de ses lecteurs. Inviter un intervenant qui sera absent du propos signale son importance: si le livre agit comme une réponse, c’est que le postulat à réfuter fait office de norme., il est intéressant d’observer la fréquence à laquelle elle se voit bousculée: elle infiltre la pensée, mais le regard la renverse.
Lorsque nous apercevons des gens à qui nous ne parlons pas (lorsque nous entrons en contact par la vue), la séparation corps/esprit demeure mais l’ordre s’inverse: le corps fait la personne et sa parole reste inconnue5 Nous pouvons affirmer que les corps parlent (nous pouvons voir dans leurs gestes et leur apprêt quelque chose de leurs élans et leur situation). Or une prudence nous commande de reconnaître qu’ils ne parlent pas toujours de la même manière ni des mêmes choses que ne le feraient les gens avec leur voix.. Ce que nous percevons comme notre part d’objet se manifeste d’abord, reléguant ce que nous décrétons comme le fondement de notre être-sujet au second plan. Nous devons alors composer avec cette nouvelle configuration.
La douleur des contours
Quand nous demandons à des gens s’ils ont aperçu la personne que nous cherchons, ou encore, quand nous décrivons une personne à une autre qui ne la connaît pas (ou ne la connaît pas par son nom), nous nous en remettons aux contours. Nous parlons de son âge, de son genre, de sa taille, de ses cheveux, des traits de son visage: nous parlons de la personne absente en parlant de ses particularités physiques, même si ces éléments qui devraient la distinguer des autres ne signifient rien pour nous (même si nous pensons peut-être à son allure pour la première fois, parce qu’habituellement, quand nous pensons à elle, nous pensons plutôt aux conversations qu’elle permet d’ouvrir).
Les corps des autres ne se révèlent pas que visibles, ils sont également reconnaissables: distincts, et distinguables. Annulant toute perspective d’anonymat, ils se présentent à nous dans une forme singulière, aucun sujet ne se manifestant comme une personne en général, chacun s’incarnant dans ses particularités6 On peut opposer à cette idée le fait que quelquefois les corps se rassemblent et se sérialisent, mais ils ne s’uniformisent jamais tout à fait. Si les différences dissimulées parviennent à faire croire que les corps que nous voyons sont impersonnels, et si nous arguons aussi que les corps humains partagent une même anatomie, sur chaque visage et chaque silhouette se profilent des traits qui caractérisent une personne et nous empêchent de la prendre pour une autre, ou de pouvoir le faire sans encourir de reproche. Pas de corps générique: un corps est toujours spécifique, un corps est toujours quelqu’un.. Or, si nous présumons une adhésion entre les gens et leur corps en les reconnaissant et en les nommant, il nous arrive aussi de traverser des moments où cette association se fragilise. Tantôt nous croisons des gens dont le caractère diffère de l’impression que leur aspect nous avait laissée, tantôt nous entretenons des liens avec des personnes dont l’apparence semble disparaître derrière leurs réalisations.
Tantôt aussi nous nous étonnons de l’aspect que nous nous découvrons. Car lorsqu’il s’agit de nous-mêmes, l’association de notre personne à notre aspect semble plus susceptible de perdre de son évidence: nous voyons les autres, et nous voyons aussi les autres nous voir, mais quand apercevons-nous notre propre personne? Notre corps nous parvient par le foyer de sens et de sensations qu’il ouvre, or il se dérobe à notre regard: ce n’est que dans une secondéité que la vue de notre propre aspect nous apparaît.
Comment alors réagir à ce qui nous définit mais nous échappe, à ce qui nous fait et pourtant se soustrait à notre perception directe?
Même si nos yeux se situent sur notre visage, ils ne nous le révèlent guère. Ce ne sera que par le biais d’une médiation que nous nous verrons.
C’est d’ailleurs ce qu’avance Michel Foucault dans un court texte intitulé «Le corps utopique». Grâce au miroir, notre corps, qui autrement nous apparaît morcelé, limité aux seuls éléments qui intègrent le regard que nous pouvons poser sur nous-mêmes, nous est révélé. Si nous apercevons nos bras dès que nous écrivons ou tenons quelque chose, et si nos jambes entrent dans notre champ de vision dès que nous regardons par terre, nous ne pouvons pas voir notre visage autrement que par le reflet ou l’image photographique. Pour percevoir l’intégralité de notre personne il nous faut sortir de la seule expérience de notre corporéité et nous soumettre à une médiation qui, quelque part, nous amène à expérimenter une certaine extériorité vis-à-vis de nous-mêmes. Foucault écrit:
Après tout, les enfants mettent longtemps à savoir qu’ils ont un corps. Pendant des mois, pendant plus d’une année, ils n’ont qu’un corps dispersé, des membres, des cavités, des orifices et tout ceci ne s’organise, tout ceci ne prend littéralement corps que dans l’image du miroir. D’une façon plus étrange encore, les Grecs d’Homère n’avaient pas de mot pour désigner l’unité du corps. Aussi paradoxal que ce soit, devant Troie, sous les murs défendus par Hector et ses compagnons, il n’y avait pas de corps, il y avait des bras levés, il y avait des poitrines courageuses, il y avait des jambes agiles, il y avait des casques étincelants au-dessus des têtes: il n’y avait pas de corps. Le mot grec qui veut dire corps n’apparaît chez Homère que pour désigner le cadavre. C’est ce cadavre, par conséquent, c’est le cadavre et c’est le miroir qui nous enseignent (enfin qui ont enseigné aux Grecs et qui enseignent maintenant aux enfants) que nous avons un corps, que ce corps a une forme, que cette forme a un contour, que dans ce contour il y a une épaisseur, un poids; bref, que le corps occupe un lieu. (Foucault, 2009: 18-19)
N’est-il pas étonnant que nous apprenions l’existence de notre corps par autre chose que lui? Comment se fait-il que notre chair, dont nous sentons le poids à chaque mouvement, nous soit révélée par le moyen d’une médiation? Comment se fait-il que ce corps dont nous avons l’habitude nous apparaisse avec un tel délai et par une telle distance?
Le reflet révèle son corps à l’enfant, puis à l’adulte qui sans cesse l’oublie, mais il le fait en effectuant un déplacement de l’expérience de la corporéité. Le miroir provoque un rebond du visible: face à lui nous découvrons notre chair une deuxième fois, par le dehors. Si en général, nous nous appuyons sur nos sensations, qui nous rappellent à notre incarnation par la douleur, le froid, la faim ou la tension; si en marchant, en nous levant, ou en nous livrant aux divers mouvements qu’exige la vie quotidienne, nous nous manifestons à nous-mêmes par notre poids, notre souffle ou nos maux, lorsque nous nous rencontrons dans le miroir, nous entrons dans un rapport qui ne se pose plus sur le plan de la sensation, mais sur celui du visible. Ce que le reflet nous donne à voir, c’est justement ce qui se voit; non qu’il récuse les sensations, mais il ne parvient simplement pas à les rendre perceptibles7 Bien que le miroir laisse transparaître certaines sensations (pensons à celles qui provoquent des rougissements ou des tremblements), il ne nous dit rien des mouvements internes ni des sensations qui n’altèrent pas la peau..
Mais contrairement à ce que laissait entendre la formule de Foucault, il semble que le miroir ne nous apprenne pas tellement que nous avons un corps, mais plutôt une image. Dans l’unité de notre reflet, nous ne rencontrons pas notre chair, mais les particularités de son aspect. Comme le note Anne Élaine Cliche dans Tu ne te feras pas d’image, la vue de notre propre corps crée souvent l’illusion d’une complétude, d’une image:
[le] miroir est […] le lieu d’une assomption, celle de l’image unifiée qui me fait surgir, moi, semblable à l’autre, comme un seul corps dont la surface continue, rassemblée, me saisit, non sans produire le sentiment d’un triomphe, vient couvrir le morcellement ressenti. Cette image c’est moi, ce leurre par lequel je pourrai dire «je». Ce corps comme Un, c’est de lui seulement que je peux dire qui je suis. Mais qui je suis ne me sera pas révélé par l’image8 Ce passage de Cliche rappelle d’ailleurs le célèbre propos de Jacques Lacan autour du stade du miroir. Face à son reflet, l’enfant n’apprend pas qu’il a un corps, mais bien une image: «Il suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme: à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image» (Lacan, 1966: 90). Ainsi, le nœud de l’affaire se situerait autour du principe d’identification.. (Cliche, 2016: 97)
En nous permettant d’emprunter le canal de la visibilité habituellement réservé aux autres (je me vois moi, semblable à l’autre), le miroir provoque l’impression d’une étrange dislocation, comme si nous nous trouvions à l’extérieur de nous-mêmes. L’image tendue crée l’impression d’une unité, qui se révèle en fait partielle.
Tant que nous ne nous voyons pas, nous pouvons espérer n’avoir pas d’apparence singulière (ou, en d’autres termes, avoir droit à une forme d’indistinction). Mais tôt ou tard la vue de notre reflet nous apprend que, comme tous les autres, nous avons une peau qui nous dessine des traits particuliers.
Nous réalisons aussi que ce qui nous définit, précisément, échappe aux mouvements de notre volonté; que si, par le discours, nous pouvons nous présenter comme nous l’entendons, la façon dont s’expose notre corps ne nous appartient pas. Nous pouvons choisir nos vêtements et notre coupe de cheveux, mais nous ne choisissons ni notre sexe, ni notre visage, ni notre stature, ni notre peau.
Quelquefois, en allant du salon à notre chambre, ou de la cuisine au vestibule, nous nous retrouvons face au miroir dans lequel nous avons l’habitude de nous regarder avant de sortir, comme pour veiller à ce que notre apparence ne puisse pas trop nous saboter. Nous aimerions qu’une beauté nous protège mais nous apercevons plutôt ce qui nous en exclut.
Parfois aussi en marchant dans la ville nous apercevons notre reflet dans les vitrines et nous nous souvenons que nous sommes une femme, ou un homme, et non pas une simple personne. Nous regrettons notre enfance, quand tout ça n’avait pas tellement d’incidence, et nous pensons à Marguerite Duras, qui quelque part dans Les parleuses, dit: «Je m’aperçois que, quand je parle de moi, je parle d’une femme», comme si se désigner ainsi était accidentel, comme si c’était là un détail constamment oublié.
Dans son essai consacré à Leibniz, Gilles Deleuze écrit à propos de l’architecture baroque:
Depuis longtemps il y a des lieux où ce qui est à voir est au-dedans: cellule, sacristie, crypte, église, cabinet de lecture ou d’estampes. […] La monade est l’autonomie de l’intérieur, un intérieur sans extérieur. Mais elle a pour corrélat l’indépendance de la façade, un extérieur sans intérieur. (Deleuze, 1998: 39)
Disjonction et dédoublement, la monade ainsi décrite procède d’une unité à deux faces. Les lieux évoqués, en traçant un intérieur, forment un extérieur: bien que dissociés par leur forme et leur usage, ces espaces se trouvent structurellement liés.
Dans cette perspective, est-il possible d’adjoindre le corps à la liste des monades? En considérant la peau comme une surface, et les os, les muscles, les organes et les nerfs comme un agencement intérieur, il semble bien que oui. Là où voyagent le sang et la lymphe, là où les muscles se contractent et se détendent, se déploient aussi les rêves et les pensées9Aussi, est-il d’autant plus fascinant de découvrir par le biais des recherches neurobiologiques menées entre autres par Antonio R. Damasio ou Gerald Edelman que les pensées laissent elles aussi une trace matérielle.: l’intérieur apparaît comme un lieu privé et recueilli, où les aléas de la forme et des émotions s’éprouvent précisément sans se voir (sauf par le moyen de l’imagerie médicale, ou encore des images mentales). De l’autre côté de la peau, le corps forme en quelque sorte une façade; s’exposant à la lumière et à la vue, il devient public et identificatoire. De ce côté se perçoivent les formes que tracent les gestes dans l’espace, les directions que signalent les regards, les intentions que révèlent les expressions: de ce côté le corps nous met en relation avec le monde et les autres.
Deleuze, en reprenant les mots de Leibniz, écrit: «Les monades “n’ont point de fenêtres par lesquelles quelque chose puisse entrer ou sortir”» (Deleuze, 1988: 38). Cellule, sacristie, crypte, église, cabinet de lecture ou d’estampes, les lieux donnés en exemple sont effectivement dépourvus de ce genre d’ouverture (ou s’ils en ont, plus que de donner accès à la vue extérieure, elles font avant tout entrer de la lumière, dût-elle passer par le filtre du vitrail). En ouvrant sur l’horizon, les fenêtres dévoilent l’espace intérieur: et comme la privauté des endroits ci-décrits tend à être gardée, les ouvertures s’en trouvent réduites, voire supprimées.
Protection du secret et de l’obscurité, protection du secret par l’obscurité, il semble que la volonté de disjonction intérieur/extérieur qui ressort de ces projets architecturaux ne soit pas tant motivée par un désir de séparation que par un besoin de recueillement, comme si c’était pour rester privés que ces endroits se refermaient sur eux-mêmes.
En poursuivant sa lecture, Deleuze aperçoit chez Leibniz un pont vers le corps à partir de cette idée d’obscurité. Il écrit: «Je dois avoir un corps, c’est une nécessité morale, une “exigence”. Et, en premier lieu, je dois avoir un corps parce qu’il y a de l’obscur en moi» (Deleuze, 1988: 113).
Il y a de l’obscur: il y a les serrements de l’anxiété, les claques de la tristesse, les fosses des regrets, il y a la mémoire, les vœux, la confusion, le doute, la peur, il y a toutes ces choses, trop fragiles ou trop embarrassantes pour être exposées. Mais il y a aussi ce qui aimerait appartenir au noir, et qui, par manque d’espace ou de considération, se trouve projeté vers la lumière.
Notre corps nous offre un intérieur pour y cacher notre obscurité en même temps qu’il nous assigne un extérieur qui nous soumet à une expérience toute opposée; la peau qui nous ceint, tout en nous offrant un lieu pour recueillir l’obscur, nous oblige à faire l’épreuve de la lumière.
En nous faisant éprouver mille et une ruptures par les oppositions qu’il rassemble, notre corps nous disloque. Du retrait de nos songes à l’exposition de notre visage, de l’obscurité intérieure à la clarté de l’horizon, de la sinuosité de notre pensée à la netteté de notre silhouette, notre attention, en allant d’un lieu à un autre, ne cesse d’éprouver le choc des contrastes.
Scission, dislocation: on voit déjà émerger chez Deleuze, bien avant son ouvrage sur Leibniz, cette idée du corps comme foyer d’une division. On rencontre dans Milles plateaux, au chapitre «Visagéité», l’idée d’une tension entre le régime de la sensation et celui de la vision. Le visage y est décrit comme le sera la façade du Pli, et la tête, comme la possibilité d’une profondeur. Le visage existe comme surface: «traits, lignes, rides du visage, visage long, carré, triangulaire, le visage est une carte, même s’il s’applique et s’enroule sur un volume, même s’il entoure et borde des cavités qui n’existent plus que comme trous» (Deleuze et Guattari, 1980: 208). Plus que de favoriser les échanges entre intérieur et extérieur (cavités et peau), le visage, en s’affirmant comme surface, tend à faire oublier le volume de la tête, et entraîne son exclusion du corps: «le visage ne se produit que lorsque la tête cesse de faire partie du corps» (Deleuze et Guattari, 1980, 208).
Le procédé de visagéification durcit les cloisons, aplanit le corps et l’immobilise: il scelle la monade. Plus qu’un balancement de l’activité vers la passivité (de la sensation au devenir-objet de la vision), cette transformation repose sur une fermeture des passages qui crée une séparation (comme si la surface et la profondeur vivaient isolément, presque en secret l’une de l’autre). Les cavités (yeux, bouche, oreilles, etc.), en devenant de simples trous, cessent de conduire à l’intérieur: de ce fait le corps se sépare, se scinde, mais se voit aussi avalé par le dehors, la surface qui l’enveloppe se donnant seule au regard d’autrui.
Parfois des gens nous parlent de notre visage, nous disent qu’il est doux, qu’il est dur, qu’il est espiègle, triste ou amer, et parfois même ces mots au sujet de notre visage l’emportent sur notre parole; quoi que nous disions, cela ne parvient pas à contrer l’idée qu’on se sera faite de nous, comme si nos sensibilités étaient en parfaite concordance avec notre physionomie, comme si nos réactions étaient inscrites sur notre figure.
Alors s’installe entre nous et notre visage une rivalité: les traits que nous avons (et que nous aimerions parfois n’avoir pas), nous tentons de les dissoudre, de les faire passer derrière ce que nous avons à dire, en espérant qu’on nous écoute plus qu’on ne nous regarde, et que soit aménagée une place pour ce qui n’est pas encore survenu.
Pour enrayer l’aplanissement par la surface et l’enfermement qu’il provoque, Deleuze et Guattari proposent de quitter le visage: «si l’homme a un destin, ce sera plutôt d’échapper au visage, défaire le visage et les visagéifications, devenir imperceptible, devenir clandestin» (Deleuze et Guattari, 1980: 210). Quitter le visage et non le corps, car le problème ne réside pas dans le fait de mener une existence incarnée, mais dans l’identification qui s’attaque si banalement à la chair. Échapper au visage pour échapper à l’identification qui, se contentant des surfaces, cristallise les individualités et congédie l’écoute.
Dans les creux
Liste de ce que notre corps ne dit pas, liste des choses recouvertes ou pâlies; liste de ce que l’on ignore autant que les gens discrets dont on croit à tort qu’ils n’ont rien à exprimer, comme si ne rien dire et ne rien penser s’équivalaient; liste des raccourcis, des aplatissements (liste des choses que le manque de curiosité rate); liste de ce qui fait partie d’être un secret, liste de ce qui nous tracasse et dont nous ne parlons pas, liste de ce qui agite le silence et fait en sorte que le calme n’est pas le calme:
-certains souvenirs (insignifiants ou durs)
-certaines inquiétudes (celles dont nous avons honte, celles que l’on nous reproche)
-certains regrets
-certaines fiertés (légitimes ou pas)
-certaines questions (celles qui nous semblent stupides ou indiscrètes, celles qui reviennent sans arrêt ou dont les réponses ne parviennent pas à nous satisfaire)
-certaines idées (bonnes ou mauvaises)
-certains souhaits (inavouables, improbables ou mièvres)
Nous ne choisissons pas ce qui de nous est visible, mais nous pouvons choisir ce que nous disons. S’érigeant comme possibilité de dissidence, la parole nous dégage de l’idée selon laquelle nous serions un seul corps, et elle le fait en nous permettant de diverger de notre apparence, et en nous liant à d’autres objets. Parler nous offre la possibilité de déconstruire notre image en la confrontant (en infirmant par exemple par notre ton la douceur qu’on nous supposait, ou en en manifestant une qu’on ne nous soupçonnait pas), mais aussi, en nous en éloignant, en reportant notre attention sur des éléments étrangers, qui traversent et emportent nos phrases.
En commentant un propos de Marguerite Duras où elle affirme que c’est par un mouvement vers le dehors que se voit portée son écriture10 Propos que l’on peut lire ici: «C’est sans doute l’état que j’essaie de rejoindre quand j’écris; un état d’écoute extrêmement intense, voyez, mais de l’extérieur. [Il] y a des choses que je ne reconnais pas dans ce que j’écris. Donc, elles me viennent bien d’ailleurs, je ne suis pas seule à écrire quand j’écris, ça je le sais». (Cliche, 2016: 98), Anne Élaine Cliche décrit la tension à l’œuvre comme une «extériorité au-dedans [qui] est aussi le point d’abolition, de refoulement de l’image de soi par le surgissement de la parole» (99). Portée vers le dehors, mais ancrée dans une sensibilité particulière, cette attention nécessaire à l’écriture permet la rupture avec l’image par la direction qu’elle instaure, qui inverse en quelque sorte le sens de la perception. Car si l’image corporelle implique que le sujet se fasse saisir du dehors, la parole projette en quelque sorte le dedans vers le dehors, dévoilant ce qui ne point pas à la surface.
Lorsque Duras écrit, comme lorsque quiconque parle, des objets et des gens sont touchés ou atteints, et soustraits de ce fait à une régie de l’image qui contraindrait l’écrivaine, tout comme le parleur, à se maintenir à l’intérieur de leurs limites.
Extériorité au-dedans: ces termes rappellent ceux de Maurice Blanchot, qui dans L’Entretien infini, dit de la voix qu’elle «n’est pas alors seulement l’organe de l’intériorité subjective mais est au contraire le retentissement d’un espace ouvert sur le dehors» (Blanchot, 1969: 386). Point de jonction entre la privauté d’une pensée et son exposition, entre l’expérience intérieure et l’extériorité de ce qui la provoque, la voix ne cesse de mettre en tension le lien qui se crée entre notre sensibilité et les objets qu’elle rencontre, opposant de ce fait une résistance à ce qui tend à nous circonscrire (à laisser miroiter l’illusion d’un tracé défini et définitif qui séparerait ce que nous sommes de ce que nous ne sommes pas).
Parler, même lorsque cela ne suffit pas à déconstruire ce que notre visage annonce, permet à tout le moins de s’en distancier en rejoignant les objets qui s’invitent dans notre dire, mais aussi en reconnaissant, comme l’écrit René Lapierre, les voix qui parlent dans la nôtre. Et si l’on retrouve chez cet auteur cette idée de tension vers le dehors que partagent entre autres Duras, Cliche et Blanchot, elle se présente chez lui de façon renversée: si la voix nous fait rejoindre l’autre (nous permettant d’échapper à un repli), inversement, la voix de l’autre nous touchant module la composition même de ce que nous disons. On lit dans Renversements: «Il faut, réalise le poète, que la voix de l’autre traverse sa voix propre et l’appelle au dehors. Entendre des voix est l’origine. En sorte que nous nous parlons à nous-mêmes par les voix d’autrui» (Lapierre, 2011: 98). La parole que nous entendons nous traverse et nous travaille: si donc notre corps, par la vue, semble Un, notre voix nous montre que les frontières qu’il trace ne sont pas si étanches.
Nous n’avons jamais fini de dire, ni d’entendre: à la différence de notre peau, les phrases passées et à venir ne connaissent pas de limites.
Entre la sensation et l’image, notre corps nous apparaît parfois comme ce qui nous sépare des autres (nous distingue), parfois comme ce qui, en nous exposant, nous lie à eux; tantôt il semble faire écran à notre pensée, tantôt il se manifeste plutôt comme ce qui permet son énonciation. Le lien que nous entretenons avec lui ne cesse de varier et par ces variations les rapports de distance, d’unité et de morcèlement que nous éprouvons à notre propre égard se bousculent.
Il y a notre corps, il y a notre voix; il y a ce que faisons et ce que l’on perçoit de nous: il n’y a rien de simple, pourtant nous traversons ces complexités sans tellement nous en rendre compte.
Bibliographie
- 1COCTEAU, Jean. 1930. Le Sang d’un poète. France. 49 min.
- 2Certes, nous pouvons reconnaître notre corps, le soigner, l’aimer, le plaindre, le critiquer, mais sur le fait de sa présence nous n’avons mot à dire. Nous ne décidons pas de nous incarner, pas plus que nous ne décidons dans quel corps nous arrivons: il nous est imposé. Qui prétendra avoir consenti à son corps devra reconnaître que son affirmation engendre une méprise, qu’elle tente de faire passer une acceptation –un accueil– pour une décision.
- 3On pourrait bien opposer qu’il arrive que nous parlions sans nous en rendre compte (quand «c’est plus fort que nous»), mais dans la mesure où parler requiert un minimum d’attention (car la parole, pour se déployer, fait appel à la pensée et à l’écoute), parler ne demeure involontaire qu’un moment.
À l’inverse, on pourrait objecter qu’en certaines circonstances, apparaître est purement intentionnel, qu’alors notre attention converge vers le fait d’être visible (nous voulons nous montrer en train de faire quelque chose, ou en compagnie de quelqu’un): si cela arrive, cela ne se produit pas tout le temps. - 4On doit reconnaître que le principe de division du corps et de l’esprit, de l’émotion et de la raison, reste dans le langage et la pensée (même si cette séparation se fait de façon sourde, non affirmée). À cette fin Alain Finkielkraut cite Hans Jonas sur la portée de l’héritage cartésien: «Hans Jonas, plus près de nous, confirme en ces termes: “Descartes non lu nous détermine que nous le voulions ou non”» (Finkielkraut, 2005: 11). Même s’ils ne se voient pas toujours directement repris, les textes de Descartes en traversent plusieurs autres: avec le cogito s’établit un moment philosophique auquel on revient constamment. On peut voir dans un ouvrage du neurologue Antonio R. Damasio intitulé L’Erreur de Descartes une manifestation de cette emprise. Ce livre, qui s’intéresse à l’importance des émotions dans le raisonnement, bien qu’il ne traite pas de la théorie de Descartes, le porte en son titre: si l’auteur convoque un philosophe dont la pensée ne sera pas reprise, c’est qu’il peut supposer qu’elle est déjà connue de ses lecteurs. Inviter un intervenant qui sera absent du propos signale son importance: si le livre agit comme une réponse, c’est que le postulat à réfuter fait office de norme.
- 5Nous pouvons affirmer que les corps parlent (nous pouvons voir dans leurs gestes et leur apprêt quelque chose de leurs élans et leur situation). Or une prudence nous commande de reconnaître qu’ils ne parlent pas toujours de la même manière ni des mêmes choses que ne le feraient les gens avec leur voix.
- 6On peut opposer à cette idée le fait que quelquefois les corps se rassemblent et se sérialisent, mais ils ne s’uniformisent jamais tout à fait. Si les différences dissimulées parviennent à faire croire que les corps que nous voyons sont impersonnels, et si nous arguons aussi que les corps humains partagent une même anatomie, sur chaque visage et chaque silhouette se profilent des traits qui caractérisent une personne et nous empêchent de la prendre pour une autre, ou de pouvoir le faire sans encourir de reproche. Pas de corps générique: un corps est toujours spécifique, un corps est toujours quelqu’un.
- 7Bien que le miroir laisse transparaître certaines sensations (pensons à celles qui provoquent des rougissements ou des tremblements), il ne nous dit rien des mouvements internes ni des sensations qui n’altèrent pas la peau.
- 8Ce passage de Cliche rappelle d’ailleurs le célèbre propos de Jacques Lacan autour du stade du miroir. Face à son reflet, l’enfant n’apprend pas qu’il a un corps, mais bien une image: «Il suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme: à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image» (Lacan, 1966: 90). Ainsi, le nœud de l’affaire se situerait autour du principe d’identification.
- 9Aussi, est-il d’autant plus fascinant de découvrir par le biais des recherches neurobiologiques menées entre autres par Antonio R. Damasio ou Gerald Edelman que les pensées laissent elles aussi une trace matérielle.
- 10Propos que l’on peut lire ici: «C’est sans doute l’état que j’essaie de rejoindre quand j’écris; un état d’écoute extrêmement intense, voyez, mais de l’extérieur. [Il] y a des choses que je ne reconnais pas dans ce que j’écris. Donc, elles me viennent bien d’ailleurs, je ne suis pas seule à écrire quand j’écris, ça je le sais». (Cliche, 2016: 98)